Cest un chapitre particulièrement violent et incertain de l’histoire du Proche-Orient qu’a ouvert la sanglante offensive menée par le Hamas contre Israël, le 7 octobre 2023. Aux 1 200 victimes, civiles aux deux tiers, qui ont péri dans l’attaque du groupe islamiste, s’ajoutent les plus de 20 000 morts gazaouis, des femmes et des enfants en grande majorité, et un nombre incalculable de blessés causés par la guerre de représailles lancée par Tel-Aviv. Alors que l’hiver s’est installé et que l’enclave est noyée sous les trombes d’eau, la population palestinienne, déplacée à plus de 85 % (soit 1,9 million de personnes), endure depuis des mois des bombardements sans répit qui ont réduit en poussière plus de 60 % des habitations du territoire et la plupart de ses infrastructures (hôpitaux, écoles, universités). Eau, nourriture, électricité : la population de Gaza manque de tout, son calvaire étant aggravé par le blocage de l’aide humanitaire à la frontière égyptienne. Si l’on peine à imaginer comment la situation peut évoluer dans les mois qui viennent, nul doute que l’avenir même du peuple palestinien est en train de se jouer dans cette épreuve la plus terrible qui lui ait été infligée depuis la Nakba de 1948.
À en croire les aspirations exprimées à voix haute par certains extrémistes israéliens, dont plusieurs siègent au gouvernement, un nouvel exode d’envergure des habitants de Gaza, sous n’importe quelle forme, n’est plus à exclure, alors même que la déportation ou le transfert forcé de population sont assimilés à des crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale (CPI). Un déplacement massif de Palestiniens, dans le Sinaï égyptien ou dans des pays qu’Israël parviendrait à convaincre d’accueillir des réfugiés, chamboulerait le bras de fer démographique auquel se livrent les deux peuples. Il permettrait aussi de faire place nette pour la réinstallation de colonies dans la bande de Gaza. Enfin, cette reprise en main par Tel-Aviv d’un territoire qui fut l’un des premiers à accéder à l’autonomie après les accords d’Oslo de 1993 anéantira les derniers espoirs de création d’un État palestinien dans un contexte où la « solution à deux États » n’est déjà plus depuis longtemps qu’une incantation destinée à masquer l’impuissance de la « communauté internationale ».
L’un des rappels les plus tragiques de la guerre qui ravage Gaza est la solitude des Palestiniens, abandonnés une fois encore à leur sort
L’un des rappels les plus tragiques de la guerre qui ravage Gaza est la solitude des Palestiniens, abandonnés une fois encore à leur sort, tout comme l’ont toujours été les habitants de Cisjordanie face aux visées expansionnistes des colons. Ni les votes d’une grande majorité des membres des Nations unies en faveur d’un cessez-le-feu, ni les manifestations qui ont essaimé dans le monde entier, y compris aux États-Unis où une partie de la communauté juive s’est élevée contre l’hécatombe qu’elle refuse de voir commise en son nom, ne sont parvenus à faire obstacle à la détermination israélienne à détruire des secteurs entiers de l’enclave. Les expressions de solidarité se sont avérées incapables de contrer l’entêtement américain à couvrir l’offensive punitive de Tel-Aviv.
Cette impuissance vertigineuse laisse à envisager le pire pour la Palestine. Imaginons un instant le scénario suivant : un groupe armé issu de l’un des nombreux camps de réfugiés qui jalonnent la Cisjordanie commet un massacre dans une implantation juive en réaction aux incessantes violences dont se rendent coupables les colons notamment contre les villages palestiniens isolés. Après une telle attaque, hautement vraisemblable compte tenu des rancœurs accumulées depuis plusieurs décennies et, désormais, de l’effroi causé par la dévastation de Gaza, qui peut encore jurer que la réaction d’Israël ne sera pas aussi démesurée et dévastatrice que celle qui a suivi le 7 octobre ? Quel pays, quelle grande puissance s’opposera demain à ce que des pans entiers de Jénine, Ramallah, Bethléem ou Naplouse soient rasés et vidés de leurs populations ?
Si les pays occidentaux ont accordé un blanc-seing à Israël, lui fournissant armes et soutien diplomatique, les pays arabes, eux, se sont une nouvelle fois distingués par leur duplicité. Le plus souvent hostiles au Hamas, les ténors de la Ligue arabe comme l’Arabie saoudite ou l’Égypte ont certes multiplié les déclarations favorables au cessez-le-feu. Mais cela ne peut faire oublier que pour avoir été négociée sans la moindre contrepartie au bénéfice des Palestiniens, la normalisation à l’œuvre depuis 2020 (accords Abraham) a consolidé le sentiment de toute-puissance de Tel-Aviv. En 1973, les membres arabes de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (Opep) avaient décrété un embargo sur les livraisons de brut aux pays ayant soutenu Israël durant la guerre d’Octobre, précipitant le monde dans le premier « choc pétrolier ». Rien de comparable n’a été entrepris cette fois. Et ce n’est pas un hasard si c’est l’Afrique du Sud qui a déposé une requête contre Israël pour « actes de génocide » devant la Cour internationale de justice (CIJ), le 29 décembre 2023. Une démarche qu’aucun pays arabe n’a envisagée.
Éditorial, par Akram Belkaïd & Angélique Mounier-Kuhn
https://www.monde-diplomatique.fr/mav/193/BELKAID/66509
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