Le spécialiste du Proche-Orient Nathan Brown analyse, dans un entretien au « Monde », le soutien indéfectible des Etats-Unis à l’Etat hébreu depuis sa création, une relation amenée à évoluer sous la pression d’une partie de l’opinion américaine, notamment depuis la guerre à Gaza.
Nathan Brown, en 2010.
Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre, les Etats-Unis sont la seule grande puissance totalement engagée aux côtés d’Israël, malgré les allégations de crimes de guerre à Gaza. Est-ce le résultat logique de la relation spéciale nouée entre les deux pays ou bien une décision personnelle de Joe Biden ?
Un peu des deux. C’est l’aboutissement d’un soutien bipartisan [démocrate et républicain] à Israël depuis la guerre des Six-Jours, en 1967 – une période qui a également façonné Joe Biden en tant qu’homme politique. Mais aujourd’hui, ce soutien ne fait plus l’unanimité au sein du Parti démocrate. C’est une politique datée.
Vis-à-vis des allégations de crimes de guerre, du recours à la Cour internationale de justice [CIJ, plus haute juridiction des Nations unies], etc., la position américaine est plutôt constante : les relations israélo-arabes en général – et israélo-palestiniennes en particulier – doivent être gérées directement par les parties concernées, ou par le biais d’une sorte de médiation conduite, en général, par les Etats-Unis. Et passer par des instances judiciaires ou multilatérales n’est pas approprié. Raison pour laquelle, au moins depuis les années Reagan [1981-1989], les Etats-Unis ont été si réticents à se référer aux conventions de Genève, aux procédures internationales visant le mur de séparation [déclaré illégal par la CIJ en 2004] – allant jusqu’à mettre leur veto aux résolutions du Conseil de sécurité des Nations unies.
Les Etats-Unis s’intéressaient-ils à la Palestine sous mandat britannique, avant la seconde guerre mondiale ?
Pas vraiment, ou seulement à la marge. Les Etats-Unis n’ont jamais vraiment soutenu l’empire britannique. Il existait des groupes favorables au projet sioniste en Palestine mais, même parmi les juifs américains, ce projet est resté controversé jusqu’à la déclaration d’indépendance [d’Israël], en 1948. Parmi ces derniers, beaucoup considéraient le judaïsme comme une religion, éventuellement comme une catégorie ethnique, mais pas comme une nationalité. Ils redoutaient aussi que leur propre statut soit remis en cause, aux Etats-Unis et à coup sûr en Europe.
Comment Israël est-il ensuite devenu un enjeu de la guerre froide ?
Cela n’a pas été immédiat, ni automatique. Quand le président Harry Truman [1945-1953] reconnaît l’Etat d’Israël, en 1948, il s’agit alors d’une décision personnelle qui prend de court une partie des décideurs et experts de la politique étrangère américaine. A cette époque, l’Union soviétique encourageait tout ce qui pouvait contribuer à mettre fin au mandat britannique. Il n’y avait donc pas de rivalité américano-soviétique au sujet d’Israël. Il faut attendre la crise de Suez, et l’alignement d’Israël avec les Britanniques et les Français, pour que cette rivalité se précise. Après 1955, le bloc soviétique accepte de fournir des armes à l’Egypte. A partir de ce moment, les pays arabes – ou du moins certains d’entre eux – sont davantage associés à l’URSS.
La guerre des Six-Jours a modifié la perception américaine d’Israël, devenu soudain un allié très sûr au Moyen-Orient…
La guerre de 1967 est un moment décisif. Pour la première fois, Israël apparaît dans l’imaginaire populaire américain comme David affrontant Goliath. Cette conception, qui n’est pas seulement liée à la rivalité de la guerre froide, se renforce après 1967. Le Congrès soutient davantage l’Etat hébreu, principalement sous forme d’une aide économique et militaire. Personne ne s’y oppose vraiment.
« David et Goliath », d’Andrea Vaccaro (1604-1670).
Dans les années 1970, le mouvement national palestinien s’affirme en lançant des actions terroristes. Comment est-il perçu à Washington ?
L’émergence de groupes palestiniens perpétrant des attentats contre des civils a très certainement conduit à associer la cause palestinienne au terrorisme, mais aussi au camp soviétique durant la guerre froide. Au même moment, des pays tels que l’Egypte, la Syrie et l’Irak s’identifient étroitement au camp de Moscou. En 1973, l’embargo pétrolier arabe est perçu comme une menace pour la sécurité nationale américaine : une ressource mondiale cruciale se transformait en instrument de chantage contre Washington. Il ne s’agissait donc pas seulement de la question d’Israël en tant qu’allié régional.
Cette même période voit se développer, en Cisjordanie, le mouvement des colons messianiques, Goush Emounim. Il n’a cessé de croître sous les gouvernements israéliens travaillistes ou de droite. A-t-il été négligé par les administrations américaines ?
Absolument. Les négociations diplomatiques seraient plus aisées aujourd’hui si les colons n’étaient pas si nombreux en Cisjordanie. Au début, ils étaient perçus comme un phénomène irritant mais limité. Bien qu’en partie soutenu par le Parti travailliste, ce mouvement a, au fil du temps, surtout été associé à la droite [israélienne]. Même si le projet des colons n’a pas suscité d’opposition aux Etats-Unis, Washington ne savait pas exactement quelle position adopter vis-à-vis des territoires occupés en 1967. L’idée d’un Etat palestinien était considérée par des responsables américains, à l’instar de Henry Kissinger [nommé conseiller à la sécurité nationale des Etats-Unis en 1969, puis secrétaire d’Etat en 1973], comme un potentiel levier soviétique dans la région.
Deux présidents, George Bush et Bill Clinton, ont enclenché trois cycles de négociations israélo-palestiniennes : la conférence de Madrid (1991), les accords d’Oslo (1993), puis ceux de Camp David (2000). Washington était-il un médiateur impartial ?
Non, mais je ne le qualifierais pas non plus de malhonnête. Il en a toujours été ainsi : les dirigeants américains privilégient leur relation étroite avec Israël. Ils comprennent sa politique, même quand ils ne l’apprécient pas. Les acteurs [israéliens] et leurs idéologies leur sont familiers. Ainsi, quand les Etats-Unis s’engagent dans un processus de paix, leur point de départ est : comment pouvons-nous obtenir l’adhésion des Israéliens ? Même quand ils les poussent avec un peu d’insistance, ils essaient toujours de composer avec la politique israélienne.
En revanche, Washington ne comprend rien aux Palestiniens. Il ne voit leur politique qu’à travers le prisme des cinq ou six personnes qu’il connaît. La façon dont les Etats-Unis ont misé sur l’ancien premier ministre Salam Fayyad [2007-2013] en est un exemple. Ils avaient trouvé un Palestinien qui semblait parler leur langage et ils ont vu en lui la clé de l’avenir [jusqu’à sa démission, après des mois de conflit avec le Fatah du président Mahmoud Abbas]. Un phénomène similaire se produit actuellement. Ils constatent l’impopularité de Mahmoud Abbas. Ils se disent donc : trouvons quelqu’un de populaire, et cela tiendra lieu de « réforme palestinienne ». Ils se concentrent trop sur les individus et sont déconnectés de l’opinion publique palestinienne. Ils n’ont pas pris au sérieux la perte de légitimité de l’Autorité palestinienne, qui se poursuit depuis un quart de siècle.
Donald Trump a renversé les termes d’une paix régionale, en faisant de la normalisation arabo-israélienne la priorité au détriment de la question palestinienne. Pendant deux ans, Joe Biden a paru suivre le même chemin. Qu’est-ce que cela traduit ?
Sous l’administration Trump [2017-2021], il y avait de hauts responsables favorables à l’annexion israélienne des territoires. Pour faciliter ce projet, ils ont donc soutenu la normalisation, sans le reconnaître publiquement. Au sein de l’administration Biden, l’approche est différente. Ils disent : « La solution à deux Etats est formidable, nous la soutenons, mais elle ne se produira pas de sitôt. Si nous normalisons les relations régionales et étendons les accords d’Abraham, à commencer par l’Arabie saoudite, nous serons en mesure de revenir au problème israélo-palestinien quand les circonstances seront plus favorables. » Cette administration Biden accepte la réalité plus qu’elle n’y adhère.
Depuis le 7 octobre, les Etats-Unis sont impliqués au plus haut niveau avec les Israéliens et les Palestiniens, avec des visites dans la région, des échanges diplomatiques intenses. Mais l’approche élémentaire, consistant à rechercher la normalisation régionale comme une sorte de carotte pour obtenir des concessions israéliennes, demeure inchangée.
Il existe plusieurs organisations juives influentes aux Etats-Unis, progressistes et conservatrices. Quel a été leur poids dans le modelage de la politique américaine envers Israël ?
En réalité, certains des plus fervents partisans de la droite israélienne ne sont pas juifs. Ils sont issus des rangs républicains conservateurs, qui comptent des alliés parmi les juifs orthodoxes américains.
Les organisations juives ont évidemment joué un rôle important, par exemple en plaidant pour le déménagement de l’ambassade américaine [de Tel-Aviv] à Jérusalem. Parallèlement, l’opinion publique au sujet d’Israël a profondément changé : cette question est plus partisane et plus générationnelle. Plus vous êtes jeune et de gauche, et moins vous êtes pro-israélien. Et plus susceptible, aussi, de considérer la cause palestinienne comme une question de justice sociale. Pour la génération qui a connu 1967, Israël était « l’allié assiégé », pour reprendre le titre d’un livre fameux [Israel : The Embattled Ally, de Nadav Safran, Harvard University Press, 1978, non traduit]. C’était un petit pays courageux, plein de jugeote, qu’on avait envie d’admirer. Mais à moins d’appartenir comme moi à cette génération, plus personne ne s’en souvient.
L’idée de juifs assiégés assurant leur défense a été largement remplacée par de nouveaux concepts comme « l’Etat apartheid » ou « le colonialisme israélien ». Ces thèmes sont liés à d’autres luttes que mène la jeunesse pour la justice, englobant la race, l’ethnicité, le Sud global contre le Nord, etc.
Israël est le plus grand bénéficiaire de l’aide américaine (158 milliards de dollars depuis 1948). Depuis longtemps, il y a des appels de la gauche pour geler cette aide, notamment le volet militaire, au nom des violations massives des droits palestiniens. Comment ce débat évolue-t-il ?
Si Israël continue d’être dominé par la droite, Joe Biden pourrait être le dernier président démocrate pro-israélien. Cela aura des effets majeurs. Tout présidentdémocrate devra se préoccuper de l’opinion de sa base électorale. Non seulement une partie de celle-ci se retourne contre Israël, mais la guerre à Gaza amplifie l’importance de cet enjeu. Les gens se sentent de plus en plus concernés. Le risque pour le Parti démocrate n’est pas que ces derniers se mettent à voter pour Trump, mais qu’ils restent à la maison le jour de l’élection.
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