La réponse apportée par le gouvernement aux émeutes en Nouvelle-Calédonie ressemble à s’y méprendre à celle de l’été 2023, lors des révoltes urbaines. Entre répression et dépolitisation des jeunes, le pouvoir recycle de vieilles méthodes dont la filiation coloniale fait peu de doute.
Plus de dix mois et 16 000 kilomètres séparent les deux événements mais tout, dans la réponse de l’État, invite à la comparaison. Depuis que la Nouvelle-Calédonie est secouée par la colère d’une partie de la jeunesse kanake, le gouvernement redonne à entendre le discours et la ligne qu’il avait adoptés, fin juin 2023, au moment des révoltes urbaines consécutives à la mort de Nahel Marzouk à Nanterre (Hauts-de-Seine).
Comme l’été dernier, l’exécutif tente d’installer dans le débat public le récit d’une flambée de violences irrationnelle, dont la principale caractéristique serait de menacer la tranquillité, sinon l’intégrité du pays. « Rien, absolument rien, ne justifie la violence, a écrit Gérald Darmanin, le ministre de l’intérieur, sur X. L’ordre public sera rétabli. » À l’Assemblée nationale, le 4 juillet 2023, Élisabeth Borne, alors première ministre, lançait : « Les violences, rien ne peut les excuser. Nous sommes engagés pour rétablir l’ordre républicain. »
Des soldats du 8e RPIMa sécurisent l'aéroport de Nouméa, le 17 mai 2024. Photo : Delphine Mayeur (AFP)
Au-delà des formules, le gouvernement s’est distingué, maintenant comme en 2023, par l’utilisation rapide et massive des leviers répressifs à sa disposition. Réunions multiples du centre interministériel de crise (CIC), envoi de forces de l’ordre en renfort, présence accrue sur le terrain, multiplication des interpellations… Dans les banlieues hexagonales comme à Nouméa (Nouvelle-Calédonie), le pouvoir a d’abord souhaité exhiber sa force et son intransigeance, pour dissuader une éventuelle contagion du mouvement.
Dans une circulaire adressée aux parquets, le ministre de la justice, Éric Dupond-Moretti, demande « une réponse pénale ferme, rapide et systématique » ; exactement les mots utilisés le 30 juin 2023, dans une circulaire déjà signée de la main du garde des Sceaux. Le contenu de ces deux circulaires est en tous points semblable : le ministre y réclame « la plus grande fermeté » à l’encontre des « auteurs d’exactions », au nom de « l’impératif de rétablissement de l’ordre républicain ».
Des consignes qui avaient largement été suivies d’effet à l’époque. Comme l’avait raconté Mediapart depuis le tribunal de Nanterre, les parquets avaient requis à l’encontre de la majorité des prévenus, souvent à peine majeurs, des peines d’emprisonnement avec mandat de dépôt. Il s’agissait, expliquait alors le procureur, de « dissuader les autres » et de « briser la dynamique » de la violence. Une sévérité de nouveau à l’œuvre au tribunal de Nouméa, comme l’a relaté La Voix du Caillou, même si elle n’a pas toujours été suivie par les magistrats du siège.
Autant de similitudes que l’histoire commune des banlieues et des outre-mer aide à éclairer. « Le prisme colonial est au cœur de ce parallèle, affirme Ulysse Rabaté, chercheur en sciences politiques à l’université Paris VIII. Quand on regarde la gestion sécuritaire de ces deux types de territoire, on trouve des liens évidents, des structures communes, des régularités. Pour l’État, la violence répressive est le seul moyen d’effacer la dimension politique de ce qui est en train de se passer. C’est une manière d’occuper l’espace. »
La question de la reconnaissance par l’État de la dimension politique des mobilisations de type « émeutes » se pose effectivement à Nouméa comme elle se posait à Nanterre. Ainsi le pouvoir analyse-t-il, selon les mots de l’entourage de Gérald Darmanin, les révoltes calédoniennes actuelles comme celles d’une « jeunesse désœuvrée qui profite du désordre pour s’agiter », de « délinquants qui attaquent et pillent des magasins » et de « jeunes militants radicalisés ».
Le haut fonctionnaire Thierry Lataste, en poste jusqu’en 2019 en Nouvelle-Calédonie et toujours consulté par l’exécutif sur le sujet, a lui aussi décrit dans Le Figaro « des émeutiers jeunes, parfois très jeunes, parfois alcoolisés ou sous l’emprise du cannabis ». Une rhétorique qui a pour effet de réduire leur lutte à un accès irrationnel de violence. « Ceux qui détruisent, pillent et incendient dans les rues sont loin des subtilités de la convocation du Congrès du Parlement », ironise dans le même entretien l’ancien directeur de cabinet de François Hollande à l’Élysée.
Des mots qui ressemblent à ceux de l’été 2023, lorsqu’une partie de la jeunesse des quartiers populaires criait sa rage contre les violences policières, les contrôles au faciès et les inégalités. Dès les premiers soirs d’incidents, l’exécutif avait inondé la presse d’éléments de langage sur la jeunesse des émeutiers, leur caractère marginal, leur addiction aux écrans ou encore leur usage des réseaux sociaux. À rebours de tous les propos recueillis sur le terrain, y compris par Mediapart, Emmanuel Macron avait lâché : « Pendant les émeutes de 2005, il y avait un message. Là, je n’ai pas entendu de message. »
Un parking Renault-Dacia incendié dans le quartier Magenta à Nouméa. Photo: Delphine Mayer (AFP).
Dans Répression. L’État face aux contestations politiques (Textuel, 2019), la chercheuse Vanessa Codaccioni analyse ce type de discours : « Aujourd’hui, la logique répressive dominante est celle de la dépolitisation, qui consiste à ne pas considérer officiellement les militants comme des “politiques”. » Ulysse Rabaté y voit « la négation du politique et du social qui est à l’œuvre » dans ces mobilisations, victimes, selon lui, d’un « processus similaire de disqualification ».
« Ils essayent d’isoler ceux qui prennent position dans la rue de ceux qui prennent position dans le champ politique, comme s’il n’y avait aucun lien entre les deux, déplore le chercheur, par ailleurs ancien élu local (de gauche) et militant associatif. L’État refuse d’entendre le discours politique formulé. Pourtant, quand on tend le micro en Nouvelle-Calédonie, on entend un discours indépendantiste présent, articulé, conscient… En face, il y a le même refus d’entendre et de voir qui était à l’œuvre l’été dernier dans les quartiers populaires. »
Les vécus, pourtant, convergent. Acteur emblématique du monde culturel dans le Grand Nouméa, animateur socio-culturel de formation, Pablo Barri passe l’essentiel de son temps auprès de ces jeunes : « Vous appelez ça la banlieue, en France. Nous, on dit juste les quartiers. Mais ça se ressemble. On a entassé des gens, qui ne sont pas blancs, dans des grandes barres ou des squats. Et on a reproduit les mêmes idioties qu’en métropole, dans les années 1960. Ces jeunes ont plus de barbelés autour d’eux que de lieux de cohésion ou de perspectives d’avenir. Ajoutez à cela que l’État mène une politique jusqu’au-boutiste, où il faut maintenir l’ordre coûte que coûte. Forcément, à un moment, ça pète. »
Le précédent de mai 67
Qu’il s’agisse de la répression ou de la dépolitisation, les convergences décrites ici ne sont pas nées hier. La comparaison a même une forme de permanence historique, d’autant plus depuis que le cycle d’indépendances du siècle dernier a fait des banlieues et des territoires d’outre-mer les deux principaux vestiges du passé colonial français. Dès les années 1960, l’État y reproduit d’ailleurs les techniques de répression et de maintien de l’ordre qui avaient court dans les colonies.
Le parcours du préfet Pierre Bolotte l’incarne plus que n’importe quel autre. En poste en Indochine puis en Algérie pour mater les velléités d’indépendance, il est ensuite nommé préfet de Guadeloupe, où il commande les massacres de mai 1967, puis en Seine-Saint-Denis. Dans le département tout juste créé, dès 1969, il crée les brigades anticriminalité (BAC) et applique les techniques violentes et discriminatoires expérimentées en Algérie dix ans plus tôt, en particulier à l’égard des populations immigrées dont il dénonce la « barbarie primitive ».
Les archives dévoilées et analysées par le chercheur Matthieu Rigouste dans Guadeloupe, mai 67 (Libertalia, 2023) sont particulièrement éloquentes à la lumière de l’actualité. Lorsque les jeunes Guadeloupéens se révoltent contre les patrons et le pouvoir central, le préfet Bolotte demande à Paris l’autorisation de les réprimer durement, « la seule attitude si on ne veut pas déclencher une rude émeute » et ne plus « entendre parler d’indépendance pendant plus de vingt années ». Son action conduira à la mort de 87 à 200 Guadeloupéens.
C’est là une des limites de la comparaison entre banlieues et territoires d’outre-mer. L’histoire des révoltes ultramarines est jalonnée de morts, plus que n’importe où ailleurs. Celle à l’œuvre actuellement en Nouvelle-Calédonie en a déjà fait six, selon le bilan officiel, dont quatre civils. « La semaine qui vient de s’écouler montre qu’on est à des échelles différentes, estime Ulysse Rabaté. Des jeunes se sont fait tuer et les pouvoirs publics en sont presque à justifier les tirs de milices privées. Ça, c’est une spécificité des territoires d’outre-mer. »
Si les mécanismes se rejoignent, le curseur paraît toujours un cran plus haut lorsqu’il s’agit de ces derniers. Ainsi de l’état d’urgence, ce dispositif de maintien de l’ordre hérité de l’histoire coloniale. Il a été mis en œuvre, depuis sa création en 1955, en Algérie pendant la guerre, en Nouvelle-Calédonie pendant les événements de 1984, dans les quartiers populaires pendant les émeutes de 2004 et sur le territoire national après les attentats de novembre 2015.
Ilyes Ramdani
https://www.mediapart.fr/journal/france/190524/noumea-comme-nanterre-le-gouvernement-face-ses-vieux-demons-coloniaux
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