Israël se contentera-t-il de nouvelles sanctions occidentales à l’égard de l’Iran en guise de riposte à l’offensive inédite déclenchée le week-end dernier par le régime des mollahs ? Éléments de réponse avec le chercheur canadien Thomas Juneau.
Thomas Juneau est professeur agrégé à l’École supérieure d’affaires publiques et internationales de l’université d’Ottawa, au Canada, où il travaille plus particulièrement sur l’Iran, le Yémen et la théorie des relations internationales.
Pour Mediapart, il revient sur le sens et les conséquences de l’offensive iranienne du week-end dernier et sur les perspectives ouvertes par ce geste sans précédent du régime des mollahs, face auquel Israël a annoncé des représailles que les États-Unis cherchent à contenir pour éviter un embrasement régional.
Mediapart : Avez-vous été surpris par l’offensive iranienne du week-end dernier ?
Thomas Juneau : Oui, dans une certaine mesure en tout cas. Il était évident qu’il y aurait des représailles, mais un principe cardinal du régime iranien est d’éviter une confrontation directe et totale avec Israël. Ils peuvent pousser, provoquer, mais ce régime est rationnel et sait qu’une guerre de grande ampleur pourrait mener à sa perte. C’est ainsi qu’il faut comprendre le fait que l’Iran ait donné le temps à Israël et à ses alliés de se préparer à l’attaque.
Mais il y a malgré cela une véritable surprise liée à l’ampleur de la riposte. Avec le recul, il est tentant de juger que tout s’est finalement bien déroulé parce que l’Iran avait télégraphié son geste à l’avance. Mais c’est une illusion rétrospective.
En dépit de la performance de la défense aérienne israélienne, avec le lancement de plus de trois cents drones et missiles, il aurait été tout à fait envisageable que quelques-uns s’abattent sur Israël en faisant des dizaines de morts civils. Ce qui aurait probablement modifié toute l’équation actuelle.
Cette offensive iranienne, à la fois sans précédent et cependant limitée dans ses effets, est-elle une démonstration de force ou un aveu de faiblesse du régime des mollahs ?
Les deux : l’Iran est faible et fort tout à la fois. Il dispose d’une force de frappe réelle, que ce soit depuis son territoire ou par l’intermédiaire des groupes armés non étatiques dont il est proche, que ce soit au Liban, en Syrie, en Irak ou au Yémen. Cela lui donne une capacité d’action et de dissuasion asymétrique mais importante.
Mais l’Iran est par ailleurs dans une problématique économique très difficile, avec une situation domestique explosive et, au niveau militaire conventionnel, une situation de grande faiblesse vis-à-vis de ses adversaires.
Militairement, l’Iran ne pourrait pas tenir tête ?
En cas de scénario de guerre ouverte et totale, la marine iranienne ne tiendrait guère face à la marine américaine. Et c’est pareil pour la maîtrise du ciel. Les chasseurs iraniens seraient bien incapables de résister longtemps aux avions israéliens et américains. L’intérêt de l’Iran est donc de rester dans un conflit hybride et asymétrique plutôt que de se retrouver dans une guerre conventionnelle ouverte.
L’affrontement entre l’Iran et Israël peut-il en rester là ?
La réponse est difficile, car la situation est volatile. En simplifiant, nous sommes face à trois scénarios possibles. Soit Israël ne répond pas, ce qui est peu probable, parce que cela enverrait un message de faiblesse sans doute impossible après le 7 octobre. Soit Israël se lance dans une réponse à grande échelle, qui mènerait à une escalade régionale alors inévitable.
C’est un scénario qu’il est impossible d’exclure, même si le plus probable demeure une réponse qui se situerait entre ces deux extrêmes, sous forme d’assassinats ciblés et de cyberattaques notamment. Ce n’est pas un scénario harmonieux et ce n’est pas non plus le seul possible.
Quelle lecture faites-vous de la stratégie américaine ? N’y a-t-il pas a minima une contradiction entre le fait d’appeler Israël à la retenue, que ce soit à Gaza ou vis-à-vis de l’Iran, tout en lui fournissant des armes pour mener les guerres et en lui garantissant une protection militaire inébranlable ?
Les États-Unis essayent effectivement de trouver un équilibre entre des priorités qui s’avèrent contradictoires, pour ne pas dire exclusives. Au sommet de la hiérarchie des priorités se trouve la volonté d’éviter une guerre totale et de maintenir une stabilité de la région.
Mais en affirmant aussi, par les paroles et par les actes, leur soutien militaire inébranlable à Israël, les États-Unis prennent le risque qu’Israël considère ce soutien indéfectible comme un feu vert pour une intensification des affrontements.
Certes, l’administration Biden a affirmé que les États-Unis ne se tiendraient pas aux côtés d’Israël en cas de représailles majeures. Mais Israël sait aussi qu’en cas de scénario de guerre totale, les États-Unis seront là.
Il existe une véritable tension entre ce soutien indéfectible à Israël et cette volonté d’éviter une guerre plus intense, qu’il est plus facile de gérer dans des contextes moins incendiaires que celui que nous vivons aujourd’hui.
Avez-vous été étonné de la coalition de pays occidentaux, mais aussi arabes, qui se sont engagés dans la défense d’Israël face à l’Iran le week-end dernier ?
La coopération militaire que l’on a vue alors préexistait à l’attaque iranienne. Mais il faut sans doute opérer une distinction entre le soutien des pays occidentaux et la participation de pays arabes. La France, les États-Unis ou la Grande-Bretagne ont toujours soutenu Israël, surtout face à l’Iran, et il n’est pas étonnant que ces pays soient intervenus, en dépit de l’insatisfaction qui pouvait être exprimée, notamment en Grande-Bretagne, vis-à-vis de la façon dont Israël mène la guerre à Gaza.
L’implication de pays arabes auprès d’Israël s’inscrit dans une dynamique plus large. Jusque-là, on pouvait distinguer trois catégories de pays arabes en fonction de leur attitude envers Israël. Ceux qui, comme la Jordanie et l’Égypte, ont signé un traité de paix avec ce pays. Ceux qui ont signé des accords de normalisation, soit les Émirats arabes unis, le Bahreïn et le Maroc. Et ceux qui, sans avoir signé d’accord formel, étaient de facto en train de normaliser leurs relations avec Israël, en premier lieu l’Arabie saoudite.
Cette tendance à la normalisation a peut-être été gelée par la guerre à Gaza, mais il me semble qu’elle reprendra quand la poussière sera retombée, parce que les États-Unis poussent à cela et parce que l’Iran constitue une menace commune. Pour les dirigeants saoudiens, l’Iran permet aux Houthis d’agir en mer Rouge contre leurs intérêts.
Vous montrez cependant, dans un article récemment traduit en français par le site Orient XXI, que l’Iran et les Houthis, tout en étant alliés, ne poursuivent pas exactement les mêmes buts…
L’Iran et les Houthis sont très proches, mais ces derniers ont une tolérance au risque plus élevée que l’Iran. Ils se permettent ainsi de mener une politique très agressive en mer Rouge. On se retrouve dans une situation où un petit groupe armé non étatique est en mesure d’obstruer l’une des principales artères du commerce mondial. L’Iran regarde cette situation avec une forme de nervosité.
Comment comprendre que l’Iran ait attaqué Israël depuis son propre sol et pas par l’intermédiaire des groupes armés non étatiques alignés sur lui ? Cela peut-il être le signe de divergences entre l’Iran et ses « proxies », comme on les appelle ?
On ne peut aujourd’hui que spéculer là-dessus. Une réponse possible est que le régime iranien voulait ainsi envoyer un message plus fort. Une autre est qu’effectivement, dans un contexte où le Hamas n’est plus en mesure d’agir, où les Houthis se font frapper durement par les États-Unis, il était important de préserver le Hezbollah, qui aurait subi d’importantes représailles par Israël s’il s’était chargé de l’attaquer.
Joseph Confavreux
https://www.mediapart.fr/journal/international/170424/l-iran-est-faible-et-fort-tout-la-fois
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