Un hommage national est rendu mercredi à l’ancien garde des Sceaux, disparu le 9 février à l’âge de 95 ans. Mais l’apparente unanimité ne saurait faire oublier la violence des attaques que lui ont valu, de la part de l’extrême droite, ses combats pour l’égalité des droits et contre la haine de l’humanité.
13 février 2024 à 19h13
La mort est souvent consensuelle, parfois jusqu’à l’oubli. Elle l’est d’autant plus quand la vie du disparu en impose à ses contempteurs par sa cohérence et sa rectitude. Ainsi de Robert Badinter, qui a même eu droit aux hommages convenus – « une figure marquante du paysage intellectuel et juridique » qui « a défendu toute sa vie ses idéaux, avec constance et éloquence » – des deux principales figures de l’extrême droite française, Marine Le Pen, qui se voit déjà présidente en 2027, et Jordan Bardella, président de son parti, le Rassemblement national.
Signe supplémentaire de son ascension en respectabilité, la famille politique dont Robert Badinter a, toute sa vie, farouchement combattu les idées n’a donc pas hésité à saluer sa mémoire. Mais, plutôt qu’à ces hommages – de bienséance hypocrite et de tactique politicienne –, c’est à l’intensité et à la constance des attaques venues de l’extrême droite que l’on mesure la justesse des combats qui ont animé la vie de Robert Badinter.
En octobre 1983, jeune journaliste au Monde – j’avais 31 ans –, je me suis retrouvé, avec une consœur, rare témoin extérieur d’une « Journée d’amitié française » dont la haine était le refrain, haine des juifs au premier chef, haine de Robert Badinter au premier rang, lequel était alors ministre de la justice depuis l’élection de François Mitterrand à la présidence, deux années plus tôt (le récit est ici, sur mon blog).
Toutes les composantes militantes de l’extrême droite y étaient représentées, communiant autour d’un credo maurrassien sur les « quatre superpuissances [qui] colonisent la France », soit « le marxiste, le maçonnique, le juif, le protestant ». L’antisémitisme s’y exprimait sans frein ni réserve, selon ses ressorts les plus éculés : « Les juifs sont aux deux pôles de la société contemporaine : fondateurs du capital financier et détracteurs les plus véhéments. »
Dans l’assistance, on pouvait croiser Jean-Marie Le Pen qui, l’année suivante, aux européennes de 1984, allait commencer l’ascension électorale et la banalisation idéologique de sa famille politique, dans une revanche sur sa double défaite, de 1944 – la Libération – et de 1962 – l’indépendance de l’Algérie.
Peu de mois avant cette journée parisienne, non pas d’amitié mais de haine, quelques milliers de policiers avaient manifesté sans rencontrer d’obstacles, le 3 juin 1983, jusque sous les fenêtres du ministère de la justice, pour réclamer la démission du garde des Sceaux, qualifié de « ministre de la délinquance ». « Badinter au poteau ! », avait-on entendu dans ce défilé factieux mené par les syndicats policiers de droite et d’extrême droite à l’issue des obsèques, dans la cour de la préfecture de police, de deux de leurs collègues tués avenue Trudaine, assassinat commis par le groupe terroriste Action directe. Là encore, Jean-Marie Le Pen était présent, circulant comme chez lui dans les rangs de ce rassemblement séditieux.
Robert Badinter était alors l’incarnation de tout ce que combat, aujourd’hui encore, l’extrême droite, c’est-à-dire une exigence radicalement démocratique de la République et une défense intransigeante de l’égalité des droits. Au-delà du symbole historique de l’abolition de la peine de mort, dont il porta avec panache la promesse en 1981, il représentait cette conception politiquement libérale d’un État de droit qui protège les citoyens et citoyennes des abus de pouvoir de l’État, de ses administrations, de sa police, de sa justice, à rebours de la vision rabougrie qui a aujourd’hui cours, celle du droit presque absolu d’un État autoritaire et répressif.
Abolissant les juridictions d’exception, mettant fin à la criminalisation de l’homosexualité, veillant à la condition de la population pénitentiaire, critiquant l’impasse du tout-carcéral, refusant la politisation des faits divers, défendant la réinsertion des délinquants, se dressant contre discriminations et racismes, appelant à une déontologie policière, etc. : toute la philosophie juridique et politique de ses actes le ferait passer, dans nos polémiques contemporaines marquées par une hégémonie idéologique réactionnaire, pour un dangereux laxiste, doublé d’un promoteur néfaste des minorités.
De fait, la haine de l’homme se révélant toujours une poupée gigogne, les refrains antisémites de cette réunion publique d’octobre 1983 dont Robert Badinter fut la cible privilégiée introduisaient d’autres haines qui, depuis, ont proliféré jusqu’à avoir désormais micro ouvert. L’un des orateurs, auteur d’un pamphlet intitulé Ce canaille de Dreyfus, y déclara que « nous sommes sous l’œil des barbares », car les immigrés « se reproduisent comme des lapins » au point que l’avènement d’un « président musulman » guette la France.
Sidéré par ce que j’avais entendu ce jour-là, qui ne me semblait pas anecdotique mais hélas prophétique sur l’empuantissement à venir de notre vie publique, j’ai voulu rencontrer Robert Badinter afin de lui confier mon inquiétude. Je me suis trouvé devant un homme qui avait choisi de faire face à ces ignominies avec autant de hauteur que de raideur. Aussi silencieusement que fermement.
Plutôt que de leur faire le cadeau de s’abaisser à entrer dans l’arène, à riposter et à polémiquer, il préférait poursuivre sa route de serviteur du droit, indissociable d’une esthétique de droiture qui campait le personnage. Fussent-ils louangeurs, les portraits qui lui ont été consacrés depuis sa mort soulignent son caractère hautain, sa carrière individualiste, sa condition de grand bourgeois, son réformisme peu porté au chamboule-tout révolutionnaire et, bien sûr, sa passion de la justice depuis qu’il avait choisi la profession d’avocat.
Juif et républicain, républicain et juif
Mais il y a une autre dimension. Pour mieux saisir quel homme fut Robert Badinter et quel héritage il lègue, il est bon de se replonger dans un maître ouvrage de Pierre Birnbaum, Les Fous de la République (Fayard, 1992). C’est une histoire d’émancipation au cœur de la République, grâce à elle et, parfois, malgré elle : l’histoire de ceux que l’historien nomme ces « Juifs d’État » qui, sous la IIIe République, ont pu assumer une existence publique de hauts fonctionnaires, dans tous les corps de l’État, tout en restant fidèles en privé à leurs traditions juives. Sans les renier ni les cacher. Juifs et républicains, républicains et juifs, les deux à la fois, et pas l’un sans l’autre.
De même que de nombreux autres de ces serviteurs de la République, alors dans sa jeunesse, étaient protestants, confirmant combien ce sont les minorités qui, sans cesse, en réinventent la promesse, à rebours des conformismes majoritaires. Et c’est bien pourquoi, à l’instar des théorisations maurrassiennes évoquées précédemment, les conservatismes les diaboliseront toujours.
En ce sens, les derniers mots de l’hommage rendu sur le réseau social X par Emmanuel Macron sont un contresens total : Robert Badinter était « l’esprit français », conclut le président, comme si la République relevait d’une identité racinée, originelle et immobile, alors même que sa promesse émancipatrice a toujours avancé grâce aux vents du large et, notamment, d’hommes et de femmes issu·es ou venu·es d’ailleurs.
Jusqu’à la trahison de Vichy, son antisémitisme d’État et sa participation au génocide, ces « fous » firent donc le pari absolu de la République, « heureux comme Dieu en France », selon le proverbe qui magnifiait ce pays, celui de l’affaire Dreyfus, capable de se battre pour le sort d’un juif, qui plus est d’un seul, victime de l’antisémitisme moderne.
Né en 1928 à Paris de parents ayant fui les pogroms de Bessarabie, l’actuelle Moldavie, Robert Badinter est de la génération qui a survécu à la Shoah – son père et d’autres membres de sa famille y ont disparu –, désormais lucide sur la fragilité de la promesse républicaine mais d’autant plus convaincu qu’il faut la faire vivre, avec ce même zèle que ses prédécesseurs. Un zèle entier, sans concession jusqu’à la rigidité, que l’on retrouvera, plus tardivement, dans ses réticences intellectuelles à la faire évoluer sous la pression de nouvelles revendications – régionalistes, féministes, antiracistes, internationalistes…
Pour autant, le résumer à des positions tardives plus conservatrices – notamment sur le sort de la Palestine au regard du droit international – ne serait pas rendre justice à sa vie. En 2011, avant que notre débat public ne bascule durablement dans une crispation obsessionnelle sur l’islam, on avait pu entendre Robert Badinter s’émouvoir, sur les ondes de France Inter, dans l’une de ces colères froides dont il avait le secret, du sort fait aux musulmans de France, prenant leur défense au nom d’une République authentique, celle de l’égalité pour toutes et tous, sans distinction d’origine, de croyance ou d’apparence. Une position qui rappelait son engagement, trop méconnu, dans la cause anticoloniale, notamment auprès du Comité Maurice Audin pendant la guerre d’Algérie (il en rend compte dans cette vidéo).
La vérité authentique de Robert Badinter est dans ces années 1980 où il donna toute sa mesure et qui furent celles de son entrée dans la carrière d’homme d’État – jusqu’à la présidence du Conseil constitutionnel (1986-1995), puis au Sénat (1995-2011). Les revisiter, c’est aussi prendre la mesure de ce qui nous manque aujourd’hui avec la disparition de cette figure qui ne fut sans doute pas au-dessus de la critique mais qui fut assurément d’une haute tenue, notamment par comparaison avec ce que sont devenues aujourd’hui notre vie publique et sa représentation médiatique dans leurs expressions dominantes.
À la fin de sa vie, Robert Badinter, profondément hugolien dans son universalisme républicain, se prit de passion pour un court et admirable texte publié en 1834 par Victor Hugo, Claude Gueux, dont il fit un opéra. Un récit dont la justice n’est qu’en apparence le propos, tant son ressort est la question sociale, ses injustices, ses inégalités. « Examinez cette balance, écrit Hugo tout à la fin : toutes les jouissances dans le plateau du riche, toutes les misères dans le plateau du pauvre. Les deux parts ne sont-elles pas inégales ? » Rien de révolutionnaire, certes, mais tout de même, chez l’écrivain comme chez l’avocat, tous deux ayant pris stature de « justes » au Panthéon de la République, il y a là comme l’expression d’un scrupule ou d’un remords, à rebours des officialités qui les figent.
Scrupule et remords dont, par contraste, semble totalement dépourvue notre actuelle politique présidentielle. Or, dans Claude Gueux, on peut lire ceci, qui y fait écho : « L’entêtement sans l’intelligence, c’est la sottise soudée au bout de la bêtise et lui servant de rallonge. Cela va loin. En général, quand une catastrophe privée ou publique s’est écroulée sur nous, si nous examinons, d’après les décombres qui en gisent à terre, de quelle façon elle s’est échafaudée, nous trouvons presque toujours qu’elle a été aveuglément construite par un homme médiocre et obstiné qui avait foi en lui et qui s’admirait. Il y a par le monde beaucoup de ces petites fatalités têtues qui se croient des providences. »
Je laisse lectrices et lecteurs méditer cette mise en garde, en pensant aux principaux acteurs de notre médiocre scène politique française, telle qu’elle survit désormais à Robert Badinter qui, lui, fut d’une tout autre trempe.
Edwy Plenel
13 février 2024 à 19h13
https://www.mediapart.fr/journal/politique/130224/robert-badinter-face-aux-haines-francaises
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