Plusieurs milliers de Palestiniens subissent encore les conséquences des affrontements entre groupes armés qu’a connus le camp de réfugiés palestiniens de Aïn El-Héloué, entre juillet et septembre 2023. Déplacés, ces héritiers des exilés de la Nakba sont dans une situation encore plus précaire aujourd’hui, dans un pays coincé entre la crise économique et les bombardements israéliens.
En buvant son café au bord d’une autoroute près de Saïda, un responsable du Fatah, la faction dominante de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) au pouvoir en Cisjordanie et encore présente au Liban, me parle de « guerre » pour décrire les derniers affrontements qui ont eu lieu dans le camp de Aïn El-Héloué. Pour lui qui a vécu l’occupation israélienne et la prison - ce qu’il appelle la « vraie guerre » - le terme est lourd de sens.
Accolé à la ville de Saïda au sud Liban, le camp de Aïn El-Héloué est surnommé « la capitale des Palestiniens en exil ». C’est le plus grand camp de réfugiés au Liban avec une population estimée à plus de 80 000 habitants. Mais contrairement à d’autres, de nombreux Libanais et étrangers (dont certains recherchés par la justice libanaise) vivent dans ses quartiers. Des groupes islamistes, dont certains auraient été actifs en Syrie, y ont également élu domicile. D’espaces symboles de l’exil palestinien depuis 1948, certaines zones sont devenues des lieux de repli pour des groupes insurgés, sans lien ni avec la population palestinienne, ni avec ses revendications politiques, entraînant les camps dans des cycles de violences répétées.
GENS DE LA VILLE, ET GENS DU CAMP
Les nombreux affrontements qui ont eu lieu à Aïn El-Héloué entre les différentes factions palestiniennes et des groupes islamistes issus de différents pays arabes ont conduit l’armée libanaise, en 2016, à construire un mur autour du camp. Le but de cette clôture était de contrôler les entrées et les sorties des personnes et des matériaux de construction.
Mais le 30 juillet 2023, un commando de combattants islamistes assassine un membre du Fatah. La réplique du Fatah ne se fait pas attendre, et le camp sombre rapidement dans des affrontements entre la branche armée palestinienne et les combattants islamistes des groupes Chabab Al-Mouslim et Jound Al-Cham. La violence des combats dépasse ce que le camp a connu auparavant. Jusqu’au 3 août, date à laquelle un fragile cessez-le-feu est conclu. Toutefois, chaque faction campe sur ses positions1 et refuse le compromis. Les affrontements reprennent donc de plus belle du 8 au 15 septembre, avec l’utilisation d’armes lourdes telles que des lance-roquettes, jusqu’à un deuxième cessez-le-feu toujours en vigueur.
La ville de Saïda a également subi les conséquences des affrontements entre factions à l’intérieur du camp. La route qui sépare Saïda de Ayn Al-Hilweh, construite aux abords de l’autoroute reliant Beyrouth à Tyr à proximité du marché de gros de fruits et légumes, a en effet été fermée, ce qui a entravé la circulation entre la capitale et le sud du Liban. Par crainte des balles perdues, les commerces situés en lisière du camp ont fermé pendant les affrontements. Et comme les habitants évitaient de se déplacer dans certains quartiers jugés dangereux, la municipalité a aussi décidé de fermer temporairement certaines écoles. Autant de raisons ayant contribué à tendre les relations entre les Palestiniens du camp et les Libanais de la ville, qui voient dans les habitants de Ayn Al-Hilweh la cause de leurs soucis.
DES VIES EN SUSPENS
Au moment le plus intense du conflit, environ 50 % de la population, c’est-à-dire 2 700 familles, a dû quitter le camp. La destruction qui a eu lieu est sans précédent dans l’histoire récente du camp. Une famille dont la maison a été entièrement détruite a été logée chez la sœur d’un ami qui réside en Europe. Mais les difficultés s’accumulent, et l’avenir est de plus en plus flou. Ayant perdu son travail, le mari n’a pas les moyens de payer un loyer, ni à l’intérieur du camp, ni en dehors. La perte de leur maison, qu’ils évoquent les larmes aux yeux, a mis leur vie en suspens.
Le mur qui se dresse autour du camp, ainsi que les contrôles de l’armée libanaise rend presque impossible l’entrée de matériaux de construction, comme c’est d’ailleurs le cas dans les autres camps palestiniens du pays depuis le début des années 1990. Pour avoir tenté de cacher un sac de sable, un de leurs amis a écopé de trois mois de prison. Fin décembre, la propriétaire de la maison leur a envoyé un message, disant qu’elle pensait revenir pour l’été, et qu’elle espérait qu’ils auraient trouvé une solution de relogement avant. La femme déclare avec un sourire que l’unique lueur d’espoir restant dans tout ce drame est le chat des voisins qui vient souvent leur rendre visite. Son regard s’attarde sur la porte d’entrée, et dans un murmure, elle remercie Dieu pour ce qu’elle a encore malgré tout. Le silence du quartier résidentiel où la famille loge pour l’instant est devenu assourdissant, et les renvoie par contraste aux bruits de la vie dans le camp qu’ils ne peuvent plus entendre. Rester en dehors de Aïn El-Héloué n’est pas une option pour eux, mais y retourner est impossible. Dans l’attente d’une solution, leurs vies sont en suspens.
Zahiya est une jeune mère de deux enfants qui a dû partir elle aussi, avant de retourner au camp après le cessez-le-feu de la mi-septembre. Elle travaille dans un café tenu par des femmes du camp dans la ville voisine de Saïda. Leur spécialité, et leur fierté, c’est un plat originaire de Jérusalem : kaak Al-Qods (biscuit de Jérusalem). Une recette traditionnelle qu’elles conservent jalousement. Zahiya craint constamment que les tensions entre le Fatah et ses rivaux islamistes transforment à nouveau le camp en un champ de bataille. Des coups de feu sont régulièrement entendus, venant des différents quartiers du camp, laissant planer le spectre d’une nouvelle escalade qui la terrifie. Faute d’occupation, ses deux fils, âgés de 14 et 15 ans, vagabondent dans les ruelles de Aïn El-Héloué. Elle craint pour leur sécurité.
Après beaucoup d’hésitation, elle avoue craindre que l’un de ses deux adolescents ne finisse par rejoindre un groupe armé. Son plus jeune a déjà été approché par une des factions, qui lui a fait miroiter une somme d’argent. Chez son fils aîné, le déplacement est associé à une perte totale de repères. Sur les réseaux sociaux, le principal sujet de discussion du jeune garçon avec ses amis est de savoir qui pourra se réinstaller dans le camp, et à quel moment. Une partie des habitants de son quartier demeurent en dehors de Aïn El-Héloué, et le vide qu’il ressent lui pèse et l’inquiète.
LE SPECTRE DE NAHR AL-BARED
D’après différentes sources, la plupart des déplacés ont pu retourner à Aïn El-Héloué malgré les destructions. Pourtant ce retour chez soi ne signifie pas un retour à la normalité. Longtemps considérées comme l’un des principaux succès de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA), les écoles ont subi des dégâts matériels très importants, et ont par conséquent fait l’objet d’une réorganisation. Pour pouvoir scolariser tous les élèves, la journée a été découpée en deux sessions, certains ont cours le matin et d’autres l’après-midi. Ce changement d’organisation a déstabilisé les enfants, qui n’osent plus espérer un retour à la normale.
La reconstruction toujours inachevée du camp de Nahr Al-Bared2 fait redouter à l’agence onusienne un scénario similaire. Pour l’éviter, il a été décidé de ne pas s’occuper de la reconstruction des maisons, mais de se concentrer sur une aide matérielle et financière des individus les plus touchés. Des aides financières à destination des familles dont la maison a été détruite ou endommagée a été mise en place avec les ONG partenaires.
Pour la famille de Saïda, les 1 200 dollars (environ 1 100 euros) donnés par l’UNRWA ont servi à acheter des vêtements et de la nourriture. Ayant dû quitter le camp dans la précipitation, ils n’ont rien pu prendre avec eux. Les autorités libanaises interdisant l’entrée de matériaux de construction, ils n’auraient de toute façon pas pu utiliser cette somme pour reconstruire leur maison dans le camp.
D’UN DÉPLACEMENT À UN AUTRE
Malgré la mobilisation des ONG et de l’UNRWA, les financements qu’ils ont reçus n’ont pas permis de soutenir les gens à la hauteur de leurs besoins. Les réseaux de solidarité traditionnels, qu’ils soient familiaux ou amicaux, ont été mis à mal par la crise économique touchant le Liban depuis 2019, et les factions n’ont plus les moyens qu’elles avaient pour soutenir les populations.
Toutefois, les membres du comité populaire de Saïda tenu par le Fatah, en charge de la gestion quotidienne du camp, affirment avoir distribué argent et nourriture aux civils blessés et déplacés. La plus grande difficulté qu’ils disent avoir eu à surmonter pour soutenir la population est son éparpillement. Les 2 700 familles déplacées sont en effet réparties entre les abris de l’UNRWA et les maisons de leurs proches, dans différents quartiers de Saïda. Un jeune homme raconte comment il s’est d’abord réfugié dans une mosquée, puis dans l’un des camps de la ville de Tyr, plus au sud. D’autres sont allés chez leurs frères, leurs sœurs ou chez des parents dans les quartiers autour de Aïn El-Héloué, ou encore dans le camp voisin de Miyé Miyé, voire même à Beyrouth, dans le camp de Chatila.
Faute de coordination entre les différents acteurs impliqués dans l’aide aux Palestiniens, les déplacés tentent, chacun de leur côté, de trouver des solutions temporaires. Les différents réseaux d’aide et de soutien s’entremêlent et se superposent, créant un labyrinthe où chacun cherche son chemin, avant que la prochaine crise ne vienne à nouveau remettre en cause cet équilibre précaire. Dans ce dédale, les services apportés par l’UNRWA sont essentiels aux réfugiés palestiniens, tant pour l’éducation que pour l’accès à la santé. De nombreuses familles dépendent également de l’aide financière distribuée par l’agence. Les données de l’UNRWA montrent que, sans cette aide, le taux de pauvreté des Palestiniens au Liban, actuellement autour de 80 %, serait bien au-dessus de 90 %. La récente polémique sur la potentielle implication de quelques salariés de l’UNRWA dans l’attaque 7 octobre 2023 et le retrait du financement de nombreux pays occidentaux, remet en cause sa capacité à maintenir ses activités, y compris au Liban, au risque de voir les réfugiés les plus vulnérables tomber dans l’extrême pauvreté.
La situation ne semble pas près de s’améliorer pour les habitants du camp. La conjoncture internationale tend à diminuer les flux d’aide humanitaire en direction du Liban. On assiste aussi depuis les Accords d’Oslo à une redirection de l’attention des factions palestiniennes sur les territoires palestiniens occupés, parallèlement à un affaiblissement de leurs ressources économiques. La crise sociale et économique frappant le Liban réduit davantage la marge de manœuvre économique des réfugiés palestiniens.
Marginalisés dans leur société d’accueil, alors que l’État libanais ne peut plus répondre aux besoins de sa propre population et fait face à la présence de plus d’un million de réfugiés syriens, les Palestiniens ne peuvent compter que sur eux-mêmes pour tenter de reconstruire un semblant de normalité.
Les bombardements israéliens sur le sud du Liban, même s’ils ont pu toucher les abords de Saïda, n’ont pour l’instant pas visé les camps palestiniens, ni la ville en elle-même. Mais l’inquiétude est grandissante, pour les Palestiniens comme pour les Libanais, de voir le conflit se généraliser. Suspendue au sort du Liban et sans solution politique aux affrontements entre les différentes factions, la sortie de crise des Palestiniens de Aïn El-Héloué semble plus que jamais compromise.
ITZHAK DORAI
https://orientxxi.info/magazine/liban-a-ain-el-heloue-les-traumatismes-renouveles-de-l-exil-palestinien,7142
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