JOURNAL DE BORD DE GAZA 14
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.
Jeudi 5 avril 2024.
Mardi, j’ai passé toute la journée au terminal de Rafah qui relie la bande de Gaza avec l’Égypte. Il est divisé en deux, un côté palestinien et un côté égyptien. Du côté palestinien, il y a la police du Hamas qui fait le contrôle et qui fait régner un peu d’ordre pour faire passer les gens vers l’Égypte. J’étais là avec un ami qui voulait quitter Gaza parce qu’il n’en pouvait plus, parce qu’il avait peur de la machine de guerre israélienne. Il a tout à fait raison, vu ce qui se passe ici et surtout vu le risque d’incursion terrestre à Rafah. Tout le monde sait ce que ça veut dire, une incursion terrestre. Déjà qu’on est pilonné par les bombes ; là ce serait un tremblement de terre qui réduirait à néant toute la ville de Rafah, comme ils l’ont fait au nord avec Gaza ville, et avec les massacres et les boucheries qui ne s’arrêtent pas.
Je vais juste vous expliquer comment ça marche. Ce n’est pas comme en Europe où les frontières sont ouvertes vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept, où on peut passer facilement d’un pays à l’autre, où c’est un simple panneau qui vous indique que vous avez changé de pays.
« AVANT LA GUERRE, C’ÉTAIT 1 200 DOLLARS POUR L’ÉGYPTE »
Ici, c’est beaucoup plus compliqué parce qu’on est dans une prison à ciel ouvert qui a deux terminaux pour en sortir : un au nord qui s’appelle Erez, et relie Gaza à Israël ; et le terminal de Rafah au sud, qui donne accès à l’Égypte. Déjà, avant la guerre, c’était très difficile de quitter Gaza. Il fallait justifier d’un transfert médical, ou avoir un passeport étranger, auquel cas, on pouvait se rendre en Égypte. Si on avait un visa pour un pays européen par exemple, on allait directement à l’aéroport du Caire. Sinon on passait par la « coordination ». C’est un système inventé par les Égyptiens, une sorte d’agence de voyage qui s’appelle Ya Hala (« Bienvenue » en arabe).
Avant la guerre, on payait à peu près 1 200 dollars par personne pour ce qu’on appelait à l’époque un « VIP ». On s’inscrivait directement auprès des représentants à Gaza de cette agence, et deux jours après on montait dans un bus privé qui vous emmenait au terminal égyptien. Ensuite, une voiture vous emmenait directement au Caire.
Maintenant, cela a changé. Pour sortir, il y a plusieurs types de listes. D’abord, celle des détenteurs de passeports étrangers ou des amis de ces pays, ou des gens qui ont travaillé pour eux. Le ministère des affaires étrangères de chaque pays envoie les noms au Cogat (Coordination Of Government activities in the Territories) israélien, qui délivre ou non l’autorisation de sortie du territoire. Par exemple la France a pu faire sortir la majorité des Palestiniens qui avaient aussi la nationalité française, et ceux qui qui travaillaient pour l’Institut français de Gaza1.
Pour obtenir l’accord des autorités israéliennes, il faut des semaines, parfois des mois. Vous avez tous entendu parler d’Ahmed Abou Shamla, un responsable de l’Institut français qui devait partir avec sa famille. Mais les Israéliens n’ont donné l’autorisation que pour Ahmed, sa femme et les plus jeunes de ses quatre enfants, pas pour les deux aînés. Il est donc resté avec eux. Malheureusement, il est mort dans le bombardement de la maison où il s’était réfugié à Rafah. Comme par hasard, deux jours plus tard, les Israéliens ont donné leur accord…
« LES ISRAÉLIENS LAISSENT LES ÉGYPTIENS FAIRE LEUR PETIT BUSINESS »
La deuxième liste pour sortir, c’est celle des Palestiniens qui ont la nationalité égyptienne et qui est envoyé directement à l’Égypte sans passer par le Cogat et des noms sortent presque tous les jours.
La troisième liste, c’est celle des blessés. Il y en a dans les 70 000, et la majorité d’entre eux ont besoin d’un traitement à l’étranger parce qu’il n’y a plus de système de santé à Gaza à cause des bombardements des hôpitaux, surtout à Gaza ville où l’hôpital Al-Shifa n’est plus qu’une carcasse. Beaucoup de blessés qui auraient pu être sauvés meurent.
Le Croissant rouge envoie les noms, mais là aussi, ce sont les Israéliens qui décident, et au compte-goutte : ils ne donnent qu’une trentaine d’autorisations par jour.
La quatrième liste est la plus importante, c’est la liste payante. Là non plus, pas besoin de l’accord du Cogat : les Israéliens laissent les Égyptiens faire leur petit business, de même que le loisir de faire eux-mêmes le tri. Sauf que maintenant, ce n’est plus 1 200, mais 5 000 dollars par personne. Oui, 5 000 dollars pour sortir de l’enfer. Pour les moins de seize ans, on parle de 2 500 dollars. Donc une petite famille – qui se composerait selon les critères de Gaza de deux parents et de trois enfants -, doit payer au moins 20 000 dollars. Il y a beaucoup d’inscrits auprès de l’agence égyptienne. Entre 250 et 300 personnes sortent chaque jour par ce moyen. Autrement dit, il y a à peu près 1 million de dollars qui sort par jour de Gaza.
Comment les gens font-ils pour payer ? Certains ont dépensé toutes leurs économies, vendu leurs bijoux. On en a vu pas mal qui ont fait appel à la générosité publique en ouvrant des cagnottes en ligne sur des sites comme GoFundMe et autres. L’ami que j’ai accompagné a payé le double parce qu’il est « listé ». Il y en a beaucoup comme lui à Gaza ; ils sont théoriquement interdits d’entrer en Égypte… sauf s’ils payent plus. Mon ami en est arrivé à payer 10 000 dollars pour sortir.
« DES FAMILLES VIVENT AU TERMINAL DE RAFAH DEPUIS DES SEMAINES, VOIRE DES MOIS »
Malheureusement, on a passé toute la journée sur place et il n’a pas pu passer, bien qu’il ait déjà payé. Le type de l’agence lui a dit : « On essayera une autre fois, ça marchera peut-être la semaine prochaine ». Est-ce une arnaque ? C’est possible. Mais j’espère qu’il pourra récupérer son argent s’il ne peut pas passer.
Pendant toute la journée, j’ai regardé les gens qui sont venus tenter leur chance. C’était encore le règne des listes. Les employés du Hamas leur disaient :
Nous, on est juste là pour vérifier. On reçoit des listes. Si votre nom est sur la liste, on vous laisse passer. Si votre nom n’est pas sur la liste, on ne peut pas vous laisser passer.
Ceux qui ont le feu vert montent dans un bus. Ils font quelques centaines de mètres jusqu’au grand portail qui marque la sortie du territoire palestinien. Il y a ensuite une dizaine de mètres de no man’s land et un nouveau portail : l’entrée en Égypte. Des militaires égyptiens montent alors dans le bus pour vérifier la liste.
Ils commencent à appeler des noms. Si une personne n’est pas sur la liste, elle descend tout de suite. Il y avait des gens qui essayaient malgré tout de passer en disant « on peut se débrouiller avec les Égyptiens ». Malheureusement ils ne pouvaient pas entrer.
J’ai vu aussi une dizaine de familles avec enfants qui vivent au terminal de Rafah depuis des semaines, d’autres depuis des mois. Il y avait là un monsieur qui voulait partir en Australie. Il a vécu toute sa vie en Arabie Saoudite et il est revenu à Gaza il y a un an. Il m’a dit qu’il avait dépensé près de 200 000 dollars pour acheter des voitures, un appartement, et qu’il voulait finir sa vie à Gaza, parce que c’était le berceau de sa famille. Mardi, il espérait obtenir son visa pour partir. Il pensait que ce serait prêt « dans deux ou trois jours ». Lui et ses filles passent leurs nuits dans leur voiture. Il a acheté des draps et ils se nourrissent avec des boîtes de conserve et du pain. Il dit qu’ils vont partir bientôt.
« CELA FAIT DE LA PEINE DE VOIR QUE CERTAINS HUMAINS VALENT PLUS QUE D’AUTRES »
Je me suis avancé aussi vers le terminal des marchandises. Normalement c’est interdit, mais la surveillance n’est pas stricte. Je me suis trouvé dans la grande cour où les commerçants entreposent les marchandises. Elles viennent du terminal israélien de Kerem Shalom. Il y a là les commerçants et les transporteurs du secteur privé. Certains importateurs mettent ces marchandises dans des camions pour les transporter jusqu’à leurs entrepôts. Ils ont amené des membres de leur famille ou des types qu’ils ont engagés, tous armés de bâtons, parfois de kalachnikovs, pour protéger ces entrepôts. Et puis il y a ceux qui viennent acheter les cargaisons. La vente se fait sur place. Ces commerçants peuvent proposer un prix de 20 à 30 % supérieur pour emporter le marché.
C’est par là aussi que passe l’aide humanitaire, celle du Croissant rouge ou des ONG étrangères. C’est par là que passait l’aide du World Central Kitchen (WCK). Vous savez que six employés occidentaux de cette organisation et un Palestinien de Rafah ont été tués dans une frappe israélienne ciblée. Je suis vraiment triste de voir mourir ces personnes qui ont fait des milliers de kilomètres pour venir aider le peuple palestinien. Malheureusement, ils ont subi le même sort que la population de Gaza. Je connaissais bien cette ONG. Je ne connaissais pas ces six-là, mais j’en connaissais d’autres qui faisaient le même très bon travail. Je suis triste pour eux. Mais je suis aussi triste parce que le monde entier s’est mobilisé pour ces six personnes, mais je n’ai pas vu la même mobilisation pour les plus de 32 000 tués de Gaza.
La majorité de ces morts sont des civils, des enfants, des femmes. Ça fait vraiment de la peine de voir cette injustice, ça fait vraiment de la peine de voir ce double standard, ça fait vraiment de la peine de voir qu’on fait une distinction entre des êtres humains, que certains valent beaucoup plus que d’autres. Un être humain, c’est un être humain. On n’a pas les cheveux blonds ni les yeux bleus, mais on est en train de mourir sous les mêmes bombes qui ont tué ces humanitaires.
« IL N’Y A JAMAIS DE HASARD AVEC L’ARMÉE ISRAÉLIENNE »
Cela dit, peut être que cette mobilisation va changer les choses. Je le crois, je l’espère, je ne sais pas. En 2021, les Israéliens ont inauguré la mode de bombarder les tours d’habitation et de bureau, des immeubles de plus de neuf étages. Ils en ont bombardé cinq ou six. On parle là de 50 à 55 appartements, donc cinquante-cinq familles à qui les Israéliens ont donné cinq minutes pour évacuer. Ils n’ont eu que le temps de prendre de l’argent et des papiers.
La « communauté internationale » n’avait alors pas réagi pendant des semaines. Par contre, quand la tour où se trouvait le bureau de l’agence américaine Associated Press (AP) a été détruite, le monde s’est mobilisé. Biden a appelé lui-même les Israéliens pour leur dire que là, ils exagéraient parce que tout de même, c’était le bureau d’AP… Et les Israéliens ont arrêté de bombarder les tours.
Je crois - ou du moins j’espère - que la mort de ces occidentaux — que je considère comme des martyrs parce qu’ils sont morts pour une bonne cause — pourrait changer un peu la donne. Qu’au moins, il y aurait un peu plus d’aide humanitaire dans la ville de Gaza et la partie nord de la bande.
Peut-être que cela va améliorer un peu la vie des 2,3 millions de personnes qui vivent à Gaza. Les Israéliens prétendent que c’était une erreur, mais on sait qu’il n’y a jamais de hasard avec l’armée israélienne. Tout est intentionnel, tout est volontaire et tout le monde le sait.
J’en parlerai plus en détail un autre jour. Mais le résultat c’est que WCK a cessé de travailler à Gaza et que d’autres ONG ont peur maintenant. Elles ont tiré une conclusion évidente : si les humanitaires du WCK qui avaient de bonnes relations avec les Israéliens et les Américains, et qui avait de grandes facilités pour faire entrer la marchandise à Gaza ont subi ce sort-là, les autres, qui galèrent pour se coordonner avec les forces israéliennes, savent désormais que personne n’est à l’abri.
RAMI ABOU JAMOUS
https://orientxxi.info/dossiers-et-series/on-meurt-sous-les-memes-bombes-qui-ont-tue-les-humanitaires-de-wck,7213
.
Les commentaires récents