JOURNAL DE BORD DE GAZA 22
Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter son appartement de la ville de Gaza avec sa femme et son fils Walid, deux ans et demi. Il partage maintenant un appartement de deux chambres avec une autre famille. Il raconte son quotidien et celui des Gazaouis de Rafah, coincés dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Cet espace lui est dédié.
Lundi 22 avril 2024.
Ce lundi, je suis allé au rond-point Nejma, qui veut dire l’étoile en arabe. C’est là qu’on trouve les marchands grossistes. Enfin, quand je dis grossistes, c’est à l’échelle de la ville de Rafah et en temps de guerre. On y trouve par exemple quelques dizaines de cartons de biscuits, ou un carton de mouchoirs en papier qui seront vendus au détail, pour se faire 20 ou 30 shekels (entre 5 et 7 euros) par jour, juste de quoi survivre.
On appelle cela « le business du quotidien », car ces personnes revendent le jour même la marchandise qu’ils ont achetée à un importateur au terminal de Rafah, à la frontière égyptienne. Avant la guerre, à l’époque où Rafah était prospère, le business des grossistes au rond-point Nejma était bien plus important. On venait de toute la bande de Gaza pour y acheter les marchandises qui passaient par les tunnels communiquant avec l’Égypte. Il y avait de tout : des fruits, des légumes, des réfrigérateurs, des téléviseurs… Les Égyptiens fermaient les yeux pour que Gaza, soumise au blocus israélien, puisse respirer. Aujourd’hui les tunnels n’existent plus et les quelques biens qui passent viennent de la frontière terrestre.
« ÇA, C’ÉTAIT LA BELLE ÉPOQUE »
Il y avait du nouveau au rond-point : des fruits — pommes, pastèques, melons — en petites quantités et moins chers que depuis le 7 octobre, mais sans revenir aux prix d’avant. On est passé de vingt fois, à dix fois et parfois cinq fois le prix normal.
rer Chaher Al-Helou, un jeune homme de trente ans, ancien voisin de Gaza-ville. C’était le meilleur producteur de volailles du quartier. Il avait un élevage et une boutique de vente. Chaher était connu pour ses prix raisonnables et pour la qualité de ses produits. Par réflexe, je lui ai posé la question que je posais toujours en entrant dans sa boutique : « C’est combien le kilo aujourd’hui ? » Il m’a regardé derrière ses lunettes, l’air désolé : « Abou Walid1, on ne vend plus de poulets. Ça, c’était la belle époque. Maintenant si tu veux, je vends des biscuits. »
Puis il a ajouté :
On a tout perdu : il n’y a plus de fermes, plus de volailles dans toute la bande de Gaza. Depuis qu’on a quitté Gaza-ville, on ne sait pas si notre maison est toujours là ; la zone a été détruite.
Il avait une maison à Chajaya, mais il est sûr en revanche que la maison de ses parents a été détruite. Déplacé à Rafah, ce jeune homme achète et revend ces cartons de biscuits qui arrivent au terminal via des transporteurs privés, « pour ne pas rester les bras croisés ». Le trentenaire arrive à récolter 25 shekels par jour, juste de quoi donner à manger à sa famille. Il est infiniment triste : « On était éleveurs de volailles de père en fils, je travaillais avec mes frères. Et me voilà avec quelques cartons de biscuits au rond-point Nejma. » Il a pu quitter Gaza-ville avec quelques économies et financer ce petit commerce.
J’ai voulu lui remonter le moral en lui disant qu’il pourrait revenir chez lui après la guerre. Mais il lui faut six mois pour relancer la production, plus quarante jours pour recommencer le cycle œuf-poulet. Chaher m’a dit aussi : « On a toujours recommencé : après la guerre de 2009, après celle de 2014… Mais là, c’est le pire du pire. Je crois qu’on ne va pas recommencer. » Lui et sa famille ne savent pas du tout ce qu’ils vont faire.
DES FRAISES EXCEPTIONNELLES
C’est toute l’industrie de l’alimentaire à Gaza qui est par terre. La situation avant le 7 octobre était complexe. Malgré le blocus, une zone industrielle d’environ 55 000 mètres carrés fonctionnait à côté du terminal de Karni, à l’est de la ville de Gaza, grâce à la compagnie Piedico. Les garanties des Israéliens permettaient à des donateurs européens d’investir. Il y avait une petite industrie de plastique, de meubles, de textiles et de produits laitiers, avec un grand homme d’affaires palestinien, Khaled Al-Wadiya.
Il y avait aussi de la production de boissons gazeuses, de jus de fruits, etc. C’était à l’est de la ville de Gaza, à côté de la frontière. Cette zone avait été fermée en 2007 après la prise du pouvoir par le Hamas, puis l’activité y a repris en 2018. Elle exportait en Israël, en Cisjordanie et même en Jordanie et à d’autres pays. Il y avait aussi des exportations de produits agricoles, comme les fraises – la fraise de Gaza était célèbre2.
Maintenant il n’y a plus d’exportation, il n’y a plus rien. Chaher dit que la majorité des industriels sont partis pour investir ailleurs. Beaucoup de Gazaouis ont perdu leur emploi. Khaled Al-Wadiya a perdu dix millions de shekels quand l’électricité a été coupée. Il est parti en Jordanie, et il ne veut plus revenir à Gaza.
Car tout le monde a bien compris la leçon : les Israéliens ne veulent plus d’industrie dans la bande de Gaza. Ils ont détruit tout ce qui ressemblait à un atelier ou à une usine. C’est toute l’histoire industrielle de Gaza qui se termine. Cela peut paraître surprenant, mais il y avait une tradition de production dans la bande de Gaza, qui remonte loin. Prenons l’industrie du textile par exemple : pendant des années, des dizaines d’ateliers cousaient pour l’industrie israélienne du vêtement. De Gaza sortaient des pièces griffées Levi’s ou Nike. Les Israéliens fournissaient les tissus, les Gazaouis maniaient la machine à coudre. Cette collaboration s’était arrêtée, puis avait repris dans la zone industrielle de Karni.
L’armée israélienne a détruit le système santé et le système d’éducation. Elle a aussi anéanti le troisième pilier de tout État : l’économie et le système de production. Je ne parle pas des gens qui profitent de la guerre pour se faire beaucoup d’argent. Depuis le retour de l’Autorité palestinienne (AP) et même avant, pendant l’occupation, il y avait des industriels qui faisaient quelque chose pour leur pays, qui créaient des emplois. Tout cela est parti en fumée. Cette fois, il n’y aura plus personne pour investir à Gaza.
Je me rappelle très bien qu’au retour de Yasser Arafat et l’installation de l’AP à Gaza en 1994, l’économie avait fait un bond. Des hommes d’affaires étrangers étaient venus ici pour faire du business. Maintenant tout le monde fuit, à commencer par les Palestiniens. Des centaines de petits entrepreneurs sont devenus des marchands ambulants, comme Chaher Al-Helou, l’éleveur de poulets qui essaie de gagner entre 20 et 100 shekels (entre 5 et 25 euros) par jour au rond-point Nejma.
Et on ose dire que les Israéliens ne veulent pas pousser les Gazaouis à émigrer…
RAMI ABOU JAMOUS
https://orientxxi.info/magazine/c-est-toute-l-histoire-industrielle-de-gaza-qui-se-termine,7275
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