Polyarchie, démocratie et parti unique ne sont pas exclusifs. Lorsque la compétition sociale s'ordonne en compétition de plusieurs hiérarchies que la société arbitre, on sera en situation démocratique. On dira que polyarchie et démocratie sont comme consubstantielles. Dans ce texte on soutiendra cependant que la hiérarchie centrale peut-être celle du travail ou du capital selon que capital et travail sont antinomiques ou pas. On soutiendra ensuite que dans les économies émergentes, le parti unique est un moyen approprié pour soustraire la compétition sociale à la domination l'oligarchie financière mondiale et créer un milieu favorable à l'accumulation du capital. Le parti unique initiant et protégeant le développement d'une polyarchie sans concentration de la propriété privée exclusive du capital matériel. Ce n'est pas l'accumulation du capital physique et sa concentration qui sont décisives dans l'accumulation, mais l'accumulation élargie à l'ensemble de la société du capital immatériel (social, organisationnel et humain). Une telle accumulation s'oppose à la prolétarisation que produisent l'accumulation et la concentration de la propriété privée du capital matériel. Elle suppose une transmission du capital immatériel dont l'agent ne peut pas être l'individu, mais des associations sociales, en premier lieu desquelles l'association familiale.
Joseph Needham, moi et les Autres
Voilà probablement plus de trente ans que j'avais entre les mains le livre de Joseph Needham, la tradition scientifique chinoise (1974), que je ne lirai pourtant pas. J'avais entendu parler du livre, mais ni le mot de tradition ni celui de scientifique ne suffirent pour me donner envie de le lire. Voilà que je m'intéresse à la médecine chinoise et que je le retrouve comme référence. Quelle ne fut pas ma surprise ! Dès les premières pages du livre, je me retrouvais dans l'esprit de Needham des années soixante-soixante-dix et constatais que celui des Occidentaux n'avait pas changé.
« Les problèmes de l'Europe ne seront jamais résolus tant qu'ils seront considérés d'un point de vue uniquement européen. Il est indispensable de voir l'Europe de l'extérieur, de voir l'histoire de l'Europe, les défaillances de l'Europe comme ses réussites, à travers les yeux de cette vaste partie de l'humanité, que forment les peuples d'Asie et d'Afrique. Il est nécessaire, dès maintenant, que des voix s'élèvent pour appeler les peuples d'Europe (et ce pays dans lequel l'Europe s'est répandue, l'Amérique du Nord), et cela d'urgence, pour qu'ils se dépouillent de tout orgueil culturel et intellectuel, orgueil chaque jour croissant et chaque jour plus intolérable, et qu'ils prennent conscience de cette communauté à laquelle appartiennent également Asiatiques et Africains. Dans la situation historique actuelle, il est bon qu'une de ces voix soit celle d'un homme de science. »[1]
Qu'il s'agisse pour l'Europe de se voir de l'extérieur pour moins avoir de problèmes avec lui, il faut aussi qu'elle cesse de considérer que ses problèmes sont ceux du monde. Son attitude actuelle semble montrer que cela n'arrivera que quand le monde le lui fera comprendre.
Et puis, ce propos d'une Chine qui serait pour le monde ce que fut la Grèce pour la Renaissance : « dans son livre Histoire de Tel Quel 1960-1982, Philippe Forest revient sur les égarements des admirateurs naïfs de la Chine, et des espérances formidables que le mouvement de Mao avait pu soulever auprès d'intellectuels de tous pays. À leur décharge, il cite la puissance de rêve que ce pays avait pu soulever : « Certes, avec d'autres, au nombre desquels de prestigieux savants comme Joseph Needham, les telqueliens crurent que la Chine serait à notre temps ce que la Grèce fut à la Renaissance : un continent ignoré surgirait qui bouleverserait de fond en comble le savoir et la pensée de l'Occident. Comment pourrait-on reprocher à quiconque d'avoir fait ce rêve ? » [2] Le rêve s'est-il transformé en cauchemar ? Le rêve bien européen et français d'une révolution et le cauchemar d'un partage du pouvoir d'achat mondial ? Car il s'agit bien du rêve français et occidental d'une révolution communiste qu'avaient partagé les communistes chinois alors qui est en cause. Mais déjà Needham, critique de l'occidentalocentrisme pressentais que le communisme chinois n'était peut être pas ce dont rêvais l'Occident : « la force dynamique du communisme, de son éthique et de sa sociologie s'est fondée sur l'instinct séculaire du confucianisme, pour façonner l'essentiel d'une doctrine qui inspire aujourd'hui et inspirera demain les fonctionnaires et les chefs du peuple. »[3]
Rappelons ici les stades que traverse une nation humiliée qui retrouve son honneur : elle commence par essayer de s'approprier la force du vainqueur et se coule dans la peau du vainqueur. Le communisme avait été alors le rempart contre l'impérialisme. Puis à l'intérieur du marxisme-léninisme dans lequel la culture chinoise s'est subrepticement introduite, elle imprègne l'emprunt occidental de sa philosophie sociale, jusqu'à en faire dans un troisième temps, un élément de sa culture par lequel elle peut dialoguer avec le monde.
Mais c'est après la lecture du chapitre l'aspect social et culturel de la troisième partie du livre de Joseph Needham, et j'en arrive à mon sujet, que je peux soutenir plus clairement la thèse selon laquelle c'est parce que le parti unique n'a pas accueilli les talents qu'il ne réussit pas à faire passer la société segmentaire sans classes à une société marchande sans classes sociales héréditaires où le fils de paysan ne restera pas nécessairement paysan. C'est pour cette raison qu'il n'a pas pu produire son idéologie et sa doctrine sociale au travers de son expérimentation politique, de l'unité de sa pratique et de sa théorie.
« Le système bureaucratique et féodal de la tradition chinoise s'est révélé être un ordre social des plus stables qui n'aient jamais existé. ... cet ordre a joué un rôle majeur en assurant à la culture chinoise une continuité telle que seule, parmi toutes les nations du monde, celle d'Israël a connut, et encore seulement partiellement. Mais cela signifiait, de même qu'en Inde, qu'il n'y eut pas de développement indigène du capitalisme. Le régime du mandarinat réussissait si bien qu'il empêchait les marchands d'accéder au pouvoir, cernait leurs guildes et les limitait au rôle d'amicales et de sociétés de bienfaisance, tuait dans l'œuf l'accumulation capitaliste, était toujours prêt à frapper d'impôts les entreprises minières jusqu'à les faire disparaitre, et comme ce fut le cas au quinzième siècle, après la mort de Zheng He, à briser tous les efforts des marins visant à l'expansion du commerce maritime ; et, finalement, ce qui n'est pas le moins significatif, pendant deux-mille ans, le régime écréma au bénéfice de son propre service tous les cerveaux de la société en faisant appel à tous les talents. Cette dernière mesure pourrait bien, à elle seule, servir d'explication séduisante, et démontrer pourquoi il fut possible au régime féodal occidental d'ouvrir les portes au capitalisme, tandis que la bureaucratie féodale poursuivait tranquillement sa voie. Le principe héréditaire de l'aristocratie n'a pas été fondé en vue de mettre les meilleurs talents au service du plus grand pouvoir, et dès que les intelligences les plus brillantes se trouvèrent dans le commerce ou chez les conseillers royaux plutôt que d'être court-circuitées dans la hiérarchie de l'Église, les jours de la féodalité occidentale furent comptés. En Chine, au contraire, le fait que les administrateurs des affaires de l'État étaient choisis parmi les hommes les plus intelligents de leur temps permit qu'il ne se produisît pas cette intense insatisfaction dans la population avec les descendants épuisés et incapables des maisons aristocratiques, dont le rôle dans la chute du régime féodal occidental dut être important. Il est donc nécessaire que les Occidentaux comprennent que, pour les Chinois, le capitalisme était essentiellement, intrinsèquement étranger, quelque chose que les Occidentaux imposèrent à la Chine, au moment où, pour quelques courts siècles, ils jouissaient d'une puissance militaire grâce au développement fortuit de la technologie moderne. »[4]
On peut ajouter avec J. Needham, il le fait quelque part ailleurs, que l'État occidental monarchique s'est appuyé sur la bourgeoisie contre l'aristocratie pour étendre son pouvoir au travers de sa bureaucratie. La bourgeoisie n'a fait qu'achever le travail de la monarchie en quête de puissance en renversant ou cantonnant celle-ci. Ce dont l'État chinois n'avait nul besoin : pas d'aristocratie héréditaire à cantonner, pas de bourgeoisie à promouvoir. Mais aussi que le communisme chinois avait quelque chose de particulier qui ne se révèlera pas tout de suite, l'idée communiste se désoccidentalisant peu à peu.
Le parti unique et la différenciation sociale
Avec un parti unique composé de l'élite sociale, l'État n'aurait pas de problèmes avec les associations puisque les élites en seraient issues, dès lors que l'objectif du parti unique est la construction d'une société sans classes. Étant entendu que l'élite est ce par quoi la société fait corps et que le principe du parti unique, parce que s'enracinant dans la tradition de la société, étant précisément de développer une société sans classes. Le parti unique recueillant l'élite sociale, s'opposant à la formation de classes distinctes se reproduisant sous le principe de la transmission héréditaire et se présentant comme le lieu de la fabrique de l'élite politique. Le parti unique serait l'association politique régulant la coopétition sociale aboutissant à une différenciation sociale qui ne soit pas une différenciation de classes. Il va sans dire que la pérennité d'un tel parti va résider dans la capacité de l'élite politique à favoriser une différenciation et une coopétition sociales à la hauteur de la compétition mondiale.
Le parti unique n'a de sens que dans une société où la division de classes n'est pas opérante, il suppose la doctrine d'une société sans classes. Il ne faut pas confondre, comme on tend très souvent à le sous-entendre sans l'admettre, la différenciation sociale et la différenciation de classes. Une société polyarchique à laquelle aboutit la différenciation sociale n'est pas nécessairement une société de classes. Pas d'oligarques, pas d'aristocraties ni financières ni politiques ni religieuses ni scientifiques dominantes à priori. Il suffit qu'il n'y ait pas transmission héréditaire de la position sociale. Toutes les sociétés spécifiques (militaire, religieuse du savoir et de l'avoir), toutes les hiérarchies sont l'une dans l'autre. Dans la compétition mondiale, dans la guerre hybride, aucune hiérarchie ne peut se suffire, chacune doit compléter l'autre. Les dissonances qui empêchent les hiérarchies d'entrer en résonance, quand elles ne sont pas amplifiées par la volonté de domination des puissances adverses, affaiblissent la capacité d'action de la société.
Dans le passé occidental, l'accumulation primitive et élargie du capital est associée à une transmission héréditaire du capital. Transmission héréditaire qui conduit à des phases de concentration du revenu entre les mains d'une classe qui décide ainsi seule de l'orientation de la production : des riches qui produisent pour des riches en étendant la production. Une telle transmission héréditaire n'est plus nécessaire avec le développement de l'actionnariat qui rend possible une séparation de la propriété de l'entreprise de l'entreprise elle-même. Une entreprise familiale compte alors plus sur sa capacité d'association que sur ses fonds propres. Le « fonds propre » d'une association familiale consistera plus en « capital social » qu'en capital argent. Plus besoin de concentrer le revenu pour créer une entreprise. L'investisseur est désormais distinct du producteur. Une base existe désormais pour une certaine démocratie économique. On fait désormais une différence entre investisseurs et producteurs. Les citoyens peuvent désormais voter avec leur argent étant donné sa distribution élargie. Un entrepreneur apparait alors davantage comme un mobilisateur d'énergie sociale. Et tout dépend de l'attente des investisseurs et de la capacité de l'entreprise à concilier son intérêt et celui des investisseurs.
Le pouvoir ou place sociale d'une association familiale ne dépend plus de ce qu'elle peut contraindre au travail, par ce qu'elle possède en exclusivité, par sa capacité différentielle à accumuler du pouvoir de contrainte, mais par son autorité, sa capacité de rayonnement social, par sa participation à la production d'un savoir-être collectif et de sa capacité à produire du savoir-faire et à le diffuser. Nous retrouvons ici la question centrale de la capacité d'association. La société de classes contraint l'association du travail au capital ; la société démocratique ne dissocie pas travail et capital, l'un est dans l'autre, se complétant l'un et l'autre, se substituant l'un à l'autre dans un fonctionnement alternatif adéquat à l'heure et au lieu.
Dans la réalité postcoloniale, le parti unique est la réponse des sociétés « monarchiques » au sens propre du mot et secondairement au sens de l'histoire européenne, autrement dit aux sociétés qui ne connaissent et reconnaissent qu'une seule hiérarchie. La plus simple des sociétés « monarchiques » serait celle dite patriarcale. Une autre postcoloniale serait celle de la dictature militaire.
Dans le monde occidental, la polyarchie européenne dérive de la division de classes entre guerriers et paysans qui fonde la « monarchie » guerrière, puis de la dyarchie du pouvoir temporel et spirituel au sein de la classe des guerriers. Donc d'une « monarchie » qui se divise en séculiers et religieux (princes séculiers, princes de l'Église). Lorsque la vie matérielle sortira des cadres des territoires et se développera dans les villes, une nouvelle alliance se fera jour entre les hiérarchies de l'argent et le monarque devenu chef de guerre. Les princes séculiers déclassés pourront se convertir en hiérarchie de l'argent pour une part. Le déclassement affectera les princes de l'Église plus hostiles à l'argent. Ces mêmes hiérarchies de l'argent se subdiviseront en hiérarchies du savoir et de l'avoir, comme s'est divisée la société guerrière. Il faut se rappeler qu'il faut pouvoir ne pas travailler pour étudier. Les études sont longtemps restées l'apanage des nobles sans héritage (dans l'Église), elles resteront celui des riches désargentés (dans la société marchande). La hiérarchie du savoir a été la fraction subordonnée, sous-traitante, de la hiérarchie de la guerre. Elle sera aussi la sous-traitante de la hiérarchie de l'argent dans la société marchande européenne.
Cela ne fut pas le cas dans la société chinoise et ne le sera pas, grâce à la prééminence du lettré et du paysan sur le militaire et le marchand dans le système de croyances chinois[5]. Le « monde chinois » est le monde du lettré et du paysan, dans lequel sont compris le guerrier et le marchand. C'est le monde réfléchi du paysan. Les guerriers n'y formeront pas une classe à part, le paysan y fera office. Le communisme en dehors de la Chine ne pouvait pas entrevoir que la paysannerie serait son fer-de-lance. Par opposition on dira que le « monde européen » est celui du guerrier et du marchand.
L'expérience du parti unique
Il ne faut pas associer le parti unique à une idéologie, car l'idéologie s'associe à une culture et le parti unique n'est pas propre non plus à une culture ou à un stade de développement économique et social. Il ne faut pas confondre une culture avec des constantes qui ne changeraient pas, il faut l'associer avec ce qui subsiste et est en constante évolution expérimentation. Comme disent les Chinois, ce qui ne change pas c'est le changement. Dans notre cas, l'idéologie est le produit d'une culture indigène et d'un air du temps, des dispositions d'une société faiblement différenciée et des principes du socialisme.
Dans le cas algérien, comme ce fut le cas des sociétés postcoloniales, cela a commencé par une dissociation de l'idéologique et du culturel. Elles ont commencé à affronter le monde qui les a colonisées avec ses propres idées. Dissociation qui au contraire du cas chinois s'est poursuivie dans la période postcoloniale après l'échec du socialisme scientifique, le culturel ne se réappropriant pas l'idéologique, la société ne se réappropriant pas sa pratique. L'expérimentation de la période postcoloniale n'a pas rétabli l'unité de la culture et de l'idéologie, de la pratique et de la théorie, de la pensée et de l'action. Nous sommes comme dans des errances idéologiques.
Nous avons refusé de nous battre avec la pensée de notre transformation. Nous n'en avions pas les forces parce que nous nous sommes trompés de tâche. On est toujours en mesure de penser ses pratiques. Ce que l'on peut faire ne se dissocie pas de ce que l'on peut penser. Mais nous avons voulu faire ce que nous ne pouvions pas faire, il ne devenait plus alors possible de penser que l'échec. Mais comment penser l'échec sans faire la différence entre ce que l'on peut et ce que l'on ne peut pas ? On aura beau mesurer les écarts entre ce que nous postulons et ce que nous réalisons, cela ne dira ni l'origine de ces écarts ni ce qui est fait et n'est pas postulé. Et à plus forte raison, établir un lien entre ces écarts et ce qui est fait et n'est pas postulé. Car voilà ce qui compte et révèle de nous-mêmes ce que nous ne voulons pas assumer, mais dont il faudra bien supporter les conséquences. Nous pouvons donc penser ce que nous faisons à condition de le vouloir et de prêter attention à tout ce que nous faisons.
Comme pour rester dans l'air du temps, le parti unique en Algérie a cédé la place à un pluripartisme, sans que les raisons d'une telle transformation n'aient été explicitées. On a ainsi refusé la mise à l'épreuve d'une culture, son affinement, en ne rendant pas compte de l'expérimentation sociale et politique qu'a été le parti unique. Nous nous sommes rangés derrière une « évidence » mondiale. C'est la faute au parti unique était-il dit, la solution c'est le multipartisme. Mais nous n'avions pensé ni le parti unique ni le multipartisme. Nous avons jeté le bébé avec l'eau du bain : les dispositions sociales qui nous avaient fait adopter le socialisme avec le socialisme scientifique importé. Même si tout le monde n'a pas été dupe d'une telle évidence, l'affinement de notre culture n'a pas été le choix retenu, nos pratiques n'ont pu donner lieu à une idéologie qui accorde nos valeurs et nos pratiques.
Il est vrai qu'avec le socialisme nous avons adopté la politique de la table rase. Il n'y avait pas de culture à affiner, mais des survivances dont il fallait se débarrasser. Le socialisme aux caractéristiques algériennes n'a jamais vraiment été pris au sérieux. Qui le discréditait et qui utilisait le terme par défaut. Après avoir refusé de confronter sérieusement ce que nous voulons et ce que nous obtenons, on a refusé de reconnaitre et d'apprendre de l'échec, on s'est empressé d'imputer l'échec à ce qui nous épargnait un examen de conscience. Nous ne nous sommes pas demandés que nous apporté le socialisme et de quoi nous a-t-il privé ? Nous n'avons pourtant pas adhéré au socialisme aveuglément, guidés par une main invisible pour en sortir de la même manière. Nous y sommes entrés avec quelque chose, mais l'enseignement de notre expérience n'a pas disjoint ce que nous lui avons prêté de ce qu'elle nous a rendu. Ce que l'expérience nous a rendu et qui a renforcé ou affaibli ce avec quoi nous y sommes entrés. Croit-on vraiment que l'on soit entré vierge dans l'expérience du parti unique ? Nous avons continué de faire confiance à l'air du temps comme pour nous oublier. Que pouvait-on lui opposer dira-t-on ? Mais peut-on vraiment s'oublier ? Oublie celui qui sait. Encore donc faut-il savoir de quoi nous tenons, à quoi obéissent nos conduites.
Le parti unique, les élites sociales et l'élite politique
Il faut associer dans les sociétés postcoloniales le parti unique à une société faiblement différenciée, une société « monarchique » ou une dictature militaire, comme le furent la plupart de ses sociétés à la sortie du colonialisme. Ce que nous voulons soutenir dans ce texte, c'est que le parti unique peut aussi être associé au projet d'une société différenciée, polyarchique, qui refuse le principe d'une transmission héréditaire du capital. Le parti unique favoriserait la protection du développement des différentes formes de capital, veillerait sur leur complémentarité et leur substituabilité, leur permettant d'alterner dans la prééminence. On assignerait ainsi au parti unique l'objectif de soustraire le développement des formes du capital à la dictature du capital financier, d'assigner à leur coopétition des objectifs particuliers. Ne seraient pas ainsi séparés les objectifs du développement et les moyens de les réaliser, ceux qui les fixent étant ceux qui les réalisent. Le plan et le marché, sans se nier l'un et l'autre, se complèteraient. Il fut un temps où les Occidentaux se demandaient pourquoi les Japonais obtenaient toujours plus qu'ils n'avaient prévu.
À la fin de la période coloniale, le parti unique s'impose comme une évidence, mais tel un choix par défaut. De toutes les offres disponibles, elle parait la moins contestable. Le socialisme était dans l'air du temps, il allait bien mieux à la société faiblement différenciée que ne pouvait aller le libéralisme. On a donc fait avec, mais en oubliant que c'est une société particulière qui fait faire aux principes du socialisme scientifique ce qu'ils font. La société était dans le socialisme, mais ne voulait pas regarder ce qu'elle faisait avec.
En Algérie, le parti unique a pris naissance dans la lutte de libération nationale. C'était un front qui regroupait diverses sensibilités dans la réalisation d'un objectif : l'indépendance politique. C'était un parti de l'indépendance qui s'imposa et se transforma avec l'expérience sociale et politique. Malgré cet héritage, la problématique du parti unique et du multipartisme s'imposa rapidement. L'indépendance acquise, on oublia le front commun, chacun voulut retrouver sa liberté pour conquérir le pouvoir politique qui était dans la doxa le prérequis de l'action politique. Cette obsession se substitua à un objectif concret qui aurait permis la construction d'un nouveau front, d'un nouveau parti celui de l'industrialisation. On enterra le front commun avec l'objectif de l'indépendance politique. On refusa d'impliquer la société pour définir comment pouvait être réalisé un tel objectif. La lutte entre les partis qui lui préexistaient s'est poursuivie en son sein et alentour. Ce qu'on n'a donc pas encouragé c'est l'esprit d'association en faveur d'un nouvel objectif stratégique. Il n'y a pas eu de débat sur les différentes manières de s'industrialiser et leurs chances de succès, on n'a pas expérimenté, on a exécuté. On a opté pour l'industrie industrialisante et on a oublié le sujet, qui fait quoi, ce que cela lui fait et fait faire[6]. Les associations s'effectuent selon des affinités entre individus, mais aussi entre associations. Et l'on s'associe pour un objectif commun. On va supposer ici que le défaut d'une vision commune quant aux challenges communs a empêché ces affinités entre associations de se produire. Les anciennes affinités n'ont pas été enrôlées ou transformées par de nouvelles affinités, elles ont continué à façonner les rapports sans être prises en compte.
Les circonstances accordent la prééminence à une société spécifique et sa hiérarchie (militaire, religieuse ou financière) étant donné le combat social exigé. Mais une telle prééminence ne sera dictée que par les circonstances, les tâches de l'heure. Le parti unique peut être considéré comme le lieu de la fabrication de l'élite politique par des élites sociales qui n'accorderaient une prééminence de principe à aucune une hiérarchie, tout en sachant que toute société spécifique et sa hiérarchie contient les autres. Que toute société spécifique ne peut se développer sans le concours des autres. L'idéologie qui exprime l'unité d'un combat est précisément ce qui réalise l'unité des différentes hiérarchies, l'unité étant entendue comme complémentarité et substituabilité des hiérarchies. La prééminence de l'une sur les autres sera dictée par le programme, les tâches fixées ou celles qui s'imposent. Une hiérarchie ne s'efface que parce qu'elle s'efface, est contenue, dans une autre manifeste. Une hiérarchie se développe en se différenciant d'une autre hiérarchie. Il n'y a ni pure société civile ni pure société militaire. Une société peut être tout à la fois civile et militaire. Rarement complètement, mais toujours dans une certaine mesure. Il suffit de considérer le travail indirect dans le travail direct de toute société spécifique. Il relève d'autres sociétés spécifiques. Une société militaire est puissante d'un armement idéologique et matériel qu'elle ne fabrique pas elle-même. La faiblesse idéologique d'une société la désarme. Chaque hiérarchie « arme » toutes les autres. La coopétition sociale n'est pas unidimensionnelle.
Prenons l'exemple de la société religieuse et celle du savoir profane : la société du savoir est la fille de la société religieuse, car plus fondamentalement le savoir ne fait que travailler des croyances. C'est la société religieuse qui a engendré en son sein la société du savoir. Mais en Occident, empêchée dans son développement naturel par son milieu de naissance, elle ira pousser dans un milieu plus propice à sa croissance, celui de la société marchande avec laquelle elle grandira. Et le lien ne sera pas rompu, la société du savoir emportera avec elle de la société religieuse. Elle croira avoir rompu avec elle, l'avoir oubliée. En réalité, elle se la rappellera quand commençant à s'étioler, elle reviendra à son origine. Le savoir ne fait qu'interroger des croyances et rappelons-nous, il n'y a de constant que le changement. Le savoir et les croyances ne sont que les deux pôles de l'expérience, ils se complètent et alternent dans la latence et la manifestation. Quand l'un est manifeste, l'autre est latent.
La faiblesse idéologique, dont nous avons fait mention tout à l'heure, résulte d'une non-complémentarité des croyances et du savoir, le savoir attaquant les croyances et les croyances le savoir. On peut parler des croyances du savant, de croyances qui s'origineraient comme dans la pratique scientifique, sur lesquelles travaillerait le scientifique. Mais en réalité ces croyances que le scientifique croit n'être portées que par sa pratique scientifique, peuvent en cacher d'autres qu'il n'éprouve pas et qui non activées sont entrées en latence. Elles pourront sortir de la latence lorsque les croyances qui ont été éprouvées auront perdu de leur fertilité. La fertilité des croyances se mesure dans la production de savoir et de pouvoir. On retrouvera alors ces croyances latentes, mais transformées par les croyances qui ont été éprouvées. Les croyances sont les hypothèses que nous faisons sur le monde, un monde qui ne nous est pas totalement donné. Elles changent comme changent les hypothèses du scientifique au cours de sa pratique, mais dans celle-ci il y a des hypothèses explicites et d'autres implicites. Les croyances selon la philosophie pragmatiste sont ce qui nous pousse à agir. Aussi peut-on les considérer comme des dispositions, des dispositions dont nous n'avons pas toujours la conscience.
Nous ne découvrons nos croyances profondes plus aisément que quand elles sont confrontées aux croyances profondes d'autres cultures. Pour découvrir, il faut un révélateur et ce révélateur est une autre culture. La photographie contrastera alors les hypothèses implicites qui guident les cheminements de la pensée de chaque culture. Ainsi la confrontation de la pensée chinoise et de la pensée occidentale révèle ce qui les départage et n'est plus pensé par chacune. Elle révèle les partis-pris de leur pensée qu'elles ne discutent pas[7]. Lors de la confrontation, ce sont les partis-pris par chaque culture qui se révèlent, qui s'affrontent ou s'entremêlent. Cette confrontation n'est pas aisée quand il s'agit de deux cultures monothéistes. Il faudra probablement comme passer par leur confrontation avec celle de la Chine pour les départager.
Le parti unique comme projet peut donc se décliner sur la base du refus de la division sociale fondamentale entre gens en armes et gens sans armes contrairement à la voie qui a été suivie par les sociétés guerrières d'Occident. Le développement d'une division du travail comme l'avait amorcé la lutte armée de libération nationale sans rompre son unité. Le parti unique peut alors être le parti d'une société polyarchique fonctionnant au consensus, le parti des élites sociales fabriquant l'élite politique.
Parti unique et multipartisme
Le multipartisme sanctionne l'existence de classes sociales, d'un pouvoir politique séparé du pouvoir économique qui vise à stabiliser des rapports de classes. L'alternance politique permet leur coexistence.
L'opposition entre parti unique et multipartisme n'est pas radicale. Leur objectif commun est de stabiliser la société polyarchique. La différence peut s'estomper, le parti unique être dans le multipartisme et le multipartisme dans le parti unique. On ne peut en vérité les séparer, mais seulement harmoniser ou antagoniser leur rapport (oligarchie).
Dans les sociétés démocratiques basées sur la proportionnalité de la représentation et le consensus, le parti unique est dans le multipartisme. Il manifeste son existence dans la politique de gouvernement. Le programme des partis en campagne ne sera pas nécessairement le programme du gouvernement, mais celui d'une coalition de partis. Il arrive aussi alors que l'alternance politique ne soit pas enfermée dans un duopole, mais dans l'alternance de coalitions changeantes. Il n'y aura pas d'unanimité, mais consensus. Dans les démocraties qui ne peuvent fonctionner au consensus et fonctionnent à la règle majoritaire, les compromis de classes s'appuient sur des rapports de force qui débordent le cadre politique et s'appuient sur la contrainte de la loi.
Accumulation et capital immatériel
Ce n'est pas la concentration du capital matériel qui est décisif dans l'accumulation du capital, mais l'accumulation du savoir-faire. C'est lui qui doit être transmis pour s'accumuler. L'accumulation du capital matériel peut être dissociée de sa concentration. Elle peut être concentrée et déconcentrée. La concentration du capital qu'exigent par exemple l'accumulation primitive du capital ou les grandes entreprises n'exige pas une concentration du capital aux mains d'une minorité[8]. La propriété du capital matériel peut être divisée, le capital physique peut de nouveau être associé par le capital financier. Il peut être la propriété de la société et non celle d'une classe. Les propriétaires du capital ne sont plus les dirigeants de l'entreprise, ils sont les propriétaires du travail indirect qui a rendu possible l'existence du travail direct des travailleurs de l'entreprise. Les dirigeants ne sont pas les propriétaires, ils font partie de la classe des travailleurs qui sont en mesure de mobiliser du travail direct et indirect. Un capital est constitué par une multitude d'actionnaires. Une concentration de la propriété n'est pas nécessaire à l'existence d'une épargne et d'un investissement importants, il dépend de la propension de la société à consommer et épargner. Il n'est pas nécessaire de diviser la société en classes, en une minorité d'épargnants et une majorité de simples consommateurs. Une répartition relativement égale du capital est même une condition de la démocratie économique, seule solution aux problèmes actuels de la production et de la répartition mondiales. Ce qui sépare alors le travailleur de l'entrepreneur et de l'actionnaire, ce qui oppose leurs intérêts, peut être réduit. Le capital financier de la société de classes est de nature rentière, les inactifs commandent aux actifs desquels ils sacrifient les intérêts pour préserver les leurs. L'intérêt ne partage pas les risques des profits et des salaires. Il trône au-dessus d'eux.
Les associations familiales accumuleraient alors, mais pas du capital physique. La compétition sociale n'a pas pour but la concentration du capital matériel, mais la croissance du capital social et du capital humain. Elles accumulent du capital immatériel, du savoir-faire et de la confiance sociale qui leur attirent l'épargne et le travail des autres associations. Les règles de l'héritage et la fiscalité réglant la répartition de la propriété du capital matériel. Répétons-le, sans association familiale pas d'accumulation, car pas de transmission. Dans la société de classes, seule la classe qui accumule justifie encore l'existence de l'association familiale. L'idéologie socialiste et communiste occidentale n'a finalement traduit que la mentalité du salarié : améliorer la reproduction de la force de travail. Elle a opposé la mentalité du bourgeois à celle du prolétaire. Prolétaire qui n'allait pas devenir bourgeois et bourgeois qui allait disparaitre, mais qu'allaient-ils donc devenir ? Le socialisme d'inspiration occidentale a en fait largement participé à la prolétarisation des populations mondiales. Il a constitué une antichambre du capitalisme dominé.
Dans la quatrième de page du livre de Peter Sloterdijk. Après nous le déluge. Les Temps modernes comme expérience antigénéalogique[9], on peut lire : « Notre société est incapable d'assurer et d'assumer la transmission du savoir et de l'expérience depuis qu'elle a fait de la rupture le moteur de la modernité. Refuser tout héritage, faire table rase du passé, mépriser les modèles et les filiations, rompre systématiquement avec le père : ce geste « moderne », qui nous englue dans le présent, mène aux pires catastrophes, humaines, politiques, économiques. Contre le culte de l'ici et maintenant, et pour sortir du malaise dans notre civilisation occidentale, Peter Sloterdijk propose une relecture vertigineuse de notre histoire et nous exhorte à nous réinscrire dans la durée. Telle est la leçon de ce livre, sans nul doute un essai magistral sur l'art de maitriser sa liberté. »
Pour que le travailleur de rien devienne tout (promesse de l'internationale communiste) ou partie du tout, il faut qu'il puisse accumuler du capital, du savoir. Il faut qu'il se déprolétarise. Il faut que les autres travailleurs, les entrepreneurs, les actionnaires dépendent de lui autant qu'il dépend d'eux. Ce qui suppose une relation entre le capital et le travail qui ne soit pas la relation antinomique de la société de classes du fait de la monopolisation de la propriété par une classe sociale. Tout capital est travail et tout travail est capital. Tout travail est énergie et savoir-faire. Tout capital est savoir-faire objectivé. C'est la propriété privée exclusive qui sépare travail et capital. Une démonopolisation de la propriété matérielle redonnerait donc au travail et au capital leur unité dynamique, l'un complétant l'autre, l'un se convertissant dans l'autre. Il y a un processus qui objectivise et subjectivise le travail.
Hiérarchies du travail ou du capital ?
Cela étant donné, il faut accepter une certaine hiérarchie du travail, des capitaux : l'entreprise d'abord, le travail ensuite et finalement la finance. Le travail de direction d'entreprise n'étant considéré lui-même que le sommet de la hiérarchie du travail, cette hiérarchie pouvant être considérée comme la hiérarchie sociale centrale à laquelle peuvent se réduire toutes les autres hiérarchies. Travail et capital se distinguent sans se dissocier, sans s'abstraire totalement l'un de l'autre. Ensuite cela implique un rapport complémentaire des actifs aux inactifs qui ne soit pas de domination. Dans la société de classes la complémentarité des actifs et des inactifs est légalement établie par un rapport de domination. Dans ladite société des individus, la domination des inactifs sur les actifs garantit leur complémentarité. Elle s'apparente aux dominations de la classe des non-producteurs sur celle des producteurs, des hommes sur les femmes. La complémentarité est assurée par la domination. Dans la société sans classes antagonistes la complémentarité est assurée par la mutuelle substitution du travail en capital et non par la seule substitution du capital au travail.
Dans ladite société des individus, l'égalitarisme est un faux ami, il conduit à la prolétarisation. La fin de la domination met fin à la complémentarité, la fin de la complémentarité met fin à l'association. Pour que le travailleur ne soit plus prolétaire, il faut qu'il partage avec les autres travailleurs, actifs et inactifs, le capital ; que capital et travail ne soient pas antonymiques. Il faut qu'il ait quelque chose à transmettre. Quand l'association familiale n'a rien à transmettre, que les parents ne sont plus à la charge des enfants, son coût devient insupportable dès lors qu'elle ne rapporte rien à ses parties. Lorsque le travail de l'association familiale constitue une exploitation du travail de quelques-uns, profite à l'accumulation d'une partie d'entre elle et que le travail domestique constitue une exploitation du travail féminin, la prolétarisation a déjà un pied dans l'association familiale. La différenciation sociale de classes est enclenchée, mais ne pourra se développer que si la domination réussit à maintenir la complémentarité. Ce qui n'est pas évident dans la société postcoloniale au capital dominé.
Pour autant, on ne peut éviter ou refuser une certaine concentration du capital social et du capital humain, ce qui importe c'est qu'elle ne soit pas séparée d'une certaine déconcentration. Le mouvement de concentration et celui de dispersion et diffusion doivent se compléter et alterner dans le mouvement d'ensemble de régulation du capital.
La tâche de la société sans classes serait d'assurer une complémentarité des différentes formes de capital qui ne soit pas de domination. La société ne doit pas avoir besoin de la domination pour assurer la complémentarité des actifs et des inactifs, des hommes et des femmes, des humains et des non humains.
C'est ainsi que peuvent être mis au centre du jeu les actifs, les travailleurs à la place des rentiers. L'euthanasie des rentiers chère à J. M. Keynes peut ainsi être réalisée : il n'y aurait plus de purs rentiers, mais des travailleurs du fait de leur travail direct et indirect, passé et présent, percevant des revenus et se soutenant mutuellement. Pas d'intérêt qui s'élève et des salaires et des profits qui stagnent ou baissent. Pas d'intérêt sans profit et salaire décents. Pas d'opposition fondamentale entre actionnaires et travailleurs. L'intérêt devient la participation au profit du travail indirect, passé et présent, de l'actif et de l'inactif. Il représente l'investissement de la société dans une activité particulière, la récompense de l'effort social accordé à une activité, la volonté couronnée de succès de la société dans le monde marchand à accorder une place directrice à un investissement. Des travailleurs et producteurs actionnaires ont investi dans telle activité, non plus pour l'argent seulement, mais pour tout ce que cela rapporte comme bien-être et harmonie, comme externalité positive dirait les économistes et contre tout ce qui en disconviendrait (externalités négatives, sociales ou naturelles). L'intérêt n'exprime plus le rapport de domination des inactifs sur les actifs, ne les oppose plus en tant qu'individus séparés, aux intérêts distincts. Il exprime leur rapport de coopération dans la production de bienêtre collectif.
Le politique : l'essence du combat social.
À partir du processus de militarisation de la société occasionnée par la guerre anticoloniale, le processus de démilitarisation postcolonial a adopté la séparation du civil et du militaire conformément au modèle westphalien de construction par le haut de la société et cela contrairement au modèle mis en œuvre par le combat anticolonial[10]. Dans la lutte de libération nationale, le politique était dans le militaire et le militaire dans le politique. Le militaire postcolonial a oublié qu'il a hérité du combattant par excellence, autrement dit du politique par excellence, mais d'un combat social. Car il faut entendre par le politique l'essence du combat social. L'histoire de la lutte de libération nationale, montre qu'une fois la lutte armée retenue, le politique ne désignait plus ceux qui en pratiquait ladite activité civile, mais ceux qui s'engageaient et engageaient dans la lutte armée. Les autres activités furent alors soumises à cette activité. L'activité militaire devenait l'activité par excellence, l'activité de laquelle allait dépendre l'avenir de la société.
Quand je dis que le politique est l'essence du combat social, je veux dire qu'il dépend du combat social, de sa direction. Force est de constater, que l'essence du combat social aujourd'hui est économique et culturelle, il est combat de capacitation et de cohésion sociales.
Il faut se rappeler l'enseignement d'Ibn Khaldoun à propos de l'évolution des sociétés tribales. Elles triomphent dans le combat par leur esprit de corps, mais une fois établies dans la paix et le luxe, elles se flétrissent. Le combattant et ses descendants se transformant en rentiers, dira-t-on aujourd'hui. Certaines sociétés qui ont bénéficié du parapluie militaire anticommuniste en ont profité pour porter leur combat sur le front économique qui leur était ouvert. Elles ont mobilisé leur capital politique et social et formé des capitaines d'industrie, des armées d'ingénieurs et de chercheurs.
Et pour qu'un combat social ait une essence, il faut qu'il soit général, traverse toutes les activités de la société. Aussi cette essence n'est pas destinée à se figer dans une activité. Elle se déplace et polarise l'activité sociale. Dans un texte précédent, je disais que la rupture du civil et du militaire oubliait que les armes du militaire ne sont pas fabriquées par le militaire : qu'elles soient matérielles ou immatérielles. Opposer le civil au militaire, pour faire finalement du dernier un rentier qui vit aux dépens du premier, réduire le politique à une activité, voilà les deux principales causes de l'incapacitation sociale. Une guerre se prépare, et si elle n'est préparée que par les militaires, on peut dire qu'elle est perdue d'avance. Comme on l'a dit précédemment, certaines sociétés se protègent par les militaires d'autres sociétés pour porter leur combat sur le front économique.
Nous avons vu dans un texte précédent que l'autoritarisme résultait de la crainte des conséquences de la différenciation sociale sur la cohésion nationale, ce qui poussa à une construction autoritaire de la société par le haut. Ensuite, le politique n'avait pas pour mission d'assurer les conditions de félicité de la différenciation sociale comme ce fut le cas pour des pays au développement comparable comme la Corée du Sud. Le parti unique ne se transforma pas en multipartisme (ou bipartisme), préservant un consensus fondamental, le multipartisme ne put assurer la cohésion sociale[11]. Le politique se réfugia dans le militaire, il déserta la société, le militaire s'étant séparé de la société. Le parti unique fut de moins en moins celui de toute la société, il devenait celui de rentiers ou plus exactement celui d'une société devenue rentière. Car on ne peut isoler sa transformation de celle de la société, ses luttes de celles de la société. Avec la séparation du civil et du militaire, puis du civil et du politique, on séparait les intérêts privés des intérêts collectifs et ouvrait la voie à la privatisation. Le paradigme d'une construction par le haut de la société dont nous n'avions du reste pas les moyens a fait que nous avons échoué à faire du parti unique une réussite[12].
En se réfugiant dans le militaire suite à la dégénérescence de l'activité politique, le politique comme essence du combat social a poursuivi sa dégénérescence. Comme lors d'une remontée des sels sur une terre saharienne, par capillarité, les intérêts particuliers remontent les intérêts collectifs, le pouvoir de l'argent corrodant les rapports sociaux et s'infiltrant dans toutes les dispositions sociales. L'opposition du civil et du militaire, devenue celle du civil et du politique, a conduit à une privatisation de la société et finalement menace celle de l'État. On ne pouvait prévoir que l'atomisation de la société allait conduire à une privatisation de l'État, cela n'est enseigné nulle part. Pourtant on ne peut imaginer dans une société que des individus qui ne prêtent attention qu'à leurs intérêts particuliers puissent ne pas affecter leur élite politique. Croire que des bulletins de vote puissent transformer des intérêts particuliers en intérêts collectifs c'est accorder trop de crédit aux discours politiques et peu aux pratiques quotidiennes. C'est le retour de bâton d'une construction par le haut dans une société à l'origine sans classes. Le bas prend sa revanche sur le haut. Ce qui était attendu en vérité d'une telle séparation c'était l'avènement d'une certaine structure sociale, une structuration de classe. Nous allons faire les frais de l'incapacité d'un tel projet capitaliste inavoué à stabiliser la structure sociale.
En guise de conclusion. Le parti unique héritier du front de libération nationale pouvait être à l'indépendance la fabrique de l'élite politique, cela ne fut pas le cas, car la « monarchie » ne fut pas une hiérarchie du « travail », du combat social, qui aurait pu se différencier en polyarchie. Le parti unique reste cependant la solution pour fabriquer du consensus social et politique. Mais comme il a été soutenu, le parti unique n'est pas exclusif du pluripartisme, l'un est toujours dans l'autre, sans quoi il ne peut y avoir de société dynamique, différenciée et solidaire. Ensuite que soit latent le parti unique ou manifeste n'est pas le plus important, ce qui importe c'est que tous deux soient actifs et complémentaires. Il n'y a pas de modèle à importer, mais des exemples à méditer et des expériences à engager.
Notes
[1] JOSEPH NEEDHAM La tradition scientifique chinoise. Hermann, 1974, p. 11.
[2] Voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Joseph_Needham#cite_note-11
[3] J. Needham, p. 241
[4] J. Needham, pp. 241-242. C'est moi qui souligne.
[5] Ibid.
[6] J'ai commis un papier sur le sujet, s'industrialiser n'est pas seulement importer des usines, c'est objectiviser et subjectiviser le travail, qui est travail humain et non humain, matériel et immatériel, physique et biologique. C'est transformer les activités de la nature, des agents et leurs habitudes.
[7] cf. le travail du philosophe sinologue François Jullien. On peut citer à titre d'exemple le principe aristotélicien de non-contradiction et les modes de pensée associés, substance, essence, etc..
[8] Je me rappelle de la remarque d'un défunt président de la République, de réputation plutôt libérale, qui affirmait que si l'on divisait le revenu des hydrocarbures entre les membres de la société, il le dissiperait dans la consommation. Ce n'est ni inexact ni inévitable.
[9] Éditions Payot & Rivages, Paris, 2016 pour la traduction française et 2018 pour l'édition de poche
[10] D'où la violence sur le réel. Voir l'article la fin d'une hégémonie.
par Derguini Arezki
Jeudi 11 janvier 2024
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