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Rédigé le 25/01/2024 à 20:08 dans Israël, Palestine, Paléstine | Lien permanent | Commentaires (0)
L’histoire du Parti communiste tunisien est celle d’un éternel tiraillement : d’abord entre son origine coloniale et son ancrage « indigène », ensuite entre une adhésion au socialisme bourguibien et un anti-impérialisme farouche. Pourtant, cette formation a été présente à tous les rendez-vous importants de l’histoire du pays.
En 1993, disparaît en Tunisie le plus ancien parti communiste du monde arabe, qui change cette année-là de nom pour devenir Ettajdid (le Renouveau), et inclure en son sein des personnalités non communistes affiliées à la mouvance dite progressiste. Depuis cette date et surtout depuis la révolution de 2011, ce parti a prolongé son existence sous des avatars successifs, mais sans plus peser sur la vie politique tunisienne, ni même sur la recomposition d’une gauche en déshérence.
Certes, le parti communiste n’a jamais été en Tunisie une formation de masse et n’a réuni dans ses moments les plus fastes que quelques milliers de militants sous sa bannière. Mais il a eu, à de nombreux moments de l’histoire du pays, une influence allant au-delà de l’engagement de ses seuls membres, malgré les contradictions et les ambigüités de ses positionnements politiques, dus en grande partie à sa dépendance vis-à-vis du Parti communiste français.
Dès le lendemain du Congrès de Tours est créée en 1921 une Section fédérale de l’Internationale communiste de Tunis (SFIC de Tunis). Bien que cette première mouture du parti ait vu le jour à l’initiative de militants français, elle souscrit pleinement à la huitième condition de l’adhésion à la IIIe Internationale : le soutien à tout mouvement d’émancipation dans les colonies et la lutte contre toute oppression des peuples coloniaux. Car la Régence de Tunis est un protectorat français depuis 1881, où la puissance occupante s’est arrogé tous les pouvoirs, s’appropriant les ressources agricoles et minières du pays.
La longue histoire du PCT peut être divisée en deux périodes : de sa création à l’indépendance en 1956 où les principaux clivages en son sein résident dans le positionnement par rapport à la lutte de libération nationale et l’alignement sur la politique soviétique, puis de l’indépendance à sa disparition progressive après 2011.
En 1924, le parti participe à la création du premier syndicat tunisien, la CGTT (Confédération générale des travailleurs tunisiens), à laquelle sont hostiles à la fois le Destour, parti nationaliste créé en 1920, qui craint un éparpillement du mouvement national, et l’Union départementale de la CGT (UD-CGT) qui accuse la nouvelle centrale de diviser les rangs ouvriers. La CGTT est rapidement interdite par les autorités du protectorat, son principal dirigeant Mohamed Ali El Hammi condamné au bannissement avec Jean-Paul Finidori, son camarade à la tête de la formation communiste. Jusqu’à la crise de 1929 qui a des répercussions sociales catastrophiques dans la régence, le PC est cantonné à une relative léthargie du fait de la répression dont il est l’objet. C’est avec l’arrivée au pouvoir du Front populaire en mai 1936 qu’il retrouve de la vigueur et prend la tête de nombreux mouvements de grève qui agitent alors le pays.
L’année 1936 est également l’année où le parti parvient à s’affranchir partiellement du PCF et prend le nom de Parti communiste tunisien. Il nomme à sa tête Ali Jrad, un de ses principaux dirigeants. Dès lors, deux tendances vont s’y affronter jusqu’au début des années 1950 : l’une attachée à suivre en tous points les positions du PCF dont on sait l’ambigüité et les retournements successifs sur la question coloniale, et l’autre voulant donner la priorité à la libération nationale, quitte à s’allier pour ce faire à certaines tendances du Néo-Destour, parti créé par Habib Bourguiba en 1934. La ligne « nationale » se renforce à partir de 1936 avec l’arrivée en Tunisie de dirigeants communistes italiens ayant fui le régime mussolinien et plus sensibles que leurs homologues français aux ravages causés par l’oppression coloniale.
Mis en sommeil par la Seconde guerre mondiale, l’affrontement entre ces deux lignes reprend toutefois dès son achèvement. Durant cette période, le PCT a été la seule formation politique à mener une lutte clandestine, d’abord sous le régime de Vichy, puis sous l’occupation allemande du pays de novembre 1942 à mai 1943. La divergence devient si profonde qu’Ali Jrad, soucieux de donner la priorité au combat pour l’indépendance, est exclu en 1948 au profit d’une mainmise sur l’appareil de la tendance inféodée au PCF.
Plus généralement, à partir de 1947, les nationalistes et les communistes se retrouvent dans les deux camps opposés de la guerre froide. Farouchement anticommuniste, Bourguiba a choisi d’arrimer son mouvement à l’Occident, tandis que les seconds privilégient la lutte contre l’impérialisme américain, seule cible de leur propagande jusqu’en 1950. Mais la lutte pour l’indépendance ayant connu une accélération depuis 1945 et avec l’évolution du contexte international, les communistes sont contraints à partir de cette date de s’y rallier enfin sans réserve et subissent, comme les destouriens, les foudres de l’autorité coloniale.
Paradoxalement, c’est durant cette période que le PCT connaît son apogée. Bien implanté dans quelques bastions ouvriers, en particulier chez les mineurs et les dockers, il participe à toutes les revendications qui prennent de l’ampleur à cette époque. Depuis la transformation de l’UD-CGT en Union syndicale des travailleurs tunisiens (USTT) passée sous le contrôle des communistes, ce syndicat mène de nombreuses actions communes avec l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) pourtant située dans le camp opposé, puisqu’elle est une composante centrale du mouvement national, mais sans oublier pour autant sa dimension syndicale. Cette collaboration dure jusqu’en décembre 1952, date de l’assassinat du leader de l’UGTT, Farhat Hached, par un commando affilié à la Résidence française. Ce dernier disparu, la centrale nationale passe en effet sous le contrôle direct du Néo-Destour, peu disposé à collaborer avec les communistes. Affaiblie, l’USTT parvient à exister jusqu’en 1956 mais décide après l’indépendance de s’autodissoudre et d’intégrer ses militants à l’UGTT.
Durant sa période faste, le PCT se dote également d’organisations de masse. Grâce à la création de L’Union des femmes de Tunisie et de L’Union des jeunes filles de Tunisie, il pénètre les milieux féminins. Mais, dans ce domaine aussi, la forte présence de femmes françaises et tunisiennes juives dont seul un petit nombre maîtrise la langue arabe, et la réputation sulfureuse du PC dans les milieux musulmans, ne leur permettent pas d’étendre leur influence. Les associations de femmes musulmanes proches du mouvement nationaliste demeurent hégémoniques dans la population féminine de la Régence.
Ce n’est qu’en 1957, un an après l’indépendance, que le PCT fait l’autocritique de ses positions antérieures. Il écarte de sa direction les derniers Français qui en faisaient partie et y intègre une jeune génération de militants, recrutés principalement dans les milieux intellectuels.
Commence alors une nouvelle phase de son histoire, marquée par sa marginalisation progressive. Le premier facteur de cette mise à l’écart est l’instauration dès 1956 d’un régime autoritaire sous la houlette de son chef Habib Bourguiba, décidé à réprimer toute contestation de sa pratique du pouvoir. En janvier 1963, le PCT est interdit, ce qui fait de la Tunisie un pays à parti unique de fait. Mais il est également contesté par une jeune génération d’étudiants plus radicaux vis-à-vis du régime, qui créent en 1963 le Groupe d’études et d’action socialiste tunisien (GEAST), plus connu par le nom de sa revue Perspectives.
Le PCT hésite alors sur la conduite à tenir. Depuis 1962, la Tunisie tente une expérience « socialiste » sous la direction du puissant ministre Ahmed Ben Salah qui procède à une collectivisation massive des terres agricoles et de l’ensemble de l’économie sous couvert de leur mise en coopératives, au point que le Néo-Destour prend en 1964 le nom de Parti socialiste destourien. Entrés dans une « semi-clandestinité » selon leur propre formule, les communistes apportent leur « soutien critique » à l’expérience en se définissant comme « une opposition constructive ». La planification et la création des coopératives seraient à mettre à l’actif du régime qui aurait ainsi choisi « une voie non capitaliste » de développement. Le parti la soutient jusqu’au bout malgré l’opposition générale qu’elle suscite et qui conduit Bourguiba à y mettre brutalement fin en septembre 1969.
De fait, c’est essentiellement dans le domaine de la politique étrangère que le PC s’oppose durant ces années au régime, dont l’arrimage à l’Occident ne cesse de se consolider. L’impérialisme américain est évidemment dénoncé avec vigueur. L’accent est mis sur la guerre que les États-Unis mènent au Vietnam puis, à partir de la défaite arabe de juin 1967, sur le soutien sans failles qu’ils apportent à Israël. Les communistes dénoncent aussi l’hostilité tunisienne vis-à-vis de l’Égypte de Nasser considérée comme un phare de l’anti-impérialisme au Proche-Orient. L’Égypte, l’Algérie, la Syrie, la Guinée, le Mali, la Tanzanie, Cuba, le Vietnam de Hô Chi Minh sont cités comme d’authentiques pays progressistes. Alors que les communistes critiquent l’autoritarisme bourguibien et réclament l’instauration chez eux d’un régime démocratique, ils ne font jamais mention de la répression des opposants qui caractérisent ces « pays frères ».
Le décalage de plus en plus grand entre les positions du PCT et les préoccupations de la population. Son alignement sur l’URSS alors que les jeunes mouvements étudiants s’en éloignent catégoriquement en font progressivement une formation marginale dans un arc politique qui connaît un début de diversification à partir du début des années 1980. C’est pourtant lui que le pouvoir décide de réautoriser en 1981, voulant atténuer son image autoritaire et estimant sans doute qu’il n’a rien à craindre d’une formation devenue quasiment groupusculaire.
Prenant acte de la disparition du bloc soviétique, le Parti communiste tunisien change de nom en 1993, et devient Ettajdid. Sous cette nouvelle appellation, il retrouve une popularité momentanée en présentant aux élections présidentielles de 2004 un candidat au nom de toute la gauche, face au président Zine El-Abidine Ben Ali. Néanmoins, le truquage du scrutin ne donne à Mohamed Ali Halouani qu’un score ridicule. Cette union de la gauche se fracasse en outre l’année suivante sur la question de l’alliance avec le mouvement islamiste Ennahda, susceptible aux yeux d’une partie de cette mouvance de renforcer la lutte contre la dictature. Ettajdid est le seul parti de gauche à refuser cette alliance scellée en octobre 2005 et tente de fédérer autour de lui des personnalités et des mouvements opposés à tout rapprochement avec les islamistes.
On aurait pu croire que la révolution de 2011 redonnerait un espace politique aux forces de gauche et en particulier aux héritiers du PC, regroupés au sein des nouveaux mouvements Al Qotb (Le Pôle) puis Al Massar (La Voie). Mais la victoire d’Ennahda aux élections de l’Assemblée constituante d’octobre 2011 a douché cet espoir. Le coup de grâce a été donné à ce qui restait du vieux parti quand plusieurs responsables d’Al Massar ont rejoint le parti Nidaa Tounes, fondé par le futur président Béji Caïd Essebsi au nom de la lutte contre les islamistes, ce qui s’est transformé en marché de dupes.
La naissance, la vie et la disparition du Parti communiste tunisien épousent les tribulations de l’ensemble du mouvement communiste international. Avec, comme pour de nombreux partis communistes du Sud, les impasses du communisme en situation coloniale, déchiré entre les injonctions — pas toujours identiques — de Moscou et des partis métropolitains, et les aspirations à la libération nationale des masses locales. S’il n’a eu qu’une influence modeste sur le cours de l’histoire tunisienne, le PCT a fait partie de l’aventure du marxisme en terre arabe et a laissé des traces malgré son effacement du paysage politique. Il est notamment le seul à avoir favorisé la mixité intercommunautaire et la distance par rapport à la norme religieuse, dont il a toujours contesté l’hégémonie. Aux historiens de mesurer ce qu’il en reste de cet héritage chez les Tunisiens d’aujourd’hui.
SOPHIE BESSIS
https://orientxxi.info/dossiers-et-series/le-parti-communiste-tunisien-peser-sans-les-masses,7023
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Rédigé le 25/01/2024 à 17:31 dans Tunisie | Lien permanent | Commentaires (0)
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Rédigé le 25/01/2024 à 16:54 dans Chansons | Lien permanent | Commentaires (0)
Rédigé le 25/01/2024 à 16:36 dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (0)
LOI IMMIGRATION : LA COURSE AUX DROITES EXTRÊMES
Alors que le Conseil constitutionnel se prononce le 25 janvier sur le texte voté fin décembre, l’écrivain sénégalais, Goncourt 2021, pointe dans un texte pour Mediapart le risque de cette « loi indigne » : « Constituer des catégories de bons et de mauvais étrangers. »
JeJe suis venu en France en 2009 pour y commencer mes études supérieures. On m’a souvent demandé pourquoi j’avais choisi ce pays plutôt qu’un autre afin de poursuivre mon chemin dans la vie. J’invoquais, entre maintes raisons, de grands vocables aux pesantes majuscules : Littérature, Humanisme, Philosophie, République, Lumières, Droits de l’Homme, Égalité. Je n’ignorais pas, pour être né et avoir grandi sur une terre où elles avaient eu cours et laissé de profondes cicatrices, les atrocités que la France avait commises au nom de ces nobles emblèmes et principes ; mais je ne voulais pas juger tout un pays − un pays qui m’accueillait pour me former − en le réduisant à son passé ensauvagé et criminel.
J’arrivai donc à Compiègne. Il ne fallut pas un trimestre pour que la vie politique française achevât de me déniaiser et de me dépiter. J’admirais Balzac ; on m’offrit l’opportunité empoisonnée de vivre mes Illusions perdues. À l’époque, sous l’impulsion des gaies figures politiques de l’UMP, le débat sur l’identité nationale faisait rage et fureur.
Pour être honnête, je le trouvais intéressant en son principe : qu’un pays se demande ce qui fondait sa culture, quelles vertus donnaient sens à sa devise, à partir de quelles valeurs, de quelle histoire, de quelle vision du passé, du présent, de l’avenir il faisait nation et société ne me paraissait pas être une mauvaise discussion en soi. C’était avant que je ne me rende compte que les termes de ladite réflexion étaient faussés dès le départ, et qu’il s’agissait moins d’un débat que d’un procès. Ou d’une puante inquisition, à tout le moins.
À la barre des accusés ? facile : les mêmes que d’habitude, les usual suspects : les étrangers, les métèques, les barbares, les musulmans, les Noirs, les Arabes, les Roms, les immigrés du Sud. Moi. Nous n’avions pas besoin de commettre un crime particulier. On nous en prêtait l’intention et cela suffisait. Nous étions suspectés ab initio et a priori. Je découvrais l’existence de la présomption de culpabilité, du péché sans faute. Il n’était pas du tout question de penser l’identité française, mais de l’aligner sur un patron réactionnaire, violent et discriminatoire envers des catégories déjà fragiles de la société.
Je suis pourtant resté vivre dans ce pays. J’en aime bien des aspects, et bien des gens qui l’habitent m’émeuvent beaucoup. J’y suis devenu un homme et un écrivain. Mais je n’oublie jamais, où que j’y sois, même couvert de ses honneurs les plus prestigieux, que j’y demeure − je connais les nuances sémantiques, mais elles convergent vers la même peur − un étranger et un immigré ; que, donc, j’appartiens de facto (et, de plus en plus, de jure) à la menace à venir : celle qu’on agitera quel que soit le problème, que divers gouvernements − de tous bords − manipuleront pour d’indignes intérêts politiques, qu’on n’aura nul scrupule à criminaliser.
Qui me le rappelle ? l’homme de la rue, parfois ; la loi, régulièrement ; et toujours, les visages de cette famille damnée et silencieuse que forment les étrangers de ce pays. Je les regarde : ces visages peuvent être apeurés ou courageux, désespérés ou combatifs, encolérés ou joyeux, vaincus ou triomphants, enragés ou conciliants. Tous, cependant, se ressemblent en ce qu’ils sont lucides. Ils savent où ils sont. C’est aux étrangers de ce pays qu’il faut poser la question de l’identité française. Ils la connaissent par sa honte. Le mieux, par conséquent. Ils savent les ombres de la France, le revers noir de ses légendes dorées, sa lâcheté, ses mensonges, sa violence historique et quotidienne ; nul ne les dupera à ce sujet à coups de rhétorique et de réécriture ; et nul mieux qu’eux ne saura décrire les passions tristes de ce pays, ce qu’elles furent, ce qu’elles sont, ce qu’elles deviennent.
Presque quinze ans ont passé depuis les joyeusetés identitaires des barons de l’UMP. Fin 2023, pourtant, ils passeraient presque pour d’inoffensifs drilles. Dans des circonstances constitutionnelles catastrophiques pour l’État de droit, le gouvernement français (qui faut-il mettre en avant : Emmanuel Macron ? Gérald Darmanin ? Élisabeth Borne, débarquée depuis ?) faisait voter une loi immigration dont la dureté et l’injustice contre les immigrés n’envient rien aux propositions de l’extrême droite française, laquelle a d’ailleurs vu dans cette décision, dont elle s’est félicitée qu’elle fût adoptée, « une victoire idéologique ».
Cette revendication seule eût pu suffire à en signer la honte et à embarrasser la majorité. Mais nous n’en sommes plus là : plus aucune haine documentée, plus aucun passé d’indignité, plus aucune peste n’est infréquentable politiquement. Il serait aisé, peut-être trop, d’accabler le seul espace politique. C’est aussi dans la société, dans ses profondeurs, que les digues anciennes ont peu à peu reculé avant de rompre totalement. Mais le monde politique a accepté, accéléré, institutionnalisé ce mouvement en lui donnant une légitimité, en l’embra(s)sant au lieu de le combattre. Que s’est-il produit, pour que les vieux loups bruns passent aujourd’hui pour des agneaux blancs ? Qui porte la responsabilité de cette déchéance-là ?
Il est certain, en tout cas, que l’actuel gouvernement français en a une, et cette tache le poissera à jamais. Pour qui a attentivement suivi les différentes lois liées à l’immigration depuis quelques années, il n’y a, une fois passée la stupeur morale (ainsi donc, l’extrême droite est − était ? − déjà au pouvoir ?), aucune surprise. Tout est bassement cohérent. Je ne dresserai pas ici l’historique précis de ces lois et mesures (de l’augmentation des frais de scolarité des étudiants étrangers au refus des visas accordés à des ressortissants de certains pays africains), non plus que je ne répéterai toutes les funestes raisons, ainsi que leurs conséquences odieuses, qui sont attachées à cette loi.
Je me refuse également à défendre les immigrés et étrangers de ce pays en mettant en avant, pour prouver qu’ils peuvent tout de même y réussir (certains remportent même le Goncourt), les plus célèbres et glorieux parmi leurs rangs. Il n’est pas question d’eux ici, ou plutôt : ils ne sont pas les plus menacés par cette loi. Ce n’est pas eux qu’elle humiliera et détruira le plus violemment. J’ai vu circuler de gentilles images, des sortes de Who’s who de Français illustres issus de l’immigration (beaucoup de morts, quelques vivants) qui devaient montrer l’apport important des étrangers à la France.
L’intention est sans doute louable, mais je ne suis pas sûr que le fond d’une telle démarche ne constitue pas subrepticement une alliée de cette loi indigne : constituer des catégories de bons et de mauvais étrangers, trier parmi les immigrés des personnes acceptables, visibles, désirables, et d’autres sans intérêt, invisibles, importunes.
À ce propos, qu’on ne s’y trompe pas : les législations sur les étrangers sont toujours des galops d’essai politiques, des laboratoires. L’horizon de cette loi n’est pas seulement de désigner, dans la population des immigrés, qui est gardable et qui est irregardable, mais bien de distinguer chez les Français eux-mêmes, parmi lesquels, bien sûr, se trouvent des gens aux origines étrangères, entre vrais et faux. Oui, ça pue. Le langage de la souche n’est pas loin. On moisit déjà sous terre.
Alors, que faire ? tout ce qu’on a toujours fait dans ces circonstances, qui n’est pas grand-chose et qui est déjà beaucoup : dire non, marcher, écrire, protester, se réunir, parler, se parler, refuser d’être plus atomisés qu’on l’est déjà. Que chacun lutte, comme il peut, avec ses armes miraculeuses, avec ou sans espoir. J’imagine que rien de tout cela n’émeut vraiment ceux et celles qui dirigent ce pays, ainsi que les gens qui les soutiennent. Mais qu’importe, c’est tout ce qu’il nous reste devant cette hideuse loi : la dénoncer toujours, et lutter fraternellement, jusqu’au bout.
Mohamed Mbougar Sarr
25 janvier 2024 à 06h57
https://www.mediapart.fr/journal/france/250124/mohamed-mbougar-sarr-loi-immigration-la-centrale-du-tri
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Rédigé le 25/01/2024 à 15:31 dans Immigration | Lien permanent | Commentaires (0)
Dans leur décision rendue jeudi 25 janvier, les neuf juges constitutionnels ont considéré comme « cavaliers législatifs » 32 articles, c’est-à-dire sans lien suffisant avec le texte, sur les 86 adoptés par le Parlement.
Le Conseil constitutionnel a censuré, dans une décision rendue jeudi 25 janvier, une grande partie de la loi immigration, adoptée fin 2023 avec les voix de la droite et de l’extrême droite. Trente-deux articles sur 86 adoptés par le Parlement sont ainsi considérés comme des « cavaliers législatifs », c’est-à-dire sans lien suffisant avec le texte. Dans ces cas, le Conseil ne se prononce donc pas sur le fond des propositions, qui peuvent faire l’objet de nouveaux projets ou propositions de loi. Reste que l’élagage est sévère.
Sont concernées certaines mesures les plus controversées du texte, obtenues par la droite, comme celles concernant l’accès aux prestations sociales que les opposants à la loi assimilaient à la « préférence nationale », concept central du programme du Rassemblement national. Il s’agit des dispositions soumettant le bénéfice de l’aide personnelle au logement, de l’allocation personnalisée d’autonomie et des prestations familiales pour l’étranger non ressortissant de l’Union européenne à une condition de résidence en France d’une durée d’au moins cinq ans ou à l’exercice d’une activité professionnelle depuis une certaine durée.
Même chose pour les articles concernant le durcissement de l’accès au regroupement familial ; la modification de certaines règles d’accès à la nationalité ; le changement des conditions d’hébergement d’urgence de certaines catégories de personnes sans abri ou encore les articles modifiant les conditions d’accès au titre de séjour pour soins.
Les neuf juges constitutionnels censurent en outre, cette fois au fond, partiellement ou totalement, trois des articles de la loi. Il en va ainsi de l’article 38 autorisant le relevé des empreintes digitales et la prise de photographie d’un étranger sans son consentement qui est censuré.
L’article 1er du texte est, quant à lui, partiellement censuré. Le texte prévoyait notamment d’imposer la tenue d’un débat annuel au Parlement sur les orientations pluriannuelles de la politique d’immigration et d’intégration. Il disposait également que le Parlement détermine des quotas d’immigration pour les trois années à venir (à l’exception de l’asile).
S’inscrivant dans une jurisprudence constante, le Conseil constitutionnel juge que le législateur ne peut imposer au Parlement l’organisation d’un débat en séance publique ou la fixation par ce dernier de certains objectifs chiffrés en matière d’immigration. Cela serait en contradiction avec la séparation des pouvoirs. Il ajoute : « Une telle obligation pourrait faire obstacle aux prérogatives que le gouvernement ou chacune des assemblées, selon les cas, tiennent de la Constitution pour la fixation de l’ordre du jour ».
Le Conseil constitutionnel juge en revanche que le reste de l’article 1er, qui se borne à prévoir la remise d’un rapport destiné à assurer l’information du Parlement, ne méconnaît aucune exigence constitutionnelle.
En revanche, le Conseil déclare partiellement ou totalement conformes à la Constitution dix articles de la loi, dont celui imposant à l’étranger de signer et respecter un contrat détaillant les principes de la République. Le Conseil constitutionnel juge que, « loin de méconnaître des exigences constitutionnelles, le législateur a pu, pour en assurer la protection, prévoir qu’un étranger qui sollicite la délivrance d’un document de séjour doit s’engager à respecter des principes, parmi lesquels figure la liberté d’expression et de conscience, qui s’imposent à tous ceux qui résident sur le territoire de la République ».
L’adoption du texte, en décembre 2023, avait connu de nombreuses péripéties. Gérald Darmanin, d’abord, la première ministre de l’époque, Elisabeth Borne, ensuite, et Emmanuel Macron, enfin, avaient tous reconnu que le texte comportait des dispositions contraires à la Constitution.
Le Conseil constitutionnel a ainsi « nettoyé » le texte de ses scories les plus évidentes. « Le Conseil a fait le travail qu’aurait dû faire le gouvernement. Le texte tel que présenté n’aurait jamais dû arriver devant le Conseil, souligne Patrice Spinosi, avocat spécialiste des droits humains. Ce qui est à craindre, c’est que cela attise une opposition entre le politique et le juridique alors que le Conseil constitutionnel a rendu une décision conforme à sa jurisprudence qui conforte l’Etat de droit. »s
Dès la publication de la décision, la gauche parlementaire et les associations se sont félicitées de la large censure. Manuel Bompard, chef de La France insoumise a appelé le gouvernement à retirer la loi, Olivier Faure, le premier secrétaire du Parti socialiste, a estimé que l’exécutif « portera comme une tache indélébile l’appel à voter » ce texte. Le ministre de l’intérieur, Gérald Darmanin, a lui estimé sur X que « le Conseil constitutionnel [avait validé] l’intégralité du texte du gouvernement : jamais un texte n’a prévu autant de moyens pour expulser les délinquants et autant d’exigence pour l’intégration des étrangers ! »
ar Abel Mestre
https://www.lemonde.fr/societe/article/2024/01/25/loi-immigration-la-censure-du-conseil-constitutionnel-concerne-principalement-les-mesures-controversees-obtenues-par-la-droite_6212985_3224.html
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Rédigé le 25/01/2024 à 14:18 dans Immigration | Lien permanent | Commentaires (0)
Avant de donner le récit des deux sièges de
Constantine, par l’armée française, il est indispensable de jeter un rapide coup d’œil sur la situation
du pays en 1836, et de fournir quelques détails sur
les principaux acteurs dont les noms reviendront
souvent sous notre plume(1).
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1. Les matériaux de cette partie de notre travail d’ensemble, ont été pris dans les ouvrages suivants, que nous
nous dispenserons, en général, de citer
Histoire de Constantine sous les beys, par M. Vayssettes. — Histoire d’Alger, par de Grammont. — Annales Algériennes, par Pellissier de Reynaud. — Collection
de la Revue Africaine et de la Société Archéologique de
Constantine, contenant de nombreux travaux détachés de
Féraud et autres auteurs. — Récits et Lettres du duc d’Orléans. — Cirta-Constantine, par Watbled (sur les notes de
Berbrugger). — Histoire d’une Conquête, par C. Rousset.
— Journaux de l’époque et Rapports offi ciels. — Récit du
Capitaine de la Tour du Pin, (Revue des Deux-Mondes).
— Algérie, par Carette (dans l’Univers pittoresque). —
Souvenirs de l’abbé Suchet. — Correspondance de SaintArnaud. — Récit du caporal Tarissan, etc.
Nous avons utilisé, en outre, un grand nombre de
renseignements recueillis sur place, depuis 24 ans, chez
les indigènes, ou trouvés dans des pièces passées entre nos
mains.
2 LES DEUX SIÈGES
I
SITUATION DE CONSTANTINE EN 1836.
EL HADJ AHMED ET SON PERSONNEL
El Hadj Ahmed, fi ls de l’ancien Khalifa
Mohammed, et petit-fi ls d’Ahmed bey El Kolli ;
avait été nommé par le dey d’Alger Hosseïn, bey de
Constantine, en août 1826. C’était un homme énergique, né dans cette ville, Koulour’li d’origine, et
âgé alors d’une trentaine d’années. Il y avait rempli,
sous de précédents beys, les fonctions importantes
de Khalifa, sorte de premier ministre, et s’était créé
d’implacables inimitiés; cela, joint à quelques actes
véritablement irréfl échis, avait motivé son internement à Blida, d’où le dey venait de le tirer.
La rupture d’Alger avec la France, en 1827, et.
les diffi cultés auxquelles Hosseïn eut dès lors à faire
face, laissèrent le champ libre au nouveau bey de
Constantine et il en profi ta largement, en ayant soin
d’assurer le service des redevances au suzerain et
de se montrer, en toute occasion, un vassal fi dèle
et dévoué. Il sévit surtout contre deux puissances
le parti turc et la caste des marabouts trop indépendants. En 1830, il conduisit une véritable armée
à Alger, et prit une part glorieuse au combat de
Staouéli ; mais, lorsqu’il jugea la partie perdue, il
s’empressa de regagner Constantine.
DE CONSTANTINE 3
A son arrivée, il trouva les portes de sa bonne
ville fermées, et, pour recouvrer le pouvoir, se vit
forcé d’organiser des contingents kabiles, au moyen
desquels il triompha assez facilement de compétiteurs, en réalité sans mérite et indignes de lui.
Maître de Constantine et de sa vaste province, il prit
le titre de pacha, arraché à Hosseïn par la capitulation d’Alger et obtint du sultan la confi rmation platonique de son investiture. Dès lors, El Hadj Ahmed
régna à Constantine en véritable tyran, et l’on put
croire, à distance, qu’il disposait d’une puissance
plus grande qu’elle ne l’était en réalité.
Au commencement de 1836, la population,
courbée sous sa violence, venait, pour comble de
malheur, de traverser une horrible épidémie, peste
ou choléra, qui l’avait décimée. Les vieilles familles
du pays et surtout les anciens fonctionnaires turcs,
les janissaires, autrefois maîtres incontestés, maintenant objets de l’aversion du pacha, avaient été
abaissés, dispersés, et leurs partisans, bien que nombreux, réunis dans la haine commune du despote,
n’osaient rien dire et se tenaient à l’écart.
El Hadj Ahmed ne se faisait pas d’illusion sur
les sentiments réels de la population à son égard;
mais il tenait ses adversaires écrasés sous la terreur
et avait, comme tout tyran, ses partisans. Les kabiles constituaient sa principale force ; il les avait
appelés en grand nombre et ils remplissaient la
4 LES DEUX SIÈGES
ville d’artisans, et de soldats, s’attribuant une foule
de privilèges.
Voici, maintenant, ses principaux fonctionnaires :
Ali ben Aïssa était son bras-droit, son alterego. Kabile, originaire des Beni-Fergane, Ben Aïssa,
chef de la corporation des forgerons, avait, en 1830,
contribué pour une large part à la reprise de Constantine par le bey ; comme récompense, celui-ci le
nomma bach-hanba (général) et l’employa, en cette
qualité, à combattre et à réduire ses adversaires. Par
son énergie et son goût de la guerre, Ben Aïssa justifi a cette élévation et vit successivement les plus
hautes fonctions lui être décernées. En 1836, il avait
le titre de Khalifa et disposait d’une autorité sans
bornes; on dit même qu’il avait été élevé au rang de
bey, puisque son maître s’était érigé pacha.
Ahmed ben El Hamlaoui, d’une famille indigène de l’intérieur, secondait Ben Aïssa dans le
commandement des troupes.
El Hadj Mohammed ben El Bedjaoui, Koulour’li d’origine, remplissait l’importante fonction
de Caïd Ed Dar, sorte de maire de la ville, mais avec
des pouvoirs plus étendus que ceux que nous attribuons à cette fonction.
Tels étaient les principaux chefs, disposant de
l’autorité publique. A côté d’eux, la puissance religieuse se trouvait entre les mains de la, famille Ben
DE CONSTANTINE 5
El Feggoun, dont l’élévation remontait à l’époque
de l’établissement de la domination turque au XVIe
siècle). Son chef avait le titre de Cheïkh El Islam;
c’était alors un vieillard, Sid M’hammed, homme
prudent, que son caractère religieux et son grand
âge avaient porté à se tenir à l’écart des passions
politiques ; il avait de nombreux fi ls, dont un, Hammouda, bien que précédé par plusieurs fères aimés,
était appelé à jouer un certain rôle à Constantine,
sous notre domination.
Quant aux anciennes familles du pays les Ben
Zekri, Ben Namoun, Ben Labiod, Ben Zagouta et
autres, et celles des anciens beys, elles avaient été
décimées et réduites à l’impuissance.
Mais les beys de cette province s’étaient toujours appuyés sur de grands feudataires indigènes,
sans lesquels ils n’auraient pu exercer aucune action
dans l’intérieur et nous devons aussi les mentionner,
en raison du rôle qu’ils sont appelés à jouer.
Un des principaux était le Cheïkh El Arab,
grand chef des tribus du Sud et des Hauts-plateaux.
Cette importante fonction était restée, durant des
siècles, dans la famille Bou Aokkaz, le dit Ben
Sakheri, chef traditionnel des arabes Daouaïda du
Zab. Mais, à la suite des révoltes sans cesse réitérées de ces chefs, Ahmed et Kolli, aïeul d’El Hadj
Ahmed, leur avait suscité des rivaux, les Ben Gana,
(vers 1771), et, depuis lors, cette fonction avait été
6 LES DEUX SIÈGES
dévolue, soit aux uns, soit aux autres. L’élévation de
notre pacha, allié à la famille Ben Gana, lui avait
rendu son autorité, et son chef, Bou Aziz ben Gana,
était alors cheïkh El Arab.
Les Ben Sakheri avaient à leur tête Farhate
ben Saïd, homme sans consistance et dont la vie
n’avait été qu’une longue suite d’inconséquences. Il
était devenu nécessairement l’ennemi acharné d’El Avant de donner le récit des deux sièges de
Constantine, par l’armée française, il est indispensable de jeter un rapide coup d’œil sur la situation
du pays en 1836, et de fournir quelques détails sur
les principaux acteurs dont les noms reviendront
souvent sous notre plume(1).
____________
1. Les matériaux de cette partie de notre travail d’ensemble, ont été pris dans les ouvrages suivants, que nous
nous dispenserons, en général, de citer
Histoire de Constantine sous les beys, par M. Vayssettes. — Histoire d’Alger, par de Grammont. — Annales Algériennes, par Pellissier de Reynaud. — Collection
de la Revue Africaine et de la Société Archéologique de
Constantine, contenant de nombreux travaux détachés de
Féraud et autres auteurs. — Récits et Lettres du duc d’Orléans. — Cirta-Constantine, par Watbled (sur les notes de
Berbrugger). — Histoire d’une Conquête, par C. Rousset.
— Journaux de l’époque et Rapports offi ciels. — Récit du
Capitaine de la Tour du Pin, (Revue des Deux-Mondes).
— Algérie, par Carette (dans l’Univers pittoresque). —
Souvenirs de l’abbé Suchet. — Correspondance de SaintArnaud. — Récit du caporal Tarissan, etc.
Nous avons utilisé, en outre, un grand nombre de
renseignements recueillis sur place, depuis 24 ans, chez
les indigènes, ou trouvés dans des pièces passées entre nos
mains.
2 LES DEUX SIÈGES
I
SITUATION DE CONSTANTINE EN 1836.
EL HADJ AHMED ET SON PERSONNEL
El Hadj Ahmed, fi ls de l’ancien Khalifa
Mohammed, et petit-fi ls d’Ahmed bey El Kolli ;
avait été nommé par le dey d’Alger Hosseïn, bey de
Constantine, en août 1826. C’était un homme énergique, né dans cette ville, Koulour’li d’origine, et
âgé alors d’une trentaine d’années. Il y avait rempli,
sous de précédents beys, les fonctions importantes
de Khalifa, sorte de premier ministre, et s’était créé
d’implacables inimitiés; cela, joint à quelques actes
véritablement irréfl échis, avait motivé son internement à Blida, d’où le dey venait de le tirer.
La rupture d’Alger avec la France, en 1827, et.
les diffi cultés auxquelles Hosseïn eut dès lors à faire
face, laissèrent le champ libre au nouveau bey de
Constantine et il en profi ta largement, en ayant soin
d’assurer le service des redevances au suzerain et
de se montrer, en toute occasion, un vassal fi dèle
et dévoué. Il sévit surtout contre deux puissances
le parti turc et la caste des marabouts trop indépendants. En 1830, il conduisit une véritable armée
à Alger, et prit une part glorieuse au combat de
Staouéli ; mais, lorsqu’il jugea la partie perdue, il
s’empressa de regagner Constantine.
DE CONSTANTINE 3
A son arrivée, il trouva les portes de sa bonne
ville fermées, et, pour recouvrer le pouvoir, se vit
forcé d’organiser des contingents kabiles, au moyen
desquels il triompha assez facilement de compétiteurs, en réalité sans mérite et indignes de lui.
Maître de Constantine et de sa vaste province, il prit
le titre de pacha, arraché à Hosseïn par la capitulation d’Alger et obtint du sultan la confi rmation platonique de son investiture. Dès lors, El Hadj Ahmed
régna à Constantine en véritable tyran, et l’on put
croire, à distance, qu’il disposait d’une puissance
plus grande qu’elle ne l’était en réalité.
Au commencement de 1836, la population,
courbée sous sa violence, venait, pour comble de
malheur, de traverser une horrible épidémie, peste
ou choléra, qui l’avait décimée. Les vieilles familles
du pays et surtout les anciens fonctionnaires turcs,
les janissaires, autrefois maîtres incontestés, maintenant objets de l’aversion du pacha, avaient été
abaissés, dispersés, et leurs partisans, bien que nombreux, réunis dans la haine commune du despote,
n’osaient rien dire et se tenaient à l’écart.
El Hadj Ahmed ne se faisait pas d’illusion sur
les sentiments réels de la population à son égard;
mais il tenait ses adversaires écrasés sous la terreur
et avait, comme tout tyran, ses partisans. Les kabiles constituaient sa principale force ; il les avait
appelés en grand nombre et ils remplissaient la
4 LES DEUX SIÈGES
ville d’artisans, et de soldats, s’attribuant une foule
de privilèges.
Voici, maintenant, ses principaux fonctionnaires :
Ali ben Aïssa était son bras-droit, son alterego. Kabile, originaire des Beni-Fergane, Ben Aïssa,
chef de la corporation des forgerons, avait, en 1830,
contribué pour une large part à la reprise de Constantine par le bey ; comme récompense, celui-ci le
nomma bach-hanba (général) et l’employa, en cette
qualité, à combattre et à réduire ses adversaires. Par
son énergie et son goût de la guerre, Ben Aïssa justifi a cette élévation et vit successivement les plus
hautes fonctions lui être décernées. En 1836, il avait
le titre de Khalifa et disposait d’une autorité sans
bornes; on dit même qu’il avait été élevé au rang de
bey, puisque son maître s’était érigé pacha.
Ahmed ben El Hamlaoui, d’une famille indigène de l’intérieur, secondait Ben Aïssa dans le
commandement des troupes.
El Hadj Mohammed ben El Bedjaoui, Koulour’li d’origine, remplissait l’importante fonction
de Caïd Ed Dar, sorte de maire de la ville, mais avec
des pouvoirs plus étendus que ceux que nous attribuons à cette fonction.
Tels étaient les principaux chefs, disposant de
l’autorité publique. A côté d’eux, la puissance religieuse se trouvait entre les mains de la, famille Ben
DE CONSTANTINE 5
El Feggoun, dont l’élévation remontait à l’époque
de l’établissement de la domination turque au XVIe
siècle). Son chef avait le titre de Cheïkh El Islam;
c’était alors un vieillard, Sid M’hammed, homme
prudent, que son caractère religieux et son grand
âge avaient porté à se tenir à l’écart des passions
politiques ; il avait de nombreux fi ls, dont un, Hammouda, bien que précédé par plusieurs fères aimés,
était appelé à jouer un certain rôle à Constantine,
sous notre domination.
Quant aux anciennes familles du pays les Ben
Zekri, Ben Namoun, Ben Labiod, Ben Zagouta et
autres, et celles des anciens beys, elles avaient été
décimées et réduites à l’impuissance.
Mais les beys de cette province s’étaient toujours appuyés sur de grands feudataires indigènes,
sans lesquels ils n’auraient pu exercer aucune action
dans l’intérieur et nous devons aussi les mentionner,
en raison du rôle qu’ils sont appelés à jouer.
Un des principaux était le Cheïkh El Arab,
grand chef des tribus du Sud et des Hauts-plateaux.
Cette importante fonction était restée, durant des
siècles, dans la famille Bou Aokkaz, le dit Ben
Sakheri, chef traditionnel des arabes Daouaïda du
Zab. Mais, à la suite des révoltes sans cesse réitérées de ces chefs, Ahmed et Kolli, aïeul d’El Hadj
Ahmed, leur avait suscité des rivaux, les Ben Gana,
(vers 1771), et, depuis lors, cette fonction avait été
6 LES DEUX SIÈGES
dévolue, soit aux uns, soit aux autres. L’élévation de
notre pacha, allié à la famille Ben Gana, lui avait
rendu son autorité, et son chef, Bou Aziz ben Gana,
était alors cheïkh El Arab.
Les Ben Sakheri avaient à leur tête Farhate
ben Saïd, homme sans consistance et dont la vie
n’avait été qu’une longue suite d’inconséquences. Il
était devenu nécessairement l’ennemi acharné d’El
ben Saïd, homme sans consistance et dont la vie
n’avait été qu’une longue suite d’inconséquences. Il
était devenu nécessairement l’ennemi acharné d’El
Hadj Ahmed et avait soutenu contre lui des guerres
qui s’étaient terminées par des échecs défi nitifs.
Farhate, entré en relation avec les gouverneurs français d’Alger, ne cessait de les pousser à attaquer
Constantine, leur promettant le concours de nombreux cavaliers du Sud.
Un autre ami dévoué du pacha était Ahmed
bou Aokkaz ben Achour, cheïkh du Ferdjioua, vrai
type de baron. du Moyen-âge, arrivé au pouvoir
par le meurtre et l’usurpation. Il était puissamment
soutenu par ses parents, les Ben Azz ed Dine, du
Zouar’a.
Enfi n, El Hadj Ahmed était allié à certaines
branches des Mokrani de la Medjana et, par conséquent, avait comme adversaires les branches rivales
de cette famille, si profondément divisée.
Les tribus de l’Est et du Sud-Est de la province, c’est à dire les groupés désignés sous les
noms génériques de Henanecha et Harakta étaient
eu révolte ouverte contre le pacha. qui n’avait cessé
DE CONSTANTINE 7
de les opprimer, en les soumettant au régime de la
razia.
Telle était la situation du pays en 1836.
__________
II
LE MARÉCHAL CLAUZEL NOMME YUSUF BEY DE L’EST
ET ANNONCE L’EXPÉDITION DE CONSTANTINE
La déchéance du bey de Constantine avait été
proclamée par arrêté du général Clauzel, alors gouverneur, le 15 décembre 1830 ; un frère du bey de
Tunis avait même reçu sa succession, comme vassal
de la France. Mais El Hadj Ahmed répondit à cette
bravade en se proclamant pacha, représentant du
Sultan.
Bône avait été défi nitivement occupée, grâce à
l’audacieux coup de main de Yusuf et du capitaine
d’Armandy (mars 1832) ; Bougie subit bientôt le
même sort (29 septembre) et le pacha essaya en
vain de déloger les Français de ces deux postes.
Mais tous les efforts se concentrèrent alors dans
la province d’Oran, où nos généraux avaient, par
une série de maladresses, fait naître un dangereux
adversaire, El Hadj Abdelkader, et la région de l’Est
demeura livrée à elle-même.
8 LES DEUX SIÈGES
Dans le mois d’août 1835, Clauzel revint
à Alger, comme gouverneur général, et après la
brillante et stérile expédition de Maskara, reçut le
bâton de maréchal. Un de ses premiers soins fut
de s’occuper de Constantine, dont il avait résolu la
conquête, encouragé par les lettres pressantes qu’il
recevait de Farhate ben Saïd et des cheikhs des
tribus de l’Est.
Le général d’Uzer, qui commandait à Bône,
depuis plusieurs années et avait su étendre l’infl uence et la colonisation française, fut remplacé, en
mars 1836, par le commandant Yusuf, nommé bey
de l’Est, sans traitement. Aussitôt un grand nombre
d’adversaires du pacha et surtout des intrigants de
toute sorte, accoururent à Bône pour saluer le nouveau bey et le pousser à entamer les hostilités contre
El Hadj Ahmed. Yusuf établit un grand camp à
Dréan (Derâane), s’y installa magnifi quement et y
tint une sorte de cour.
Pendant ce temps, le maréchal Clauzel quittait
Alger (14 avril), annonçant aux populations qu’il
allait demander et obtenir du Parlement les forces
nécessaires pour entreprendre l’expédition de Constantine, l’automne suivant.
__________
DE CONSTANTINE 9
III
OPÉRATIONS PRÉLIMINAIRES
PRÉPARATIFS DE PART ET D’AUTRE. — LE BEY YUSUF
En dépit de sa confi ance aveugle, El Hadj
Ahmed fut forcé de reconnaître que l’attaque des
Français était imminente ; mais les manifestations
de Yusuf le touchèrent plus encore que les déclarations du Gouverneur. Il résolut aussitôt de châtier
ce renégat, qui prenait le titre de bey, et osait sortir
des murailles de Bône. Ayant réuni un effectif nombreux de cavalerie, il se mit à sa tête, s’avança
jusqu’à Ras-el-Akba, près d’Announa ; puis vint
s’établir à El Hammam, aux environs de Guelma.
De ce poste il lança sur le camp de Dréan, un
corps de cavaliers choisis ; mais Yusuf faisait bonne
garde. Lorsque ses adversaires furent à portée, il
sortit de ses lignes, se jeta impétueusement sur eux,
les mit en déroute et leur tua 20 hommes. Le pacha
rentra alors à Constantine, en laissant un poste d’observation aux environs de Guelma.
Profi tant habilement de l’impression produite
par cet échec, Yusuf quitta son camp, dans la nuit du
23 au 24 juin, avec une colonne légère, sous le commandement du colonel Duverger et fi t une reconnaissance jusqu’aux ruines de Calama, où nous
10 LES DEUX SIÈGES
avons réédifi é la ville de Guelma. Il reçut en chemin,
l’adhésion des populations indigènes et reconnut
avec soin les gîtes d’étapes et la route que la colonne
devait suivre.
Cependant, le maréchal Clauzel était rentré à
Alger, sans avoir obtenu les renforts qu’il demandait, ni même l’autorisation formelle d’entreprendre
l’expédition ; on ne l’interdisait pas, mais il fallait
attendre. Les rapports trop optimistes de Yusuf, les
lettres des adversaires du pacha ne cessaient d’arriver et tous concordaient à présenter la situation d’El
Hadj Ahmed comme des plus critiques : son prestige était tombé ; il n’avait plus personne autour de
lui; les ‘citadins ouvriraient les portes de Constantine, aussitôt que l’armée paraîtrait ; enfi n, des contingents innombrables de cavaliers protégeraient sa
marche.
Cela était trop encourageant ; le maréchal se
décida à tout préparer pour l’expédition, espérant
encore qu’on lui enverrait des secours de France,
mais résolu au besoin à tenter l’aventure avec ses
seules ressources. Il employa donc le reste de l’été à
envoyer, par mer, à Bône, le matériel et les troupes
dont il pouvait disposer. En même temps, il insistait auprès de Yusuf pour qu’il obtînt les renseignements les plus précis sur Constantine, l’esprit de sa
population et les ressources dont le pacha pouvait
disposer.
Le commandant-bey recevait chaque jour de la
DE CONSTANTINE 11
bouche des indigènes échappés de la ville, des
détails plus ou moins contradictoires ; il en obtint
d’une source plus sure. Depuis longtemps, vivait à
Constantine un génois nommé Paolo di Palma ; les
circonstances d’une carrière aventureuse en avaient
fait un ami de jeunesse d’El Hadj Ahmed et celui-ci,
devenu puissant pacha, le retenait auprès de lui, en
lui accordant ses faveurs.
Mais Paolo, comme les indigènes l’appelaient,
était fi xé sur le compte de son hôte et ne cherchait
qu’à se soustraire à sa dangereuse amitié. Il avait
déjà entretenu une correspondance secrète avec Raimbert, le dernier directeur du «Bastion de France»
à La Calle, et tous deux échangeaient des lettres
que les messagers emportaient cousues entre les
semelles de leurs chaussures. Yusuf reçut de lui de
précieux renseignements qu’il présenta de façon à
justifi er ses rapports.
Dans le mois de septembre, eut lieu la chute du
ministère Thiers, donc le président était seul favorable à l’expédition de Constantine. Le nouveau conseil refusait formellement d’envoyer aucun renfort
et, comme le maréchal avait menacé de donner
sa démission si sa demande était repoussée, le général Damrémont, arriva à Alger pour le remplacer,
en même temps que cette nouvelle. Mais Clauzel
refusa de lui céder son poste et, le 27 septembre,
le ministre de la guerre lui écrivit qu’il le laissait
libre d’entreprendre, avec ses seules ressources, une
12 LES DEUX SIÈGES
expédition dont il garantissait le succès. Enfi n,
comme preuve de sympathie, le roi annonça qu’il
envoyait son fi ls, le duc de Nemours, pour le représenter dans cette campagne.
S’attendant à être attaqué, El Hadj Ahmed avait
pris quelques dispositions pour la défense de la ville
et appelé à lui tous ses contingents; mais le mois de
septembre s’écoula sans que les courriers de l’Est
lui signalassent le moindre mouvement des chrétiens; des détachements se massaient au camp de
Dréan ; c’était tout. Pour calmer son impatience, il
réunit, à la fi n de septembre une colonne légère, et
en ayant pris le commandement, la conduisit avec
diligence vers l’Est ; parvenu à Dréan, il attaqua
audacieusement le camp, mais fut repoussé sur toute
la ligne. Pour se venger, il rallia ses cavaliers et les
entraîna jusque sous les murs de Bône, semant partout la dévastation et la terreur, puis revint à ses cantonnements sur les bords du Remel.
Sur ces entrefaites, le général Trezel était venu
prendre le commandement de Bône, où les troupes
et le matériel ne cessaient d’être transportés; il fut
assailli de plaintes contre Yusuf. Le bey de l’Est
avait mis trop fi dèlement en pratique les procédés
des Turcs, et, trompé par des intrigants, s’était laissé
entraîner à des actes blâmables qui lui avaient aliéné
l’esprit des populations. «Si nous devons être traités
par votre bey aussi durement que par celui des Turcs,
DE CONSTANTINE 13
répétait-on, il est inutile de changer.» Le général en
rendit compte à son chef et l’avertit en outre que
Yusuf ne réunirait jamais les 1500 mulets qu’il avait
reçu l’ordre de réquisitionner.
__________
IV
COMPOSITION DE LA COLONNE EXPÉDITIONNAIRE.
ELLE MARCHE SUR CONSTANTINE
Mais l’affaire était trop engagée pour qu’un
inconvénient de ce genre fut de nature à l’arrêter.
Les troupes devant former la colonne étaient concentrées, et le 29 octobre, débarqua, à Bône, le
prince royal. Clauzel arriva le surlendemain ; le 2
novembre, un ordre du jour communiqué à l’armée,
fi t connaître la composition de la colonne expéditionnaire.
En même temps le maréchal adresse à la population de Constantine une proclamation inspirée par
la conviction qu’elle s’est séparée de son pacha. Il
lui annonce que l’armée sera logée dans les maisons, mais que toutes les mesures sont prises pour
que les biens, les croyances et les personnes des
14 LES DEUX SIÈGES
musulmans soient strictement respectés sous la protection du drapeau de la France. Nous ignorons si
cette pièce parvint aux destinataires et, par suite,
quel fut l’effet de l’éloquence du Maréchal.
Voici la composition de l’armée expéditionnaire :
Infanterie :
59 e, 62e, 63e de ligne; 2e, 17e léger; Ier bataillon
d’Afrique ; Compagnie franche........5.300 hommes
Génie. - 17 compagnies........................650 hommes
Artillerie...............................................545 hommes
Ouvriers d’administration et train........250 hommes
Cavalerie :
3e chasseurs d’Afrique, spahis réguliers
et gendamerie...............................895 hommes
Troupes indigènes :
Bataillon turc........................................300 hommes
Spahis irréguliers.................................200 hommes
Total..................................................8.040 hommes
Plus 30 offi ciers, formant l’état-major général.
L’effectif des chevaux et mulets, de selle et
de trait, était d’environ 1,600 ; plus 400 mulets de
réquisition.
L’armée fut, divisée en quatre brigades, sous le
DE CONSTANTINE 15
commandement en chef du maréchal Clauzel, assisté
du duc de Nemours, qui prit la première brigade, et
des généraux de Rigny et Trézel.
Le colonel Lemercier, du Génie, était directeur
du siège, et le colonel de Tournemine commandait
l’artillerie.
Berbrugger, secrétaire du maréchal, suivait
l’expédition comme historiographe.
Le vieux général duc de Caraman avait obtenu
la faveur d’en faire partie comme amateur.
Plein d’ardeur et de confi ance, Clauzel communiqua à tous son entrain et ce fut dans ces dispositions que l’armée se concentra à Dréan. Mais les
premiers jours de ce mois de novembre furent très
pluvieux et, par suite de ce contre-temps, la tête de
colonne ne quitta le camp que le 9.
Après divers incidents sans importance, l’armée se trouva réunie en entier sous Guelma le 15.
L’avant-garde avait déjà pris possession de l’emplacement de la future ville ; on y éleva une redoute, en
utilisant les ruines romaines, et un dépôt de vivres
et de munitions y fut placé, sous la garde d’un
bataillon d’infanterie.
Quant aux nombreux contingents indigènes
promis par Yusuf et par les cheïkhs, on les attendit en
vain. Les goums des Henanecha et des tribus voisines étaient bien partis, mais ils se tenaient à distance
et l’on ne cessa de voir, sur les collines, les groupes de cavaliers refusant de s’approcher et gardant
16 LES DEUX SIÈGES
une attitude expectative jusqu’aux environs de
Constantine.
Le 16 au matin, l’armée se remit en route. et
continua sa marche, sans autres incidents que quelques escarmouches de cavalerie sur les fl ancs. A
partir de l’Oued-Zenati, la pluie ne cessa de tomber
; lorsque la colonne atteignit les hauts plateaux, elle
devint de plus en plus froide et se changea en neige.
Plusieurs soldats moururent, de froid. Enfi n, dans
la soirée du 20, l’armée, rangée autour de ce monument antique appelé par les Arabes «la Soumaa»,
et que les troupes baptisèrent, on ne sait pourquoi,
du nom de «Tombeau de Constantin» (derrière le
Khroub), aperçut, entre deux ondées, la ville, qui;
fut saluée de longues acclamations. On . voyait
aussi, sur les mamelons de la rive gauche du BouMerzoug, la, cavalerie du pacha, se tenant hors de
portée.
Le lendemain, 21, la colonne-descendit dans
la vallée de l’Oued-Hamimim, et, comme ce ruisseau était démesurément gonfl é par les pluies et la
fonte des neiges, il fut très diffi cile au convoi de le
franchir. Cependant, grâce au courage de tous, on
sortit de ces fondrières et-le gros de l’armée atteignit, dans 1’aprèsmidi, le plateau du Mansoura.
__________
DE CONSTANTINE 17
V
INSTALLATION DES TROUPES
ET COMMENCEMENT DU SIÈGE
Le maréchal, suivi de son État-major, s’avança
jusqu’au bord des pentes faisant face à la ville, et
chacun regarda, avec des impressions diverses, le
spectacle qui s’offrait à ses yeux. Les maisons de
Constantine s’étageaient sur les pentes de ce plateau
incliné du nord-ouest au sud-est, dominées par les
minarets des mosquées et couronnées au sommet
par les fortifi cations de la Kasba, où l’on distinguait
des pièces en batterie. Les portes étaient fermées et
personne ne se montrait sur les remparts où deux
grands-drapeaux rouges se déployaient au caprice
du vent. La vieille ville de Jugurtha et de Constantin
semblait morte, et l’impression générale était pénible en présence de ce sphinx, dont chacun cherchait
à pénétrer le secret.
Sous le charme de sa belle confi ance, Clauzel
s’attendait à voir une porte s’ouvrir pour laisser
passer une députation de notables à barbe blanche,
vêtus de belles robes claires, venant lui apporter les
clés de la ville... Mais, tout à coup, plusieurs détonations se fi rent entendre et des boulets bien dirigés
ricochèrent sous les pieds des chevaux de l’Étatmajor. C’était la déclaration de la place :
18 LES DEUX SIÈGES
elle voulait combattre ; le maréchal en prit aussitôt
son parti; il alla installer le quartier général dans
un gourbi auprès du tombeau de Sidi Mabrouk et
donna tous les ordres nécessaires.
Comment s’expliquer l’inertie d’El Hadj
Ahmed, car il était dehors, avec des contingents de
cavalerie nombreux ? Pourquoi n’inquiéta-t-il pas la
marche de l’armée et la laissa-t-il s’installer devant
la place, sans essayer de lui disputer le terrain ?
Il connaissait, à n’en pouvoir douter, la haine que
lui portaient les gens de la ville, comme ceux de la
campagne, et préféra, sans doute, attendre, au milieu
de ses goums, la décision du Très-Haut, écrite sur le
livre du Destin.
Dès qu’on avait appris, à Constantine, la
marche de la colonne, il avait expédié à Mita, chez
son ami Bou Rennane ben Azz ed Dine, ses femmes
préférées et ses trésors; puis, laissant la ville sous
le commandement de Ben Aïssa, il alla s’établir sur
les pentes de la rive droite du Remel, au-dessus des
Arcades romaines, avec les cavaliers de Ben Gana
et ceux de Bou Aokkaz ben Achour. En face de
lui, les fantassins appelés de Kabilie garnissaient les
pentes du Chettaba.
Ben Aissa, secondé par le caid Ed Dar- Ben El
Bedjaoui, avait pris le commandement de la ville,
et, sous la direction de ces deux hommes énergiques, la population s’était vue contrainte d’ajourner
toute idée de soumission à l’infi dèle. Et pourtant, les
DE CONSTANTINE 19
forces régulières ne se composaient que d’environ
1,200 Kabiles et Koulour’lis auxquels s’étaient
joints des «volontaires» fournis par les citadins ;
les vivres et les munitions étaient absolument insuffi sants pour soutenir un long siège. Telles étaient
les conditions matérielles et morales où se trouvait
Constantine pour résister à l’attaque de l’armée
française.
Cependant, le maréchal Clauzel ne semblait
nullement affecté de la double déception qu’il éprouvait, en trouvant Constantine disposée à la lutte et
en ne voyant pas venir ces nuées de cavaliers du
Sud promises par Farhate ben Saïd, qui l’avait si
ardemment poussé à l’expédition. De son quartier
général de Sidi-Mabrouk, balayé par le vent et la
neige fondue, il disposait tout pour que l’attaque fut
menée énergiquement et sans le moindre retard.
La première et la deuxième brigade, sous le
commandement du duc de Nemours et du général
de Rigny, reçurent l’ordre d’occuper le Koudiat,
dont les pentes s’étendaient jusqu’en avant de l’emplacement de notre halle. Ces troupes franchirent
le Remel, sans doute vers l’emplacement actuel du
pont du Bardo, et cette opération ne se fi t pas sans
peine, car la rivière roulait jusque sur les berges ses
fl ots jaunâtres. Mais les soldats d’Afrique ne se laissaient pas arrêter par de tels obstacles, et tout trempés par cette eau glaciale, ils se formaient en bel
20 LES DEUX SIÈGES
ordre sur la rive gauche et commençaient à gravir
les pentes.
A cette vue, un millier de fantassins sortirent des
portes Bab-el-Oued et Bab-el-Djedid(1), et s’avançèrent en tiraillant le long des boutiques qui s’étendaient alors en deux lignes, depuis cette dernière
porte jusqu’au pied du Koudiat ; un grand nombre
de femmes et d’enfants les suivirent en poussant des
cris aigus.
La 8e compagnie du 1er bataillon d’Afrique,
qui formait l’avant-garde, avait déjà pris son. poste
sur le mamelon. Les zéphirs s’avancèrent audacieusement contre cette tourbe; mais entourés d’ennemis,
ils ne tardèrent pas à se trouver dans une situation
très critique et eurent plusieurs hommes enlevés.
Heureusement que les troupes arrivaient successivement. Les autres compagnies de ce bataillon coururent au secours de leurs camarades, les dégagèrent
et repoussèrent les assaillants. Puis la charge sonna
et le 17e léger, se jetant sur eux à la baïonnette,
acheva la déroute.
Affolée, cette cohue se précipita vers les portes
dans un désordre épouvantable, se poussant, s’écrasant contre la muraille, refoulée par les chasseurs chargeant au galop ; nos cavaliers s’avancèrent jusqu’aux
_______________
1. La première s’ouvrait sur le front en avant du
théâtre ; la seconde, située à l’angle du bâtiment occupé
par le Trésor, sert actuellement de magasin à la Mairie.
DE CONSTANTINE 21
portes, sabrant et écrasant tout ce qu’ilsrencontraient; à peine les assiégés eurent-ils le temps de les
refermer et d’en consolider les panneaux ; quelques
volées de mitraille tirées du rempart arrêtèrent l’élan
des soldats. Un témoin digne de foi assure qu’avec
un peu d’audace, on pouvait pénétrer dans la ville à
la suite des fuyards, en profi tant du désordre qu’ils
avaient causé et de la terreur qu’ils répandaient ;
mais nous préférons croire que, si cela avait été possible, on n’eût pas manqué de le faire.
Les deux premières brigades s’installèrent,
dans la soirée du 21, sur le Koudiat et s’y garantirent de leur mieux. Les pentes de l’Ouest, plus
accessibles que les autres, furent coupées de petits
murs destinés à arrêter l’assaillant. En même temps,
les deux dernières brigades prirent leurs positions
sur le plateau du Mansoura. Tout cela put être terminé avant la nuit et sans trop de diffi cultés, malgré
la pluie persistante.
Malheureusement, le convoi et l’arrière-garde
n’arrivaient pas, et il nous semble qu’on ne s’inquiéta guère de cette partie si importante d’une
colonne expéditionnaire. On a vu que le passage de
la vallée de l’Ouad-Hamimim avait été très diffi cile.
Une fois sorti de ce mauvais pas, on se crut sauvé ;
mais dans la traversée de la dépression qui précède
l’Ouad-bi-el-Brarite (rivière des Chiens), et dans le
lit de ce ruisseau, les chariots s’embourbèrent. Les
hommes, comme les bêtes de trait, se trouvaient à
22 LES DEUX SIÈGES
bout de forces et d’énergie, et la nuit survenant, il
fallut se résoudre à dételer et à camper dans ces
bourbiers. Un bataillon du 62e fut laissé à la garde
du convoi.
Les troupes attendirent donc en vain la distribution des vivres restés sur les chariots et l’on du
se contenter de ce qui avait été placé sur les mulets.
Tandis que chacun s’organisait de son mieux pour
passer la nuit, et que tes offi ciers se multipliaient
afi n de garantir leurs hommes contre une surprise
et de leur procurer des vivres et des abris, la région
où le convoi était embourbé devenait le théâtre des
plus tristes scènes. Accablés par la fatigue et les privation, trempés jusqu’aux os, démoralisés par ces
torrents de pluie et de neige, les soldats de garde et
les conducteurs, refusant d’écouter la voix de leurs
chefs, entourèrent les voitures chargées de provisions ; bientôt les bâches sont enlevées, les cordes
détachées et le pillage commence. Les uns éventrent les sacs de riz, d’autres ouvrent les caisses de
lard, mais le plus grand nombre s’attaque aux barils
d’eau-de-vie et aux tonneaux de vin. Dès lors, la
mutinerie se transforme en orgie ; on ne pense plus
à manger, mais à boire pour trouver dans l’ivresse
l’oubli de tant de maux intolérables. Quel spectacle
plus horrible que celui de ces malheureux grelottants, trempés jusqu’aux moelles, couverts de boue,
se gorgeant d’alcool dans l’obscurité, puis roulant
DE CONSTANTINE 23
ivres-morts dans la fange où ils expirent bientôt,
couverts d’un linceul de neige...
Les plus sages fi nirent par écouter les exhortations de leurs chefs et, s’éloignant de ce théâtre de
désolation et de ces entraînantes sollicitations vers
une mort honteuse, se réfugièrent dans les grottes
des hauteurs voisines. Aussitôt, les rôdeurs indigènes qui guettaient aux alentours comme des chacals,
se précipitèrent à la curée, massacrèrent les malheureux soldats livrés sans défense par l’ivresse, coupèrent de nombreuses têtes et achevèrent le pillage
du convoi.
Le désastre était complet et devait avoir les
plus fâcheuses conséquences pour l’expédition.
__________
VI
SIÈGE DE CONSTANTINE
ÉCHEC DE TOUTES LES ATTAQUES
Ce fut une bien triste matinée que celle du 22,
dans les camps français, devant Constantine. Plusieurs hommes succombèrent, durant la nuit, à la
fatigue et au froid ; les cas de congélation étaient
nombreux. La nouvelle de la perte du convoi et de
la mort des hommes préposés à sa garde, répandit la
consternation.
24 LES DEUX SIÈGES
Cependant, dès le matin, le colonel de Tournemine, directeur de l’Artillerie, essaya de faire hisser
un canon de 8 sur le Koudiat. On franchit, non
sans peine, le gué du Bardo ; mais lorsqu’il s’agit
de gravir la pente, sous les balles des postes avancés, on s’épuisa en efforts surhumains. Les chevaux
enfonçaient dans la terre détrempée et pouvaient
à grand’peine en retirer leurs pieds, tandis que les
roues, enlisées jusqu’au moyeu, demeuraient immobilisées. Il fallut y renoncer.
Pendant ce temps, on établissait une batterie de
pièces de montagne sur la pente du Mansoura faisant face au pont, sans doute vers l’emplacement du
regard de la conduite d’eau, et, durant la fi n de la
journée, la porte d’El-Kantara lut canonnée de ce
point.
La pluie et la grêle ne cessèrent pas un instant
de se répandre, fouettées par le vent du Nord ;
cependant vers le soir, une double distribution de
viande put être faite aux troupes, dont le moral resta
excellent.
Mais le manque de munitions et la perte du
convoi imposaient au maréchal l’obligation d’en
fi nir au plus vite. Dès la tombée de la nuit, cinq
compagnies du 63e furent placées dans le ravin qui
longe notre usine à gaz; puis des sous-offi ciers et
des soldats du Génie se glissèrent en rampant sur le
pont, afi n de reconnaître l’état de la porte d’El-Kantara, qui semblait endommagée. Ils constatèrent, en
DE CONSTANTINE 25
effet, qu’elle était en partie renversée, mais qu’elle
s’appuyait sur une deuxième porte établie en
arrière.
Sur ces entrefaites; les sentinelles, dont la
vigilance était en défaut, s’aperçurent enfi n de la
présence des Français et donnèrent l’alarme. Les
assiégés accoururent aux bastions et couvrirent les
abords de la porte d’un feu nourri, bien que mal
dirigé. Néanmoins, la position n’était pas tenable
et les hardis soldats se virent forcés de battre
en retraite. On fi t ensuite rentrer les compagnies
envoyées pour donner un assaut que rien n’avait
préparé:
La partie était remise, fâcheuse affaire pour des
coups de main de ce genre, et nous ne pouvons nous
empêcher, en songeant à ce qui devait avoir lieu la
nuit suivante, de nous demander si l’on ne manqua
pas d’initiative et si les hommes du Génie, parvenus
si heureusement au pied de la porte, n’auraient pas
dû essayer de la faire sauter. Il est Vrai que nous
ne sommes pas sûrs qu’ils étaient munis des engins
nécessaires.
Dans le courant de la nuit, le temps s’était
remis au beau et le soleil se leva radieux, le 23.
El Hadj Ahmed en profi ta pour tenter une attaque
générale du front Sud-Ouest du Koudiat. A la tête de
sa cavalerie et soutenu par les fantassins kabiles, il
se lança à l’assaut ; mais nos soldats, abrités de leur
mieux, ripostèrent vigoureusement. L’audace des
26 LES DEUX SIÈGES
assaillants était grande, et le combat devenait
acharné, lorsqu’une charge des Chasseurs et des
Spahis déblaya le terrain. Les Kabiles, bousculés,
sabrés, furent rejetée dans les ravins de l’Ouest ;
puis nos cavaliers fondirent sur les Arabes du pacha
et les dispersèrent.
Après avoir rallié ses goums, El Hadj Ahmed
franchit le Remel, puis le Bou-Merzoug, et entraina
sa cavalerie vers les plateaux du Mansoura. Mais,
avant qu’il eut atteint le sommet, nos soldats, rangés
en bataille, en bordaient le front. Accueillis par un
feu nourri, les cavaliers arabes ne tardèrent pas à
tourner le dos et à rentrer à leur camp.
Sans attacher à ces démonstrations plus d’importance qu’elles ne comportaient, l’État-major donnait tous ses soins à la préparation de l’assaut
d’El-Kantara pour la nuit suivante, et, comme il
ne pouvait être douteux que les assiégés fi ssent
meilleure garde que la veille, il fut décidé, dans le
but de diviser leurs forces, qu’une attaque sérieuse
serait tentée, en même temps, contre le front Ouest.
Pour cela, il était nécessaire de donner au commandant des brigades du Koudiat les instructions les
plus précises. Mais, bien que la pluie eut cessé, le
Remel se trouvait démesurément grossi par la fonte
des neiges et l’on essaya en vain de le franchir.
Il ne restait qu’à tenter le passage d’un piéton;
des volontaires furent demandés à cet effet, aux
DE CONSTANTINE 27
troupes voisines. Plusieurs s’étant présentés, on
choisit parmi eux un vigoureux carabinier, nommé
Mouramble. Ce brave soldat se dépouilla de ses
vêtements, attacha la missive sur sa tête et se lança
dans le torrent impétueux et glacé. Grâce à son énergie, il parvint à le traverser, après une lutte dont les
péripéties étaient suivies avec anxiété. Parvenu sur
l’autre rive, il prit le pas de course, nu comme nos
premiers parents, et fi nit par arriver au sommet du
Koudiat, sans être, atteint par les balles-qui pleuvaient sur lui. Nous sommes heureux de rappeler
ici le nom de cet obscur héros, qui fut reçu avec
enthousiasme au camp des deux premières brigades
et largement récompensé.
La batterie du Mansoura avait été rapprochée
jusqu’à «portée de fusil» de la place et se trouvait,
sans doute, vers l’emplacement du passage à niveau
actuel; durant toute la journée, elle ne cessa de
canonner la porte, sans résultat appréciable. Dès que
la nuit fut venue, la compagnie franche du capitaine
Blangini, désignée comme tête de colonne d’assaut,
alla se placer dans le petit ravin de l’usine à gaz.
Une compagnie de carabiniers du 2e léger et deux
bataillons dis 63e, formant le reste de la colonne, se
massèrent sur la gauche, en avant de la gare actuelle.
Le général Trézel avait le commandement de l’opération. Quant à la direction des travaux, elle était aux
mains du colonel Lemercier ; bien que malade et
28 LES DEUX SIÈGES
épuisé par les fatigues des nuits précédentes, ce
brave offi cier ne s’épargna pas.
Ainsi qu’on devait s’y attendre, les assiégés
faisaient bonne garde, massés sur ce point et ses
abords ; pour comble de malheur, la nuit était claire
et la lune brillait au milieu des étoiles. Après tant
de soirées sombres et brumeuses, c’était une ironie
du sort. A l’heure fi xée, un signal convenu fut fait
au Koudiat et le colonel Lemercier donna l’ordre
de marcher à un détachement du Génie, commandé
par le chef de bataillon Morin et les capitaines Hackett et, Ruy. Aussitôt, les sapeurs s’élancèrent sur
le pont ; mais à peine y étaient-ils engagés, qu’une
grêle de projectiles s’abattit sur eux. Beaucoup tombèrent ou roulèrent dans le ravin, car l’ancien pont
avait des parapets moins élevés que le nôtre. Cependant, le plus grand nombre atteignit la porte et,
malgré le feu plongeant des assiégés, les sapeurs
commencèrent activement un foyer de mine. En
même temps, le canon tonnait à Bab-el-Oued, et de
grandes clameurs s’élevaient sur tous les points.
Les travailleurs étant très gênés à El-Kantara
par les assiégés, le colonel Lemercier fi t demander
en toute hâte au général Trézel des soldats pour les
protéger ; mais, soit que le message ait été mal compris, soit que la mise en mouvement du détachement
désigné eût donné le change, chacun se persuada
que la tête de, colonne était entrée et le bruit se
DE CONSTANTINE 29
répandit, de proche en proche, que la porte avait été
forcée. Aussitôt, le 63e s’avança vers le pont.
Or, la compagnie franche entendait ne céder
sa place à personne ; sortant du petit ravin, les
hommes de Blangini se précipitèrent comme une
trombe vers le pont, bousculèrent les sections déjà
engagées, passèrent à travers les projectiles qui les
criblèrent et vinrent s’abattre sur les malheureux
sapeurs, écrasant les uns, crevant ou faisant rouler
au ravin les sacs à poudre et détruisant les travaux.
Le désordre fut inexprimable ; ce que voyant, les
assiégés dirigèrent tous leurs coups sur ces soldats
entassés dans un espace trop restreint, se bousculant
et s’entraînant les uns les autres vers l’abîme.
Le général Trézel s’était porté en toute hâte
sur le pont et, tandis qu’il s’efforçait de retenir et
de faire reculer les troupes de seconde ligne, il fut
atteint d’une balle à la fi gure. Cependant, le bruit
de l’entrée des troupes à El-Kantara était parvenu à
l’État-major, et le maréchal, suivi de ses offi ciers,
se porta au galop dans cette direction. A l’entrée,
du pont, il rencontra le colonel Lemercier qui lui
apprit, avec la plus grande douleur, l’échec irrémédiable de la tentative et l’invita à faire rentrer
les braves gens qui se faisaient tuer là inutilement.
L’ordre en fut donné aussitôt et les soldats repassèrent ce pont fatal, non sans laisser de nouvelles victimes en chemin.
30 LES DEUX SIÈGES
L’attaque du front de Bab-el-Oued n’avait pas
été plus heureuse. Le lieutenant-colonel Duvivier,
qui la commandait, s’avança avec le Bataillon
d’Afrique, une section du Génie et deux obusiers.
Mais les assiégés les accueillirent pas un feu d’enfer, et il se produisit une grande confusion dans la
tête de colonne ; le soifs-offi cier chargé de la poudre
destinée à faire sauter la porte ayant été tué, on ne
put retrouver le sac. Les obusiers furent cependant
mis en batterie et on essaya, mais en vain, d’enfoncer la porte à coups de canon ; de hardis sapeurs
allèrent même l’attaquer à coups de hache ; tout fut
inutile et la situation des assaillants devint tellement
critique, qu’il fallut se décider à la retraite. Le feu
meurtrier de la place avait fait. de nombreuses victimes ; le capitaine Grand, du Génie, et le commandant Richepanse, entre autres, étaient mortellement
blessés.
__________
VII
LEVÉE DU SIÈGE. — RETRAITE DE L’ARMÉE
Nous avons laissé le maréchal à El-Kantara,
au moment où il venait de faire rentrer les soldats
si malheureusement engagés. Ayant appelé le colonel de Tournemine, il lui demanda où en étaient les
DE CONSTANTINE 31
Munitions : «Il en reste juste assez pour assurer la
retraite», répondit cet offi cier.
«Fort bien ! nous partirons demain», dit Clauzel,
avec ce sang-froid que rien ne pouvait troubler chez
lui. Sa résolution fut ainsi arrêtée, sans demander
d’autres explications, ni prendre le moindre renseignement sur la situation de la ville. Aussitôt, des
ordres furent expédiés dans toutes les directions,
prescrivant d’employer le reste de la nuit à préparer
le départ, de façon que l’armée se mit en route aux
premières lueurs du jour.
Tandis que les Français prenaient, avec une activité surprenante, leurs dispositions pour la retraite,
que faisaient, que pensaient les assiégés ? On pourrait croire, qu’enthousiasmés par leur double succès,
ils étaient tout à la joie d’avoir repoussé ces assauts
audacieux, et se préparaient à soutenir énergiquement de nouvelles luttes… C’était tout le contraire
: une véritable stupeur pesait sur la ville et chacun
sentait que l’effort de la nuit ne pourrait se renouveler et que la résistance était épuisée.
Réunis chez le Cheikh El Islam, Si M’hammed
El Feggoun, les notables, les fonctionnaires, délibéraient sur le parti à prendre. Ils fi nirent par décider que, si le chef de l’armée garantissait, comme il
l’avait offert, la sécurité des personnes et des biens,
les portes lui seraient ouvertes le lendemain matin,
à huit heures. Une déclaration, rédigée dans ces
32 LES DEUX SIÈGES
termes, fut signée par le Cheikh El Islam, par
Mohammed ben El Bedjaoui, caïd ed Dar, par El
Hadj El Mekki ben Zagouta et plusieurs autres,
parmi lesquels un certain Merabot El Arbi, qui
devait le payer cher. La pièce fut écrite par un habile
calligraphe, le kateb Si Mohammed ben El Antri.
Certaines, traditions affi rment que Ben Aïssa sanctionna par sa présence cette délibération ; en tout
cas, il n’y mit pas sa signature.
Quelle fatalité était donc attachée à cette expédition, entreprise peut-être avec une trop grande
confi ance, contrariée par des intempéries extraordinaires, même pour la saison, et que, cependant, le
courage et la constance de nos soldats allaient faire
réussir ? Dans quelques heures, on aurait pu entrer,
musique en tête, dans la vieille cité des Jugurtha et
des Sifax, mettre fi n à une odieuse tyrannie et éviter
les épreuves d’un second et terrible siège... Cela eût
été trop beau, trop simple surtout, et l’on allait tourner le dos à la fortune.
Il fallait aussi donner raison au fatalisme
musulman qui confère le triste privilège de ne
s’étonner de rien : «Dieu est grand ! Nous étions
prêts à nous rendre à ces Français et les voilà qui
fuient devant nous ! C’était donc écrit. Que Dieu
les maudisse !»
Depuis le maréchal, jusqu’au dernier soldat, tout
le monde était victime des préjugés, car personne
DE CONSTANTINE 33
ne comprenait le caractère de ses adversaires. Habitué aux grandes guerres, Clauzel jugeait situation
selon des règles s’appliquant à d’autres temps et à
d’autres lieux ; du moment que les ressources en
vivres et en munitions suffi saient tout juste à assurer
la retraite, il ne restait qu’à l’ordonner. Ce principe
admis, il fallait partir le plus rapidement possible,
sans regret et sans honte.
En se plaçant à ce point de vue, le Maréchal
est à abri de tout reproche ; mais ce qu’il aurait dû
savoir, car un chef d’armée ne devrait rien ignorer,
c’est que nos indigènes musulmans épuisent vite
leur ardeur et qu’ils ne sont jamais plus près de se
rendre que quand ils paraissent le plus acharnés à
la résistance, parce que leurs actes ne sont pas conduits par la logique de l’homme de principe, puisant
sa force dans le sentiment du devoir et de la responsabilité personnelle, mais par un entraînement
tombant aussitôt qu’ils peuvent croire que Dieu
en a décidé autrement, de sorte que, lutter contre
sa volonté serait non-seulement une folie, mais un
sacrilège.
Et voilà pourquoi, tandis que les assiégés
étaient résolus à se rendre à la première heure, le
Maréchal disposait tout pour que la retraite commençât au point du jour. Voilà pourquoi il allait partir sans
regarder derrière lui, après avoir passé trois nuits
devant Constantine, sans tenter la moindre démarche directe ou indirecte, pour se rendre compte des
34 LES DEUX SIÈGES
intentions de ces assiégés qu’il comptait voir arriver
en suppliants au devant de lui, trois jours auparavant. C’était une autre forme de fatalisme. En prenant au pied de la lettre les déclarations de ceux qui
poussaient à l’expédition, il avait eu tort ; en n’en
tenant plus aucun compte, il se trompait également
car il y avait beaucoup de vrai dans ce qu’on lui
avait dit. Tout cela était relatif, comme la plupart
des choses de ce monde, et Clauzel jugeait au point
de vue absolu.
Les préparatifs de retraite furent, nous le répétons, menés sur tous les points avec une activité
merveilleuse. Durant le reste de la nuit, on hissa,
non sans peine, les pièces de la batterie d’El-Kantara, sur le plateau. Au Koudiat l’ardeur n’était pas
moindre, et, le 24, au matin, dés que l’aube commença à paraître, les deux brigades du Mansoura se
mirent en mouvement ; tandis que, sur le mamelon
de l’Ouest, les deux autres s’ébranlaient.
Aussitôt qu’il fi t assez jour pour s’en rendre
compte, les vigies placées sur les remparts crurent
d’abord être victimes d’une illusion. Puis la nouvelle se répandit dans la ville et chacun répéta : «Les
Chrétiens prennent la fuite !» En quelques minutes
les idées changent de direction et, de tous les points,
des rumeurs, des cris s’élèvent vers le ciel. Les uns
adressent à Dieu des actions de grâce, les autres se
répandent en imprécations et en menaces. Puis une
foule en délire se précipite vers les portes de l’Ouest
DE CONSTANTINE 35
et sort en tumulte dans la direction du Koudiat.
Les deux premières brigades ont déjà descendu
les pentes et en partie effectué le passage du Remel.
Un bataillon du 2e Léger, commandé par Changarnier, formant l’arrière-garde, vient de se mettre en
marche. Tout à coup, des cris de détresse se font
entendre en arrière : c’est un avant-poste d’une quarantaine de Zéphyrs qu’on a oublié de prévenir et
qui, s’apercevant de la retraite, a voulu rejoindre et
est tombé au milieu des forcenés de la sortie. Immédiatement, Changarnier commande demi-tour et le
brave 2e Léger se précipite à la baïonnette sur les
bédoins, les refoule et a la satisfaction d’arracher les
deux tiers des camarades une mort horrible.
Cela fait, l’arrière-garde reprend sa marche et
traverse le Remel sous la protection du lieutenantcolonel Duvivier qui- a déployé ses hommes sur la
rive droite. La tête de colonne des deux premières
brigades avait pu gagner du terrain et était sur le
point d’atteindre le plateau, avant que les cavaliers
arabes, établis sur les pentes, au-delà des Arcades
romaines, se fussent rendu un compte exact de la
situation, Mais ils furent bientôt en selle et se lancèrent travers la pépinière pour couper la colonne.
Retardé par l’affaire des Zéphyrs, le bataillon d’arrière-garde les trouva en face de lui et se vit
entouré une nuée de cavaliers poussant des cris
horribles.
36 LES DEUX SIÈGES
Sans s’émouvoir de leurs menaces, mais voyant
les Arabes devenir trop nombreux et trop hardis,
Changarnier fait former le carré, sans doute sur les
premiers mamelons, occupés maintenant par une
briqueterie, en face du pont du Bardo. «Allons mes
amis, — dit-il à ses soldats, — voyons ces gens-là en
face : ils sont six mille ; vous êtes trois cents; vous
voyez bien que la partie est égale !» Ces paroles que
l’histoire a conservées, ou peut-être d’autres, mais
surtout le sang-froid de leur chef réunissent le cœur
de tous ces hommes en l’élevant au plus haut sentiment du devoir et de l’honneur ; les Arabes s’arrêtent un instant devant un telle fermeté. Mais ils
reprennent courage et se jettent à grands cris contre
le carré ; les armes étaient prêtes, cependant personne ne tirait, jusqu’à ce que la voix vibrante
du chef commandât tranquillement : «Feu de deux
rangs. — Commencez le feu !» Alors, la fusillade
illuminait les faces du carré, régulière et assurée
comme à la manœuvre, couchant dans la poussière
les premiers assaillants dont les plus hardis étaient
achevés à la baïonnette et éloignant les autres.
Puis, le bataillon du 2e Léger gagnait du terrain
et formait de nouveau le carré lorsqu’il était trop
pressé. Ce fut ainsi qu’il contint l’effort de cavalerie d’El Hadj Ahmed et permit à l’armée de prendre
les devants. Il atteignit enfi n le plateau sa trop de
pertes. Cette retraite couvrit de gloire le 2e Léger
DE CONSTANTINE 37
et fi t, à bon droit, la fortune militaire de son commandant.
Pendant que les abords de la pépinière actuellement le théâtre de cette lutte héroïque, d’autres
scènes se passaient au Mansoura. La tête de colonne
les dernières brigades était déjà loin et les deux
bataillons formant l’arrière-garde allaient quitter le
camp, lorsque des cavaliers indigènes, des maraudeurs sortis de la ville, arrivèrent de tous côtés,
essayant de les inquiéter et de leur couper le
chemin.
Ces troupes se mettaient en route lorsqu’elles
entendirent, en arrière, des cris déchirants. Ils partaient de la lisière du plateau du Mansoura et étaient
poussés par des malheureux blessés et malades français qu’on avait placés dans les grottes pour les
abriter de la pluie ; plusieurs prolonges remplies de
ces gens et deux canons avaient attiré attention des
rôdeurs, qui les attaquaient au couteau. Comment
ces tristes victimes avaient-elles été ainsi abandonnées ? Certains prétendent qu’on les oublia; mais il
est plus probable qu’après les avoir placées dans les
prolonges, on manqua d’attelages pour les emmener, ainsi que les canons, et que dans la précipitation de la retraite, les hommes chargés de ce soin y
renoncèrent, sans que leurs chefs s’en inquiétassent.
Le désespoir de ces malheureux était navrant et l’arrière-garde fi t ce qu’elle put pour les délivrer ; du
38 LES DEUX SIÈGES
reste elle n’avait pas de chevaux pour les atteler
aux voitures et ne pouvait se laisser couper de la
colonne. Les blessés furent donc égorgés sans pitié.
Cet épisode fut un des plus tristes de la campagne et l’on n’a jamais su exactement sur qui devait
en retomber la responsabilité. En tout état de cause
il fut la conséquence de la hâte avec laquelle l’armée décampa, et le Maréchal aurait pu dire, pour
sa défense, que de telles opérations ne se réalisent
pas sans victimes et que cette hâte, par la surprise
qu’elle causa à l’ennemi, assura le salut l’armée.
Les deux bataillons d’arrière-garde durent
s’ouvrir un passage pour rejoindre la colonne, et
furent inquiétés jusque vers l’oued Bi-el-Brarit. Il
fallut faire plusieurs retours offensifs ; un bataillon
du 53e, formant la queue du corps principal, exécuta une brillante charge à la baïonnette qui nettoya
plateau. La marche continua ensuite, sans action
sérieuse et, dans la soirée du 24, l’armée campa
auprès de la Soumâa, où elle s’était arrêtée, quatre
jours auparavant, pleine de confi ance et d’espoir.
Le lendemain, 25, les premières lueurs du jour permirent de constater qu’on était entouré de nuées
d’indigènes, criant, vociférant, mais se tenant distance. La colonne prit tranquillement son ordre de
route et continua sa marche, harcelée pendant toute
la journée par des ennemis que les fl anqueurs tinrent à distance.
DE CONSTANTINE 39
Les 26 et 27, il fallut livrer plusieurs combats
à l’avant-garde et à l’arrière-garde, car les indigènes, de plus en plus nombreux, étaient devenus
plus hardis. De sévères leçons leur furent infl igées
sur tous les points et les Arabes n’obtinrent d`autre
satisfaction que d’enlever quelques traînards et de
mutiler les cadavres arrachés des tombes creusées
à la hâte. Le 28, l’armée atteignit Guelma et rentra
sans encombre à Bône, le Ier décembre.
Cette retraite, fort bien conduite, s’effectua
dans les meilleures conditions. Abstraction faite de
quelques défaillances, telles que celle du général de
Rigny, causée par une véritable hallucination, offi -
ciers et soldats s’y montrèrent dignes de leur renommée. Signalons aussi la noble conduite du vieux
général de Caraman, qui avait suivi la campagne en
volontaire : on le vit, pendant la plus grande partie
de la route, conduisant par la bride son cheval, sur
lequel il avait placé des blessés, et donnant à tous
l’exemple du courage calme et de l’entrain.
Cette malheureuse campagne avait coûté à la
France 443 hommes de troupe tués, morts de maladie ou disparus ; 11 offi ciers y trouvèrent la mort
ou succombèrent à leurs blessures. Il faut y ajouter
le colonel Lemercier, déjà malade au départ et qui
mourut peu de jours après, épuisé par les fatigues
de ce siège fatal, où il s’était prodigué. La colonne
ramena, en outre, 304 blessés, dont bon nombre
40 LES DEUX SIÈGES
moururent dans les hôpitaux.
Pendant que les Français achevaient leur triste
voyage, Constantine se livrait à la joie ; on se félicitait, on s’embrassait et même, ceux qui étaient
restés prudemment à l’écart, prenaient des airs de
héros. Mais cet enthousiasme fut bientôt tempéré
par une inquiétude générale, pesant sur tous, ainsi
qu’une nuée qui recèle la foudre. Le Pacha allait
revenir : que dirait-il ? Que ferait-il ? Quelle serait
son attitude, lorsqu’il apprendrait que sa capitale
avait failli être livrée au chrétien ?
El Hadj Ahmed ne tarda pas, en effet, à rentrer
à Constantine et chacun fut effrayé de la sévérité
de son expression. Il était exaspéré de la délibération prise chez le cheikh El Islam ; mais, remettant à
plus tard sa vengeance contre les principaux signataires, il se borna pour le moment, à faire saisir
ce comparse nommé Merabot El Arbi qui avait eu
la fâcheuse idée d’apposer, avec les notables, son
nom au bas de la pièce. On le promena dans les
carrefours et le crieur public annonça à tous que
ce renégat avait voulu vendre la terre de l’Islam à
l’infi dèle, et qu’il allait être puni du supplice des
traîtres. Après avoir supporté mille avanies, le malheureux fut pendu ignominieusement.
Cette rigueur était un avertissement et une
menace contre des personnages plus importants. La
ville demeura plongée dans la terreur et le vieux
DE CONSTANTINE 41
cheikh El Islam, Si M’hammed, sortant de sa réserve
habituelle, vint courageusement affronter le tyran
et l’exhorter à la modération. En dépit de la violence de son caractère, El Hadj Ahmed se résigna à
l’écouter et parut tenir compte de ses avis. Il chercha
alors à assouvir sa colère sur les -chefs, des Henanecha et autres personnages de l’intérieur, mais sans
grand succès.
__________
SECOND SIÈGE
(1837)
__________
VIII
DAMRÉMONT REMPLACE CLAUZEL COMME
GOUVERNEUR TENTATIVES D’ARRANGEMENT AVEC
LE PACHA. — SES PROVOCATIONS
L’échec de l’expédition de Constantine- eut en
France un retentissement considérable et le sentiment public se prononça, tout d’abord, nettement : il
fallait prendre sa revanche de ce désastre et occuper
Constantine. La première mesure était le replacement de Clauzel et, quand on songe que le Maréchal,
42 LES DEUX SIÈGES
en ordonnant la retraite, savait parfaitement qu’il
consommait sa déchéance, on ne peut se défendre
d’un sentiment de respect pour ce vieillard, qui
sacrifi a sa popularité, sa position, au sentiment du
devoir afi n de conserver, à peu près intacte, son
armée à la France. On pouvait lui reprocher des
fautes, mais sa probité restait inattaquable.
Le général marquis Denys de Damrémont qui,
déjà, avait été désigné comme gouverneur de l’Algérie, recueillit sa succession. Aux yeux de tous, il
avait pour premier devoir de venger l’insulte faite
au drapeau français devant Constantine. Mais le
gouvernement, bien qu’il affi rmât en toute circonstance son intention de prendre les mesures nécessaires pour cette réparation d’honneur, adressait
secrètement au Gouverneur des instructions lui faisant entendre qu’il préférait traiter à des conditions
acceptables.
Traiter avec un homme tel qu’El Hadj Ahmed,
dans les circonstances présentes, pouvait sembler
possible à Paris; à Alger c’était autre chose. Toutes
relations étaient interrompues avec le Pacha, qui
surveillait avec le plus grand soin quiconque aurait
été à même de servir d’intermédiaire. Le Gouverneur se décida à envoyer à Tunis le capitaine Foltz
et l’interprète Rousseau dans l’espoir que de là, ils
trouveraient moins diffi cilement le moyen de communiquer. On savait que le Pacha s’était rapproché
DE CONSTANTINE 43
du bey de Tunis et avait obtenu qu’il laissât passer
sur son territoire des munitions et des soldats levantins.
Mais les envoyés de Damrémont usèrent en
vain leur diplomatie pour décider un intermédiaire
sérieux et ne purent trouver qu’un malheureux juif,
du nom de Badjou, lequel consentit à se charger
du message. Parvint-il à destination ? C’est probable; mais le Pacha ne daigna même pas répondre.
Comme tous les gens de sa sorte, ce despote se persuada qu’il était craint, et en conclut qu’il avait le
droit de faire le diffi cile.
Après l’échec de cette tentative, Damrémont,
toujours poussé par le ministère, ne se tint pas pour
battu. Le vent était aux transactions, et le 30 mai,
Bugeaud, passant par dessus la tête de son chef
direct (le Gouverneur), venait de signer avec Abd
El Kader, le honteux traité de la Tafna. Un Israélite,
dont la famille avait joué un rôle politique à Alger
et s’était trouvée mêlée à l’affaire qui détermina la
rupture avec le dey, Busnach (Bou Djenah), offrit
alors de porter au Pacha de Constantine les propositions de la France.
Il partit, porteur d’un projet de traité aux termes
duquel El Hadj Ahmed aurait reconnu la suzeraineté
de la France, à charge de servir un tribut annuel. Les
profonds politiques qui avaient conçu cette idée,
espéraient, par ce moyen, contrebalancer, sans sacrifi ces, la puissance d’Abd El Kader ; on était parvenu,
44 LES DEUX SIÈGES
à force de génie, à se créer un adversaire redoutable à l’Ouest, il fallait un autre roi des Arabes à
l’Est ! Et cette combinaison n’était pas l’œuvre de
Damrémont, mais celle du gouvernement central ;
nous en trouvons encore la preuve dans une lettre
du duc d’Orléans au Gouverneur, en date du 19
juillet 1837, où le prince royal, après avoir combattu ses scrupules, conclut ainsi : «On ne peut, à la
rigueur, vous demander de faire mieux que le général Bugeaud.»
Heureusement pour l’honneur national, que
le Pacha, aveuglé, et justifi ant une fois de plus
l’axiome quos vult perdere, traîna les choses en longueur ou émit des prétentions tellement exorbitantes
que la négociation ne put aboutir. Puis, pour caractériser ses intentions, il réunit de nombreux contingents de cavalerie, les plaça sous le commandement
de Ben El Hamlaoui et de Bou Zeïane ben El
Eulmi et les chargea de s’emparer du camp de
Guelma, où une garnison avait été laissée. Nos soldats repoussèrent facilement les attaques tumultueuses des Arabes, et comme ceux-ci, établis à distance
semblaient vouloir maintenir une sorte dé blocus,
Duvivier, qui commandait le poste, exécuta plusieurs sorties meurtrières pour les assiégeants, surtout celle du 16 juillet. Les goums se bornèrent dès
lors à porter la ravage aux environs, puis ils se lassèrent d’une campagne si peu fructueuse pour eux,
et il fallut les licencier.
DE CONSTANTINE 45
Après cette provocation, on ne pouvait continuer les pourparlers. Damrémont le déclara catégoriquement et demanda au gouvernement de l’autoriser
à préparer l’expédition et de lui fournir les moyens
matériels nécessaires. La campagne de 1836 avait
permis de se rendre un compte exact de la situation
et ses enseignements, chèrement achetés, ne devaient pas être perdus.
__________
IX
L’ARMÉE SE CONCENTRE À MEDJEZ-AMMAR
ORGANISATION DE LA RÉSISTANCE À CONSTANTINE
Pressé par Damrémont, qui voulait être en
mesure de marcher avant la mauvaise saison, le
gouvernement l’autorisa à tout préparer, mais en
conservant l’espoir de conclure un arrangement ; et
le 3 septembre, le ministre lui écrivait encore de
faire son possible dans ce but. En Algérie on y avait
renoncé ; le Gouverneur avait fait établir à MedjezAmmar, en face du gué de la Seybouse, un vaste
camp retranché, où arrivaient sans cesse le matériel,
les approvisionnements et les troupes. Il s’y rendit
lui-même, dans les premiers jours d’août et y resta
46 LES DEUX SIÈGES
pour que tout fut organisé sous ses yeux. Le 7 septembre, il annonça à l’armée, par un ordre du jour,
que le duc de Nemours prendrait part à la campagne de même que l’année précédente. Son frère
aîné avait en vain sollicité cet honneur : l’intérêt de
la dynastie ne permit pas d’exposer l’héritier présomptif à de tels dangers. Une reconnaissance fut
poussée, le 13, par le Gouverneur jusqu’à l’OuedZenati.
Tandis que l’on préparait ainsi l’expédition,
Constantine était le théâtre d’une grande activité.
La leçon de l’année précédente servait également au
pacha et il prenait, de concert avec Ben Aïssa, toutes
les mesures afi n que rien ne fît défaut ; car on se rendait bien compte que l’attaque serait plus sérieuse
que l’année précédente. Une anxiété réelle pesait
sur la population ; mais personne n’osait manifester
ses craintes, tant était grande la terreur maintenue
par El Hadj Ahmed et ses agents.
Tout le pourtour des fortifi cations avait été
réparé et renforcé, principalement la face de l’Ouest
et les abords du pont. De nouveaux créneaux étaient
percés dans la muraille, sur plusieurs étages en
divers points ; deux batteries fort bien établies
défendaient les portes Bab-el-Oued et Bab-el-Djedid ; 63 bouches à feu se trouvaient en position
et armées. Une batterie de mortiers établie sur une
plate-forme, au sommet de la Kasba, permettait de
lancer des bombes dans tous les sens.
DE CONSTANTINE 47
La double ligne de boutiques qui se prolongeait,
peu près sur l’emplacement de l’avenue actuelle des
squares et avait servi aux assiégeants pour s’abriter,
était entièrement rasée et il ne restait sur l’isthme
que la petite mosquée à minaret établie vers le rond
point de notre square n°2. Plusieurs postes avaient
été placés sur la route menant au Bardo. Les deux
portes de l’Ouest étaient protégées en dehors par
des murs en pierres sèches. Quant à celle d’El-Kantara, elle fut bouchée à ‘intérieur par un amas de
blocs de plusieurs mètres d’épaisseur(1).
Des quantités considérables de poudre, de boulets, de munitions de guerre, apportées jusqu’au dernier moment, s’entassaient dans les magasins et sur
différents points de la ville. En même temps les
grains remplissaient les silos ; on fabriquait le biscuit et on recevait des vivres et des provisions de
bouche de toute sorte.
L’effectif combattant était en rapport avec ces
moyens matériels. D’excellents canonniers et bombardiers, au nombre d’environ 500, enrôlés en
Orient, étaient arrivés par la Tunisie. Le bataillon
régulier de Kabiles était porté à l’effectif de 1500
hommes choisis ; les corporations d’ouvriers étaient
armées et divisées par groupes sous l’autorité de
chefs énergiques ; il en était de même de la milice
_______________
1. Il ne faut pas oublier que l’ancienne porte était dans
une sorte de trou, à une dizaine de mètres en contre-bas.
48 LES DEUX SIÈGES
urbaine proprement dite et ces derniers corps fournissaient ensemble environ 2000 combattants sous
l’autorité directe de Ben El Bedjaoui.
La situation, on le voit, était tout autre qu’en
1836, et si les Français allaient se présenter plu nombreux, avec des moyens plus puissants, il devaient
se heurter à une organisation de la résistance autrement sérieuse. Toutes proportions gardées, l’entreprise était, certainement, plus diffi cile.
Dès le mois de juin, le pacha avait parcouru les
tribus de l’intérieur, afi n de s’assurer le concours
de tous et la guerre sainte avait été proclamée. De
tous les points arrivaient les contingents : cavaliers
du Sud, sous le commandement de Bou Aziz ben
Gana ; du Ferdjioua, ayant à leur tête le cheikh Bou
Aokkaz ; et de la Medjana, amenés, par Ahmed ben
Mohamed El Mokrani. Ils campaient, sous l’étendard de leurs chefs respectifs, le long des pentes
s’abaissant vers le Remel. Enfi n, les fantassins
Kabiles, venus du Nord, garnissaient les versants
inférieurs du Chettaba, au-dessus de l’Ouad-elMalah.
En dépit de son assurance et malgré tout ses
préparatifs, El Hadj Ahmed, voyant approcher le
moment critique, se demandait s’il n’aurait pas
mieux fait de traiter avec la France; les rapports
qu’il recevait de l’Est n’étaient guère rassurants et il
aurait bien, désiré savoir si la colonne expéditionaire
DE CONSTANTINE 49
était, en réalité, aussi forte qu’on le disait. Sous
l’empire de ces préoccupations, il se décida à
envoyer au camp de Medjez-Ammar le secrétaire
Si Mohammed ben El Antri, à l’effet de remettre
au général une lettre contenant ses propositions, et
d’examiner en même temps les forces et les dispositions des ennemis. Il offrait la paix, à la condition
que son- autorité serait reconnue par le gouvernement français, sur toute la province, sauf la région
de Bougie, et que, par conséquent, nous évacuerions
Guelma et Bône.
Il était bien tard pour se montrer si exigeant,
aussi le Gouverneur repoussa-t-il, sans les discuter,
ces insolentes prétentions. Aussitôt après le retour
de Ben El Antri à Constantine, une réunion de notables fut convoquée par le Pacha pour entendre son
rapport. Frappé par l’appareil militaire de l’armée
déjà réunie à Medjez-Ammar, le secrétaire en fi t
un tableau effrayant ; aussi, la plupart des assistants furent-ils d’avis que, pour éviter les horreurs
d’un nouveau siège, il était préférable de traiter en
obtenant de l’ennemi les meilleures conditions possibles. Mais Ben Aïssa se prononça, avec la plus
grande énergie, pour la résistance, et fi nit par imposer son opinion à ces timides, qui affectèrent, dès
lors, une énergie fort éloignée de leur cœur.
On se sépara tumultueusement et tout retomba
sur le malheureux Ben El Antri. Accusé de trahison,
50 LES DEUX SIÈGES
il faillit être écharpé par la foule pendant qu’on le traînait à la prison, où il ne tarda pas à expirer des suites
de son émotion, d’autres disent par le poison(1).
Dés lors, chacun ne pensa qu’à combattre et se
prépara à faire son devoir. Comme l’année précédente, le Pacha expédia à Mila ses femmes préférées et beaucoup d’objets précieux. Plaçant ensuite
la ville sous le commandement suprême de Ben
Aïssa, il s’établit au milieu de ses cavaliers indigènes, puis partit vers l’Est, à la tête de nombreux
escadrons et d’un corps de fantassins. Le 22 septembre, il se trouvait en face du camp de MedjezAmmar et l’attaquait aussitôt avec audace ; mais nos
soldats le repoussèrent vigoureusement. Il recommença le lendemain, sans plus de succès, et fut
poursuivi par le lieutenant-colonel Lamoricière, qui
lui tua beaucoup de monde.
Ces deux combats refroidirent singulièrement
l’ardeur des champions de la foi et leur coûta cher.
Aussi, le Pacha s’empressa-t-il de rentrer au camp
de Constantine, où le retour fut beaucoup moins
brillant que n’avait été le départ.
La concentration des troupes de la colonne ne
s’était pas faite sans mécomptes. Le 12e de ligne
_______________
1. Son fi ls, Si Salah, nommé plus tard secrétaire de
la division, fut chargé par le duc d’Aumale de dresser une
chronologie historique des beys, qui fut publiée en français et arabe. Son petit-fi ls, Si Moustafa, est bach-adel e
Aïn-Belda.
DE CONSTANTINE 51
apporta avec lui le choléra, et, au dernier moment,
le général se décida à laisser dans le camp les troupes contaminées. A la fi n de septembre, le prince
royal étant arrivé, et tout se trouvait prêt, l’armée se
disposa au départ.
__________
X
COMPOSITION DE L’ARMÉE EXPÉDITIONNAIRE
SA MARCHE ET SON ARRIVÉE À CONSTANTINE
Voici la composition et l’effectif de l’armée
expéditionnaire :
Infanterie :
Zouaves, 11e, 12e, 3e26e, 47e de L i g n e ,
2e, 7e Léger, 3e Bataillon d’Afrique, Légion étrangère, Compagnie franche, Tirailleurs et Bataillon
Turc...................................................9,500 hommes
Artillerie............................................1,000 hommes
Génie (sapeurs des 1er 2e et
3e régiments.......................................;;700hommes
Cavalerie :
2e et 3e Chasseurs d’Afrique,
spahis réguliers.................................1,100 hommes
En ajoutant à ces chiffres les détachements du
52 LES DEUX SIÈGES
Train, de l’Administration, des Infi rmiers, et la
colonne comprenait un effectif d’environ 13,100
hommes, sans compter les cavaliers auxiliaires.
Elle emmenait un parc de siège, et, à chaque
brigade, étaient joints douze obusiers de montagne
et six pièces de campagne.
Les attelages de l’artillerie et des chariots
étaient assurés par 580 bêtes de trait, et un convoi
483 mulets de charge suivait la colonne.
Tous les services étaient bien organisés et parfaitement pourvus, comme personnel et comme
matériel.
Le Gouverneur, lieutenant-général Damrémont
commandait en chef, avec le général Perré comme
chef d’État-major.
Le général comte Valée commandait l’Artillerie avec le général de Caraman (fi ls du vieux duc
qui avait pris part à l’expédition de 1836), commandant en second.
Le service du Génie, et la direction du siège
étaient confi és au général baron Rohault de Fleury
L’armée formait quatre brigades, commandées par :
Le duc de Nemours.......................1ère brigade
Général Trézel..................................2e brigade
Général Rulhières.............................3e brigade
Colonel Combes...............................4e brigade
Le service médical était dirigé par le docteur
Baudens.
DE CONSTANTINE 53
Le Ier octobre, la tête de colonne s’ébranla ;
elle se composait des deux premières brigades ; puis
venait l’immense convoi qui aurait du être plus grand
encore, car, au dernier moment, les moyens de transport fi rent défaut et l’on dut laisser beaucoup de;
matériel et de munitions. Les deux dernières brigades formaient la queue de la colonne et leur marche
fut retardée par le convoi dont les montures et les
lourdes pièces étaient arrêtées à chaque instant.
Bien qu’en temps-ordinaire cette saison fut très
propice, l’automne de 1837 devait faire exception,
la pluie ne tarda pas à accompagner la colonne, augmentant les diffi cultés de la marche. L’ennemi, heureusement, ne l’inquiéta pas d’une manière sérieuse.
Des cavaliers arabes suivaient à distance, sur les
fl ancs, se bornant à incendier les meules paille et les
gourbis. Nos chasseurs les poursuivirent et sabrèrent ceux qu’ils purent atteindre. Le 5, à onze heures
du matin, l’avant-garde atteignait la Soumâa, par un
beau soleil, et bientôt les premières brigades saluèrent Constantine de hourrahs répétés. On apercevait
de là le sommet des campements des cavaliers du
Pacha, s’étageant sur les pentes de la rive droite
du Remel. Quelques-uns vinrent parader, mais sans
s’approcher, et furent écartés par les Chasseurs. Une
ligne de tirailleurs et des postes avancés protégèrent l’armée qui campa des deux côtés de l’Oued-elHamimim.
54 LES DEUX SIÈGES
Durant la nuit suivante, la pluie tomba à torrent, mais le 6, au matin, le beau temps semblait
revenu et la colonne se mit gaiement en route. A huit
heures du matin, l’avant-garde débouchait sur plateau du Mansoura, sans que l’ennemi eût cherché à
lui disputer le passage. Puis l’armée arriva, le duc
de Nemours marchant en tête devant la Ière brigade.
Le quartier général s’installa, comme 1’année précédente, à Sidi-Mabrouk, et fut salué par quelques
bombes, bien dirigées, de la Kasba.
La ville n’avait pas l’aspect morne qui frappa
tristement les soldats, en 1836. De grands drapeaux
rouges fl ottaient sur différents points et partout, les
citadins montés sur les toits et sur les terrasses, ou
réunis le long des remparts, faisaient retentir l’air de
leurs cris. De plus, un groupe d’indigènes s’étaient
massés en avant du pont d’El Kantara, comme pour
défendre d’en approcher. Ils en furent délogés par
les Zouaves et le 2e Léger, sous le commandement
de Lamoricière.
Les directeurs du Génie et de l’Artillerie allèrent alors reconnaître la place et se rendirent compte
des travaux qui avaient été faits pour repousser l’attaque par El-Kantara. C’eût été folie de l’essayer et
il fut décidé que tout l’effort du siège serait concentré sur le front de l’Ouest.
Vers dix heures, arrivèrent les deux dernières
brigades avec le convoi, cette fois â peu près intact.
La 2e brigade en prit la garde, tandis que la 3e et la
DE CONSTANTINE 55
4e sous le commandement en chef du général Rulhières, recevaient l’ordre d’occuper le Koudiat, avec
toute la cavalerie régulière.
Pour effectuer cette opération, on prit les dispositions suivantes : la cavalerie fut placée à l’extrêmegauche, avec mission de soutenir et de refouler, bien
au delà de la Crète, les goums du Pacha. Un bataillon
du 47e et un autre du 26e, sous les ordres du colonel Combes, formèrent le centre ; quant à la droite,
qui devait marcher la première et enlever la position,
elle se composa du 3e bataillon d’Afrique, de celui
de la Légion étrangère et d’un bataillon du 26e.
La colonne de droite franchit le Remel en dessous de son confl uent avec le Bou-Merzoug, sans
doute vers l’emplacement du pont du Bardo. La
cavalerie et le centre se portèrent à gauche, traversèrent le Bou-Merzoug, en dessous de la Pépinière, s’avancèrent dans la direction des Arcades
romaines; passèrent le Remel, un peu au-delà, et
commencèrent à monter sur le plateau, maintenant
couvert de jardins.
Ces mouvements s’exécutèrent avec une précision et un ordre admirables. La tête de colonne
gravit la pente, les troupes marchant par section,
l’arme sur l’épaule, sous le feu de la place qui fi t
plus d’une victime, notamment le capitaine Rabier,
aide de camp du général Rohault de Fleury. La position du Koudiat ne fut pas défendue et les deux
56 LES DEUX SIÈGES
brigades s’y installèrent sans combat. Durant la nuit
on éleva des parapets et fortifi cations passagères,
au moyen des briques et des dalles enlevées aux
tombes, et l’on forma ainsi trois enceintes superposées, sur le front sud-ouest, qui ne pouvait manquer
d’être attaqué par les indigènes du dehors.
__________
XI
OUVERTURE DES OPÉRATIONS. — PÉRIPÉTIES DU
SIÈGE MORT DE DAMRÉMONT
LE GÉNÉRAL VALÉE PREND LE COMMANDEMENT
Dans l’après-midi du 6, le directeur du Génie
avait déterminé l’emplacement de trois batteries sur
le fl anc du Mansoura. L’une, à mi-côte, au-dessus
du Rocher des Martyrs, destinée à prendre à revers,
et à enfi ler les batteries du front Ouest de la place ;
elle devait être armée d’une pièce de 24, de deux de
16 et de deux obusiers de 6 ; on l’appela : «Batterie
du Roi.»
La seconde et la troisième, placées sur le bord
du plateau supérieur, eurent pour objectif d’éteindre
le feu des pièces de la Kasba et d’El-Kantara ; une
DE CONSTANTINE 57
devait avoir deux canons de 16 et deux obuiers de 8,
et l’autre trois mortiers de 8.
Les hommes commencèrent les plates-formes,
et y travaillèrent durant toute la nuit du 6 au 7, sous
une pluie battante. Ils achevèrent les deux dernières;
mais celle du Roi ne fut terminée que l’après-midi
du 7, vers quatre heures.
On choisit aussi l’emplacement de deux batteries au Koudiat, une d’obusiers, et l’autre destinée à
être armée de grosses pièces, pour battre en brèche ;
elles étaient situées toutes deux sur le versant oriental, en avant et à droite de la Pyramide, élevée,
depuis, à la mémoire du général Damrémont.
Les travaux en furent commencés dans la soirée
du 6 ; mais le temps fut tellement mauvais durant la
nuit, qu’il fallut les suspendre.
Le commandement général du siège avait été
confi é au duc de Nemours. Le 7 au matin, les travaux reprirent sur tous les points; mais bientôt, des
attaques furent tentées de divers côtés par les indigènes de la ville et de l’extérieur. Elles furent partout repoussées. L’une d’elles, cependant, exécutée
avec audace contre le Koudiat, nécessita une barge à
la baïonnette, opérée parle 26e. Le capitaine Béraud
fut tué dans cette affaire. Pendant le reste du jour,
les assiégés se bornèrent à entretenir e canonnade
nourrie de toutes leurs batteries.
La journée du 8 fut employée à l’achèvement et
l’armement des batteries, malgré une pluie mélangée
58 LES DEUX SIÈGES
de neige qui ne cessa de tomber et se prolongea
toute la nuit suivante, trempant et glaçant les travailleurs, entraînant les remblais et rendant le transport des canons bien diffi cile. Trois pièces destinées
à la Batterie du Roi, roulèrent en bas des pentes et
ne furent relevées que grâce aux efforts surhumains
des Zouaves, sous le feu de la place.
Le 9 au matin, les deux batteries supérieures
ouvrirent le feu sur celles d’El-Kantara et de
laKasba, et y causèrent de grands dégâts ; vers midi
leurs pièces étaient à peu près toutes démontées
semblaient hors d’état de servir. On lança-alors, sur
divers points de la ville, et dans la direction des batteries du front Ouest, un grand nombre de bombes
qui ne causèrent pas de grands dégâts, en raison de
la nature des constructions indigènes dont la terre,
les rondins et les roseaux forment les principaux
éléments.
Le général avait compté sur l’effet moral du
bombardement, pour amener les citadins à composition, et il est certain que ceux-ci auraient bien voulu
se rendre ; mais il ignorait que. la défense était
aux mains d’étrangers, commandés par de hommes
énergiques, et que la population n’avait pas voix au
chapitre.
Dans cette même journée du 9, les assiégés,
combinant une sortie avec un mouvement offensif
des goums, attaquèrent sur deux points le camp du
Mansoura. Les Arabes du dehors, n’y mirent, pas
DE CONSTANTINE 59
beaucoup d’entrain ; quant aux gens de la ville, ils
furent également repoussés et poursuivis, la baïonnette dans les reins, par les soldats du 2e Léger,
jusque sur le bord du ravin.
La persistance du mauvais temps apportait aux
assiégés un concours inespéré. Trempés jusqu’aux
os, écrasés par-la fatigue et les veilles, insuffi samment nourris, n’ayant pas même de bois pour faire du
feu, les soldats étaient sur le point de se laisser aller
au découragement, en se rappelant, malgré eux, les
tristes scènes de la campagne précédente. Les ambulances recevaient sans cesse de nouveaux malades;
enfi n, les chevaux eux-mêmes, transis de froid et
manquant de nourriture, commençaient à crever.
L’ouverture du feu produisit une heureuse diversion
à ces tristes pensées, et ranima le courage de tous,
par l’espoir d’une prochaine action décisive.
En somme, la canonnade de la journée du 9,
suivie de bombardement, avait prouvé, une fois de
plus, que le seul point vulnérable était à Bab-elOued, et que tous les efforts devaient se porter
contre le front de l’Ouest. Le Gouverneur général
s’en rendit parfaitement compte ; -mais il fallait
transporter les pièces des batteries du Mansoura au
Koudiat, et cela n’était pas facile. Au moyen de deux
passerelles, une sur le Bou-Merzoug et l’autre sur
le Remel, au-dessus de leur confl uent, on avait bien
fait passer sur la rive gauche et hissé au Koudiat
60 LES DEUX SIÈGES
les canons les moins lourds, mais comment y amener
deux pièces de 4 et deux de 16 ?
Les offi ciers des armes spéciales décidèrent
qu’il n’y avait d’autre moyen que d’établir un pont
de chevalet au gué du Remel, au-dessous du confl uent, et ce travail fut rapidement exécuté. En
même temps, le général Rulhières faisait occuper,
par le 47e, les postes du Bardo et une maison encore
plus rapprochée de la ville. Dans la nuit du 9 au
10, tout fut terminé, c’est-à-dire qu’au point du jour,
les pièces étaient sur la rive gauche; mais ce résultat n’avait été obtenu qu’au prix des plus grandes
peines. Il restait encore à hisser l’artillerie sur le
mamelon ; les assiégés s’aperçurent alors de ce qui
se passait et concentrèrent tous leurs feux- dans
cette direction. Rien ne put arrêter le courage et
le dévouement de nos braves soldats et, après des
efforts inouïs, toutes les pièces furent conduites à
leur place. Cette dangereuse opération était terminée à 7 heures du matin.
Le général Damrémont se rendit au Koudiat,
dans la matinée du 10, pour tout inspecter et prendre les dernières dispositions. La batterie de brèche,
déjà établie, dite de Nemours, était à une distance
de 450 mètres de la place; on en prépara trois autres
sur la pente du Koudiat faisant face à la ville, et,
enfi n, on détermina un emplacement au sommet de
la montée du Bardo, dans la coupure qui se trouve
à l’extrémité du square Valée actuel, pour établir, à
DE CONSTANTINE 61
160 mètres de la muraille, la batterie destinée à
ouvrir défi nitivement la brèche. Les batteries du
Mansoura furent dégarnies pour armer celles du
Koudiat, et il ne resta que trois pièces à la «Batterie
du Roi».
Vers 11 heures, les assiégés effectuèrent une
nouvelle sortie générale, contre les positions du
Koudiat; où ils voyaient se concentrer toutes les
forces et, en même temps, la face opposée était attaquée avec fureur par les fantassins et les goums.
La situation fut un moment assez grave ; le duc de
Nemours, l’épée à la main, entraîna la Légion étrangère contre les assaillants, tandis que, d’un autre
côté, le général Damrémont se lançait dans la mêlée.
Plus d’un brave trouva la mort dans cette chaude
affaire, notamment le capitaine Morland ; d’autres
offi ciers y furent blessés. Durant le reste de la journée, les batteries de la place entretinrent un feu
incessant, et des attaques partielles furent exécutées, sans plus de succès.
Le 11 au matin, la batterie de Nemours, au
Koudiat, était enfi n armée ; la seconde fut bientôt
prête. A onze heures, on ouvrit le feu ; à deux
heures, les mortiers étaient en place ; mais, avant
d’entamer l’action décisive, le général Damrémont
voulut, une dernière fois, offrir aux assiégés de traiter. Il fi t rédiger une proclamation adressée aux
habitants, pour les engager à réfl échir aux conséquences de la prolongation de la lutte, aux sacrifi ces
62 LES DEUX SIÈGES
qu’elle routerait, de part et d’autre, et aux horreurs
inévitables pour une ville prise d’assaut. Il les invitait, en conséquence, à lui envoyer des gens sages
pour traiter avec lui de la reddition, promettant de
faire preuve de la plus grande modération et de
garantir le respect absolu des personnes, des propriétés et de la religion.
Il restait à faire parvenir le message. Un jeune
indigène du bataillon turc accepta la périlleuse mission de le porter aux assiégés. Ayant fait comprendre
qu’il venait en parlementaire, ceux-ci le laissèrent
approcher, puis le hissèrent sur la muraille et ne
lui infl igèrent aucune avanie. Mais on ne reçut la
réponse que le lendemain ; il n’est pas douteux queles assiégés trouvèrent, pendant la nuit, le moyen
de communiquer la proposition au Pacha et de recevoir son avis. La lettre adressée au général en chef,
et qu’on dit avoir été dictée par Ben Aïssa, contenait en substance ce qui suit «Si vous manquez de
poudre, nous vous en enverrons ; si vous n’avez pas
de biscuit, nous partagerons le nôtre avec vous ;
mais vous n’entrerez pas dans la ville, tant que nous
serons vivants, et vous n’en serez maîtres qu’après
nous avoir tués.»
Ayant pris connaissance de, cette fi ère réponse,
1e général dit simplement : «C’est bien ! Ils ont du
cœur ; l’affaire n’en sera que plus glorieuse pour
nous !»
DE CONSTANTINE 63
La canonnade de la journée du 11 avait démontré le, peu d’effi cacité de notre artillerie à longue
distance ; les dégâts étaient médiocres dans cette
muraille de blocs de calcaire bleu et, comme la
quantité de munitions était limitée, il fallait, sans
retard, achever et armer la batterie de brèche, à
160 mètres, en dessous du square Valée actuel. On
y travailla la nuit suivante ; désignés pour ce service, les Zouaves s’y employèrent avec leur ardeur.
habituelle, sous le feu ininterrompu de la place. A
six heures du matin, tout était achevé et la batterie
armée.
Il fallait. maintenant y transporter les gargousses, en traversant un espace de près de 300 mètres,
découvert et battu par les projectiles ennemis. Deux
cents soldats d’infanterie en furent chargés ; cheminaient. d’abord à l’abri, portant leur gargousse,
puis arrivés à la zone dangereuse, prenaient le pas
gymnastique et atteignaient enfi n la batterie, lorsque les balles ou les boulets ne les avaient pas arrêtés. Cette opération s’effectua rapidement et sans
grandes pertes.
Dans la matinée du 12, le général Damrémont,
suivi de son État-major, se rendit au Koudiat, afi n
de vérifi er par lui-même la situation. Le groupe
mit pied à terre derrière l’épaulement formé par le
mamelon, au débouché de notre rue Saint-Antoine,
et s’avança, à pied, au milieu d’une grêle de projectiles, malgré les avertissements du général Rulhiéres,
64 LES DEUX SIÈGES
jusqu’à la batterie Nemours. De là, il regardait la
ville avec sa longue vue, en faisant remarquer que
les assiégés avaient habilement réparé les dégâts de
la veille, lorsqu’un boulet, parti d’une des batteries
de Bab-el-Oued, frappa le pied du mamelon, sur la
gauche, et, en ricochant atteignit le général en plein
corps.
Damrémont était mort sur le coup ; on s’empressa autour de lui. En se penchant pour voir si son
chef respirait encore, le général Perrégaux fut atteint
d’une balle qui lui traversa le nez et se logea dans
le palais, affreuse blessure, à laquelle il devait succomber quelques jours plus tard. En même temps,
le général Rulhiéres était atteint à la joue et le duc
de Nemours avait sa capote traversée de plusieurs
balles.
Accouru de la batterie de la brèche, où il venait
de prendre les dernières dispositions, le général
Valée fi t éloigner l’État-major de ce lieu funeste
et emporter le cadavre de Damrémont, dont la glorieuse carrière, commencée sous l’empire, venait de
se terminer par la mort du soldat.
Un conseil de guerre, aussitôt réuni, décida
que le commandement en chef revenait au général
Valée, comme plus ancien en grade. C’était homme
de 64 ans, déjà général de division à la chute de
Napoléon ; on le savait plein de vigueur et d’énergie, et la stupeur causée dans l’armée par la mort de
DE CONSTANTINE 65
son chef, fi t place à la confi ance ; chacun n’eut plus
qu’une pensée : le venger dignement.
Les batteries établies sur le front du Koudiat,
face à la ville, ouvrirent leur feu à neuf heures,
s’attachant à détruire les embrasures du rempart.
La nouvelle batterie de brèche, à 160 mètres, commença, vers deux heures de l’après-midi, à battre le
rempart, déjà endommagé par le feu de la batterie
Nemours, durant la matinée, et ne tarda pas à produire de grands effets. Enfi n la «batterie du Roi,»
sur la rive droite, prenant à revers les ouvrages de la
place, gêna considérablement les défenseurs. Bientôt des écroulements se produisirent et l’on vit, peu
a peu, des pans de murs se détacher, et s’abattre,
en avant, avec un bruit sourd, au milieu de nuages
de poussière et de fumée. Vers cinq heures du soir,
l’Artillerie de la place était démontée, ses logements
détruits et la brèche semblait praticable.
__________
66 LES DEUX SIÈGES
XII
ASSAUT
RÉSISTANCE ACHARNÉE DES ASSIÉGÉS
PRISE DE CONSTANTINE
Le dernier acte de ce grand drame allait se
jouer ; il y eut, de part et d’autre, à la tombée de
la nuit, un instant de recueillement solennel ; puis,
chacun se prépara à bien faire son devoir.
El Hadj Ahmed, qui suivait avec anxiété les.
progrès de la canonnade, et n’avait fait aucune
communication directe au commandant en chef, lui
envoya, dans la soirée, un parlementaire, porteur
d’une lettre. Il proposait de conclure la paix, à la
condition que le feu cessât pendant 24 heures, temps
nécessaire pour réunir une conférence et s’entendre
sur tous les points. Il ajoutait que le messager de
la veille était en sécurité à Constantine, nouvelle
preuve que, pendant la nuit, les assiégés l’avaient
mis au courant de sa démarche.
Le général Valée répondit aussitôt que l’heure
des pourparlers était passée et qu’il ne restait aux
assiégés qu’à ouvrir immédiatement leurs portes,
s’ils voulaient qu’on leur appliquât le traitement
promis par le message de la veille ; mais qu’il n’interromprait pas une minute les opérations et que, s’il
DE CONSTANTINE 67
était mis dans la nécessité d’entrer par la brèche, ne
répondait plus de rien, les propositions antérieures
étant nulles et non avenues. Ici, on ne peut s’empêcher de se demander si, le général Damrémont étant
vivant, il n’aurait pas, dans son humanité, accepté,
au moins en partie, les offres d’un adversaire aux
abois, cherchant à atténuer la victoire des français
et à enlever à nos soldats la récompense de leurs
efforts et de leur constance. L’énergie de Valée évita
le piège et conserva à l’armée une de ses plus belles
victoires, achetée, il est vrai, par la mort de tant de
braves gens.
Dans cette même journée du 12, il avait été
facile se rendre compte que les contingents du
dehors considéraient la partie comme perdue et ne
se souciaient pas d’assister à la chute de la ville. On
les vit, en effet, cavaliers et fantassins, lever successivement leur camp et reprendre le chemin de la
montagne.
A six heures du soir, le général fi t connaître
à l’armée que l’assaut serait donné le lendemain
matin, et cette nouvelle fut accueillie par des acclamations générales. Chacun y vit, non seulement la
revanche de l’échec de 1836, le couronnement des
efforts et de l’abnégation déployés, mais aussi la fi n
de souffrances intolérables ; car on manquait de tout
devant Constantine. Bien que la pluie eût cessé, la
situation de ces malheureux, couchant depuis tant
de jours dans la boue, portant les vêtements qu’ils
68 LES DEUX SIÈGES
avaient pris à Medjez-Ammar, à peine nourris d’aliments détestables, était des plus tristes. Le chevaux,
auxquels nulle ration n’avait été donnée depuis trois
jours, tombaient d’épuisement ou se jetaient sur tout
ce qu’ils pouvaient atteindre. Enfi n les munitions
d’artillerie étaient presque épuisées Qu’aurait été
une retraite dans ces conditions ? Il fallait, à tout
prix, prendre la ville qu’on savait remplie de vivres,
et mieux valait tomber en combattant que mourir de
misère et d’épuisement.
Afi n d’empêcher les assiégés de réparer la
brèche les canons chargés à mitraille fi rent feu
durant toute la nuit sur quiconque s’y hasardait.
Cependant les assiégés se préparaient à lutter encore
; tandis que les uns construisaient des barricades
dans les rues des quartiers voisins, d’autres entretenaient un feu de mousqueterie incessant par les
ouvertures donnant sur le rempart. A trois heures et
demie d matin, les capitaines Bontault, du Génie, et
de Gardereins, des Zouaves, allèrent reconnaître la
brèche, malgré les balles dirigées sur eux, et constatèrent qu’elle était praticable. Ils revinrent, heureusement, sains et saufs.
Pendant la nuit, on acheva l’organisation des
colonnes d’assaut qui furent composées comme suit:
Ière colonne, sous les ordres du lieutenantcolonel de Lamoricière :
40 Sapeurs du Génie,
300 Zouaves,
DE CONSTANTINE 69
2 Compagnies du 2e Léger ;
2e colonne, sous les ordres du colonel Combes:
80 Sapeurs du Génie,
Compagnie franche du 2e Bataillon d’Afrique,
100 hommes du 3e Bataillon d’Afrique,
100 hommes de la Légion étrangère,
300 hommes du 47e de Ligne ;
3e colonne, sous les ordres du colonel Corbin :
2 bataillons composés de détachements pris, en
nombre égal, dans tous les régiments des quatre brigades.
Le général Rulhières commandait en chef l’assaut.
On voit que le commandement avait tenu à
faire participer chaque corps à la prise de Constantine, et ce soin a quelque chose de touchant, qui
indique, en outre, l’union intime entre le chef et
le soldat, des principaux éléments du succès. Tous
avaient participé à la fatigue et aux dangers, tous
devaient partager la gloire.
Portant la responsabilité du grand acte qui
allait s’accomplir, le général Valée fi t venir, avant
le jour, le commandant de la tête de colonne d’assaut,
Lamoricière, et tint à s’assurer de ses sentiments
dans ce moment suprême. L’histoire nous a transmis
la conclusion de ce dialogue qui peint bien l’état
d’esprit de l’armée assiégeante, et que nous croyons
exacte. Après lui avoir fait les plus minutieuses,
70 LES DEUX SIÈGES
recommandations, le général lui dit : «Enfi n, en tout
état de cause, comptez-vous pouvoir vous maintenir sur la brèche, jusqu’à l’arrivée de la deuxième
colonne ?»
— «Mon général, - répondit Lamoricière, —
les trois quarts seraient-ils tués, serais-je tué moimême, tant qu’il restera un offi cier debout, la poignée d’hommes qui ne seront pas tombés, pénètrera
dans la ville et saura s’y maintenir.»
— «En êtes-vous sûr, colonel ?»
— «Oui! Mon général.»
— «Vous avez bien réfl échi à tout !»
— «J’ai réfl échi, et -je réponds de l’affaire sur
ma tête.»
— «C’est bien, colonel ! Rappelez-vous et faite
comprendre à vos offi ciers que si, à dix heures, nous
ne sommes pas maîtres de la ville, à midi, nous nous
mettrons en retraite.»
— « Mon général, à dix heures, nous serons
maîtres de la ville, ou nous serons morts. La retraite
est impossible ; la première colonne, du moins, n’en
sera pas !»
Avec de tels hommes, à ce point résolus, sincèrement décidés, autant qu’ennemis d’une vulgaire
jactance, on ne pouvait douter du succès.
Quant aux assiégés, ou plutôt, a ceux qui défendaient la ville, nous ignorons quels étaient alors
leurs discours ; mais leur conduite avait été vaillante
et ferme ; eux aussi étaient prêts à faire leur devoir ;
DE CONSTANTINE 71
leur courage n’était en rien ébranlé ; ils allaient le
prouver en se montrant Jusqu’à la fi n, dignes de
leurs adversaires.
Afi n de pouvoir suivre nos soldats pénétrant
dans la ville, il est indispensable de rappeler, en quelques mots, l’état du quartier avoisinant la brèche,
car il a été si profondément modifi é que sa physionomie actuelle ne saurait en donner aucune idée.
Disons tout d’abord que, ni la rue Nationale, ni
la place actuelle de la Brèche n’existaient. De plus,
l’enceinte était continue et le rempart se raccordait
avec l’angle du bastion qui existe encore au coin du
Magasin à orge.
Au bout du mur qui le prolonge vers la ville,
s’ouvrait Bab-el-Djedid (la porte neuve), à l’angle
inférieur du bâtiment occupé par le Trésor. De
là, sortait la voie -qui conduisait au Koudiat ; en
entrant par cette porte, on -trouvait, en face, le
débouché d’une ruelle, conservée par nous, sous
le nom de : «rue du Trésor», qui communiquait,
par un détour, avec notre rue Caraman, laquelle
n’avait que cette issue à droite, tandis qu’à gauche,
la même, ruelle, suivant à peu près notre rue Cahoreau et débouchait en bas, dans le Souk. Devant
Bab-el-Djedid, passait une rue, montant d’un côté,
par le tracé de notre rue Basse-Damrémont, et descendant de l’autre pour tomber dans le Souk, vers
l’entrée de notre rue Hackett.
72 LES DEUX SIÈGES
En contournant le rempart vers le sud, depuis
l’angle du bastion, d’où nous sommes partis, on
trouvait un ouvrage faisant saillie et s’avançant jusqu’au dessous de l’entrée de notre square Valée.
Derrière le mur inférieur de cet ouvrage, en-dessous
de l’angle qu’il formait avec la muraille, s’ouvrait
Bab-el-Oued (la porte de la rivière), d’où partait un
chemin descendant au Remel.
Elle donnait, en ville, un peu au-dessus de la
façade de notre théâtre, dans une rue bordée de
boutiques, le Souk, où les commerçants et les artisans étaient groupés par spécialités. Le Souk se prolongeait, coupant la rue Nationale actuelle, pour
rejoindre ce qui en a été conservé, en dessous
de l’immeuble de Dar-et-Bey, sous le nom de rue
Rouaud, se continuant par la rue Combes.
Ainsi, toute la place de la Brèche actuelle était
pleine de constructions, traversées par une seule
rue partant du Souk (vers notre rue Hackett), pour
passer devant Bab-el-Djedid et monter à la Kasba.
La rue Caraman était bouchée par les maisons, audelà de la traversée de notre rue Cahoreau.
L’emplacement de notre théâtre était occupé
par une caserne à trois étages, dite des Janissaires.
Un peu au-delà, une ruelle descendait, du Souk, au
carrefour de Rahbet-el-Djemal (la place des chameaux), d’où l’on atteignait, en remontant un peu
vers le nord, la rue tortueuse conservée par nous,
sous le nom de rue Béraud.
DE CONSTANTINE 73
La première partie de notre rue Caraman, donnait accès, sur la gauche, à la place du Palais, beaucoup lus petite que maintenant. Elle passait dans son
trajet inférieur devant Dar-el-Bey, puis en dessous
de la mosquée dont nous avons fait la cathédrale,
et continuait par son tracé actuel pour atteindre
Souk-el-Acer (la place Négrier). La rue de France
n’existait pas. Des ruelles, descendant perpendiculairement, traversaient cette voie et le Souk, et les
reliaient aux quartiers supérieurs et inférieurs.
Il faut donc supprimer, par la pensée, toutes
nos rues aboutissant maintenant sur la place, et se
rendre compte qu’une seule, celle des Souk, partant
de Bab-el-Oued, donnait accès au cœur de la ville,
et une autre aboutissant devant notre Trésor où elle
bifurque, conduisait dans la rue Caraman, vers la
brèche, et montait à la Kasba, à droite. Rappelons
nous encore que ces ruelles, jugées si étroites, ont
été élargies et, que leur alignement si défectueux a
subi déjà bien des rectifi cations.
Tel était-ce quartier en 1837, et cette pénurie de
voies d’accès devait créer pour nos soldats une diffi culté nouvelle et inattendue.
Les troupes, devant prendre part à l’assaut,
occupaient déjà, leurs positions, le 13 au matin, lorsque le soleil se leva radieux, dans un ciel sans nuages.
La première colonne était massée dans la place d’armes, à droite de la batterie des brèche ; la seconde
74 LES DEUX SIÈGES
se prolongeait dans la dépression qui suit l’ancienne
route de Batna ; la troisième, à sa suite, s’appuyait
au Bardo.
Le duc de Nemours, commandant le siège, était
à la batterie, avec les généraux Rohault de Fleury
et Caraman. Le général en chef s’y trouvait également, ainsi que le général Perrégaux qui s’y était
fait porter, malgré sa blessure.
A sept heures précises, le prince royal s’adressant au commandant de la tête de colonne, lui dit:
«Colonel Lamoricière, quand vous voudrez ! Et,
comme si, de la place on comprend ce qui se passe à
la tranchée, une décharge générale accompagne ces
paroles.
Le colonel se dresse, de façon à dominer ses
braves Zouaves, qu’il. regarde d’un air bien connu
d’eux, tire son sabre et crie d’une voix forte : «Vive
le Roi ! Zouaves à mon commandement !... En
avant !»
Aussitôt ces soldats, électrisés, escaladent le
parapet et traversent. l’espace qui les sépare de la
brèche, au milieu d’une grêle de projectiles. Arrivés
au pied de l’éboulement, ils grimpent sur cet amas
de décombres rempli de trous et coupé par des
blocs sur lesquels il faut se hisser à la force du poignet; mais ces diffi cultés n’arrêtent pas les Zouaves,
et, à les voir s’élever si prestement, il semblerait
qu’on leur a aplani le terrain. En quelques minutes,
la brèche est escaladée, le grand drapeau rouge
DE CONSTANTINE 75
s’effondre et les trois couleurs fl ottent sur la
muraille. C’est le capitaine de Gardereins, celui qui
a reconnu la brèche pendant la nuit, qui a l’honneur d’y planter lui-même notre drapeau. Des acclamations enthousiastes, partant de tous les points, le
saluent et encouragent les Zouaves.
Être arrivé sur le rempart par la brèche, c’était
beaucoup ; mais il fallait prendre possession de
la ville, et les vainqueurs furent, un instant, bien
embarrassés. En face d’eux se dressaient des maisons, de nouvelles murailles d’où partait un feu
meurtrier ; trouver la clef de ce labyrinthe, n’était
pas facile. Cependant Lamoricière n’hésita pas :
après ;avoir fait démolir les barricades et obstacles
de toutes sortes entassés aux abords du rempart, il
divisa ses hommes en trois corps ; l’un s’engagera
vers la droite, en suivant le rempart ; un autre cherchera à pénétrer à gauche ; quant à lui, prenant la
tête du reste, il s’avance au centre, par la rue des
Souks. Les corps de droite et de gauche, l’un sous
les ordres du capitaine Sauzai, l’autre dirigé par lecommandant Sérigny, du 2e Léger, doivent d’abord
s’emparer de ce qui reste des batteries du rempart,
puis pénétrer dans les ruelles de la direction qui leur
est donnée.
Des deux côtés, ces groupes se heurtent à des
obstacles matériels, maisons ou barricades ; il faut
y cheminer à la sape et, pendant que Sauzai est tué
d’un côté, en enlevant une barricade ; Sérigny, d’un
76 LES DEUX SIÈGES
autre, est enseveli jusqu’aux épaules par la chute
d’une muraille ; étouffé, les membres brisés, il continue, jusqu’à la mort, d’encourager ses soldats.
Cependant Lamoricière s’est lancé dans la rue
centrale, bordée de boutiques d’où l’on tire à bout
portant; ses hommes avancent, refoulant à la baïonnette leurs adversaires, tandis que d’autres délogent de leurs repaires ceux qui y sont embusqués.
Il arrive ainsi à un endroit où la rue est barrée par
une porte appuyée sur les pieds-droits des quadruples arceaux du tétrapyle d’Avitianus. Les indigènes nommaient El-Macukof ce carrefour situé au
débouché de la ruelle venant du haut dans le Souk;
il a disparu lors de la construction de la rue Nationale et des maisons qui la bordent.
La porte est solidement étayée en arrière; tandis
que les sapeurs l’attaquent à la hache une explosion
formidable retentit. La terre semble s’effondrer, et
tout disparaît dans un épais tourbillon de fumée et
de poussière. C’est une réserve de poudre qui a
fait explosion, sans qu’on ait jamais pu connaître la
cause de l’accident. Les sacs à poudre portés par les
hommes du Génie, enfl ammés en même temps, ont
augmenté le désastre. Lorsque le nuage de fumée
et de poussière s’éclaircissant, permet de s’y reconnaître, — il ne se dissipa que très lentement, — on
se trouve en présence d’un spectacle navrant. Aveuglés, brûlés, ayant les membres brisés, ou à demi
ensevelis, les survivants poussent des cris
DE CONSTANTINE 77
lamentables et ceux qui peuvent marcher reviennent sur leurs pas, en semant la terreur et l’effroi.
Les indigènes n’ont pas été épargnés, mais d’autres
accourent et plongent leurs couteaux dans les chairs
meurtries de ces victimes. Cependant, les moins
maltraités atteignent la brèche, et y trouvent le colonel Combes qui vient d’arriver avec la 2e colonne.
Il a les plus grandes peines à obtenir d’eux
des renseignements, et à les rassurer ; on comprend
enfi n, on devine ce qui vient d’arriver. Aussitôt, le
brave offi cier se précipite, suivi du 47e, sur le théâtre de l’accident, en chasse les ennemis et dégage
les victimes. Lamoricière est trouvé dans les décombres, à demi-mort et les yeux brûlés par l’explosion.
Après avoir fait transporter les blessés, le colonel
force la porte et continue sa marche dans la rue qui
recevra son nom ; il rencontre alors une barricade
derrière laquelle les Kabiles, abrités, font un feu
d’enfer. Les soldats du 47e hésitent un instant; mais,
électrisés par la voix et l’exemple de leur chef, ils
ont bientôt enlevé l’obstacle à la baïonnette. Malheureusement, le colonel, déjà blessé à la fi gure, est
frappé de deux balles à la poitrine, dans cet engagement. Ses hommes s’empressent autour de lui et
montrent une profonde douleur ; il les rassure : «Ce
n’est rien, leur dit-il, je vais me faire soigner et
serai bientôt encore à votre tête.»
Revenu sur ce fatal sentier, le colonel Combes descendit la brèche ; mais avant de gagner l’ambulance,
78 LES DEUX SIÈGES
il s’avança vers le duc de Nemours, qui dirigeait
l’envoi successif des renforts, et lui dit : «La ville
est prise ; le feu ne tardera pas à cesser, et je suis
heureux d’être un des premiers à vous l’annoncer.»
Personne n’aurait pu croire, en l’entendant parler
..avec calme, bien que d’une voix saccadée, et par
un effort surhumain, de volonté, qu’il était blessé à
mort... lorsqu’il ajouta : «Ceux qui ne sont pas mortellement atteints, pourront se réjouir d’un pareil
succès». Il essaya alors de s’éloigner ; mais, à-peine
avait-il fait quelques pas, qu’il chancela et tomba
sans connaissance. Deux jours après, il était mort.
Le général Rulhières, arrivé sur la brèche avec
la troisième colonne, hésita, comme les précédents,
sur le chemin à prendre. Sachant que la Kasba, au
sommet de la ville, est la clé de la position, il voudrait s’y rendre ; mais, en face de lui est la caserne
des Janissaires, où les Askar se sont réfugiés, et .qui
vomit, par toutes les ouvertures, un feu incessant et
meurtrier. Il faut d’abord en faire le siège, poursuivre les Turcs de chambre en chambre, d’étage en
étage, jusqu’à ce qu’ils aient tous péri.
Mais on entend, en dessous, vers la droite, une
fusillade nourrie ; elle. vient de la place des Chameaux, où les Mozabites se sont retranchés dans
une maison à arcades. Le corps de droite, de la Ière
colonne a essayé, en vain, de forcer cette barricade.
Dépassant la caserne qu’ils viennent de purger de
DE CONSTANTINE 79
ses enragés défenseurs, les soldats du 47e de Ligne,
du 17e Léger, de la Légion étrangère et des, Zéphyrs
se précipitent par une ruelle qui descend vers le
théâtre de la lutte. Mais ils sont accueillis par
une décharge générale, dans laquelle la plupart de
leurs offi ciers sont atteints. Le capitaine de SaintArnaud les ramène, lorsqu’on aperçoit, à l’angle
d’une muraille, un bras agitant un papier.
Le feu cesse de part et d’autre et le porteur, Ben
Azzouz, s’avance, tout tremblant, tenant une lettre
des notables. On l’amène au général Ruihières qui
l’envoie à son chef. Cette pièce contenait la soumission de la ville, et la demande instante de cesser la
lutte qui n’était prolongée, disaient les citadins, que
par des étrangers, Kabiles et mercenaires de toute
race
Pendant cetemps, le général Ruihières pouvait
enfi n exécuter son plan, le seul pratique, occuper
la Kasba. Guidé par des habitants sortis de leurs
cachettes à la suite de Ben Azzouz, il fi t prendre possession des points principaux, puis s’avança, vers
la Kasba, où il pensait rencontrer une résistance
sérieuse. Mais il trouva le porte ouverte, l’esplanade
remplie de débris de toute sorte et s’avança, avec
son état-major, jusqu’au bord du front septentrional.
Là, un spectacle inattendu s’offrit a nos offi ciers à
mesure que les troupes gagnaient du terrain en en
ville, une foule de gens, et même des femmes et des
enfants, avaient refl ué vers la Kasba. Les premiers
80 LES DEUX SIÈGES
arrivés essayèrent de fuir par les escarpements, en
se soutenant au moyen de cordes fi xées à la muraille
mais bientôt, le nombre des fuyards augmentant
avait produit une poussée irrésistible et précipité
le premiers rangs dans l’abîme. Beaucoup s’étaient
retenus aux cordes, croyant tenir avec elles, le salut;
mais le trop grand poids les avait fait rompre et il en
était résulté des chutes épouvantables.
On apercevait, au fond, des entassements cadavres, et sur les anfractuosités, se tenaient accrochés
des malheureux poussant des cris lamentables. Le
premier soin des vainqueurs fut de procéder à leur
sauvetage et ils purent arracher trépas un certain
nombre d’entre eux.
Tandis qu’au sommet du plateau nos soldat
étaient occupés par ces soins, le capitaine de Saint
Arnaud, suivi de quelques hommes, et guidé par
les indigènes, se rendait à la porte d’El-Kantara,
avec laquelle on ne communiquait alors que par la
rue Perrégaux. Il trouva les postes abandonnés et
appela, depuis le rempart, des soldats venus d’El
Kantara et qu’on aida à escalader les parapets vers
la droite, du côté où se trouve maintenant un fondouk avec un palmier. On s’occupa sans retard à
débarrasser l’entrée des pierres qui l’encombraient
puis la porte fut ouverte.
Il nous reste à dire ce qu’étaient devenus les
chefs de la résistance. Ben Aïssa et Ben El Bedjaou, entourés d’un groupe d’hommes déterminés,
DE CONSTANTINE 81
luttèrent courageusement sur le rempart, pour repousser 1’assaillant. Mais ils ne tardèrent pas à être refoulés et séparés par les péripéties de la lutte. Ben Aïssa,
atteint de quatre blessures, fut entraîné par son fi ls
qui combattait à ses côtés et par quelques amis fi dèles ; ils atteignirent une dépression se terminant par
une sorte de coupure, à l’extrémité de la ruelle appelée maintenant-rue Salluste, se glissèrent par cette
ouverture, descendirent en s’aidant les uns les autres,
de rocher en rocher, et, parvenus en bas, gagnèrent la
campagne. Quant à Ben El Bedjaoui, il périt, couvert
de blessures, sur le rempart même ; le récit offi ciel
dit qu’il se fi t sauter la cervelle. Mais les traditions
indigènes le contestent absolument.(1)
Lamoricière avait promis qu’à dix heures, la ville
serait prise : dès neuf heures toute résistance avait
cessé. Le drapeau français fl ottait sur les principaux
édifi ces et nos soldats, montés sur les toits et les terrasses, poussaient un formidable cri de : «Vive le Roi!»
auquel répondaient les acclamations des camps.
Après cette horrible guerre des rues et la dispersion des troupes qui en était résultée, le pillage
commença sur divers points. Cela était inévitable ;
du reste le premier soin de ces hommes, qui avaient
_______________
1. Un petit-fi ls de Ben Aïssa, Si Sliman, est maintenant adjoint et Conseiller général de Constantine. Un fi ls
de Ben El Bedjaoui, Si El Hadj Ahmed Khoudja, existe
encore et habite, avec ses neveux, la grande maison de la
famille, rue des Zouaves.
82 LES DEUX SIÈGES
tant souffert, consistait à chercher des aliments, puis
à enlever de leur corps les chemises pourries par
l’eau et la boue et remplies de vermine, qu’ils portaient, afi n de les remplacer par des gandouras indigènes. «Je m’arrachais, par ci par là, une poignée
de chemise, — dit le caporal Tarissan dans son pittoresque récit, — la pluie et la terre l’avait pourrie,
car nous nous garnissions le cou avec de la glaise,
pour que l’eau rigole de là sur la capote ; ajoutez à
cela la grande famille des gamels, etc.»
Ces premiers besoins satisfaits, plus d’un,
cédant à l’appât du gain, se mit à chercher de l’argent et à faire main basse sur des objets de toute
sorte. L’exemple donné se propagea et il y eut, pendant quelque temps, un véritable pillage. Ce- fait a
été contesté par les rapports offi ciels ; mais nous le
répétons, il était inévitable. Du reste, il est attesté
par les relations de la Tour du Pin et de Berbrugger,
par les lettres de Saint-Arnaud, — lequel prétend
même qu’on a pillé pendant trois jours, — et par le
récit de Tarissan. «On nous avait donné deux heures
de pillage,» dit celui-ci. Enfi n, nous en avons trouvé
la confi rmation dans des pièces arabes de l’époque,
citant le fait d’une manière incidente, et les déclarations des vieux indigènes.
El Hadj Ahmed avait assisté de loin à l’assaut;
il vit les colonnes pénétrer successivement dans la
ville, par l’ouverture faite à son fl anc. La grande
DE CONSTANTINE 83
explosion et le désordre qui la suivit, lui rendirent
instant d’espoir ; mais bientôt, il fallut se soumettre
à l’évidence : son royaume était irrémédiablement
perdu. Montant à cheval, il s’enfonça vers le Sud,
suivi de Ben Gana et de quelques partisans fi dèles
et il ne resta plus un seul cavalier, sur ces pentes
naguère si animées.
__________
XIII
OCCUPATION DE CONSTANTINE
PREMIÈRES DISPOSITIONS PRISES
Répondant à l’invitation du chef des colonnes,
d’assaut, le générale Valée et le duc de Nemours,
suivis de leur état-major, pénétrèrent dans la ville
par la brèche. Quelque préparés qu’ils fussent à
de pareilles scènes, le spectacle qu’ils eurent alors
devant les yeux dépassait en horreur ce que l’imagination la plus sombre pouvait rêver ; ce n’étaient
débris, cadavres défi gurés, blessés se tordant dans
les affres de l’agonie ; au milieu d’une atmosphère
étouffante de fumée et de poussière, avec des relents
de sang et de paille brûlée. De partout s’élevaient
des clameurs : chants de victoire, cris de douleur,
84 LES DEUX SIÈGES
imprécations, disputes, supplications lamentations
des femmes pleurant leurs morts ...
Ce fut à travers ce désordre que les généraux
atteignirent le palais. Ils prirent aussitôt les mesures
les plus urgentes et en dirigèrent eux-mêmes l’exécution. Le premier soin fut de débarrasser les rues
des barricades et des obstacles de toute sorte l’encombrant ; on rechercha, en même temps, les malheureux respirant encore dans les maisons, dans
les recoins, quelquefois à moitié ensevelis sous les
éboulements, et on enleva les morts.
Les blessés, qui étaient en nombre considérables furent l’objet de la plus grande sollicitude.
Ayant fait appeler le médecin en chef Baudens, le
général lui dit de choisir la maison la plus belle et
la plus vaste afi n de les y installer. Ce fut la grande
habitation de Ben Aïssa, alors située dans notre rue
Béraud, qui reçut cette affectation et se vit transformée en ambulance, bientôt trop étroite.
Le général Rulhières avait été nommé commandant de la place. Or, presque tous les soldats
l’armée expéditionnaire, venus successivement à
Constantine, contribuaient au désordre. Il décida
que, provisoirement, les troupes ayant pris part à
l’assaut auraient seules le droit de rester en ville
les autres durent rentrer à leurs campements et des
patrouilles parcoururent les quartiers pour les y contraindre.
L’ordre une fois rétabli, on put mieux s’occuper
DE CONSTANTINE 85
des blessés ; inutile d’ajouter que les indigènes
profi tèrent des soins de nos médecins, comme les
autres, ce qui fi t très bon effet sur la population.
Défense fut faite aux soldats de pénétrer dans les
maisons particulières et dans les mosquées. Enfi n,
le général fi t savoir aux gens de la ville que la
protection de France leur était acquise et que leur
religion serait respectée, à la condition qu’ils s’abstiendraient de tout acte d’hostilité. Rassurés, les
indigènes se mêlèrent à leurs vainqueurs et les aidèrent à déblayer la ville.
L’enterrement des morts dura plusieurs jours,
on en découvrait sans cesse de nouveaux, qui
avaient échappé aux précédentes recherches et que
leur décomposition révélait. Les juifs, préposés à ce
service, les entassaient en dehors de la porte Bab-elOued, en deux catégories, selon leur nationalité ; on
les jetait ensuite dans deux énormes fosses creusées
sur l’esplanade, mais leur nombre était si, grand, et
les fosses furent tellement remplies qu’on ne put les
couvrir que d’une mince couche de terre.
En prenant possession du palais d’Ahmed Bey,
qui venait à peine d’être terminé, on y trouva un
grand nombre de femmes, — plusieurs centaines
d’après Mornand, — formant le personnel du sérail.
L’une d’elles, Aïcha, d’origine grecque, amenée
naguère comme esclave, ayant joui pendant un certain temps des faveurs du maître, avait conservé sur
ses compagnes un grand ascendant. Sa beauté et une
86 LES DEUX SIÈGES
attitude fort digne, la fi rent entourer d’égards que sa
conduite ultérieure ne justifi a guère(1). Une matrone,
qui avait le titre de Caïd-en-Neça (des femmes),
gouvernait cette communauté. Des chambres étaient
remplies d’étoffes destinées à leur habillement.
Le général avait d’abord ordonné de laisser ces
femmes dans leurs logements ; mais il ne tarda pas
à en être fort embarrassé. On devait fi nir par les
envoyer chez le Moufti chargé de les rendre à leurs
parents; s’il faut en croire Baudens, elles auraient
été dépouillées, plus d’une même vendue, par ce
dignitaire religieux.
Constantine avait de nombreux magasins encore
remplis de vivres de toute sorte. L’Intendance en
prit possession pour éviter tout gaspillage, et l’armée, largement pourvue, oublia dans l’abondance,
ses longues privations.
Les munitions s’y trouvaient également en
quantité : poudre, balles, grenades, boulets, bombes,
furent recueillis par les soins de l’Artillerie et l’on
déposa à l’arsenal : 63 pièces de canon, 12.000 kil.
de poudre et environ 5.000 projectiles ; puis les
habitants furent tenus de livrer leurs armes.
Enfi n; le Trésor renfermait des sommes importantes. Une commission en fi t l’inventaire et versa
les fonds dans la Caisse de l’armée.
Berbrugger, attaché, de même qu’en 1836, à
_______________
1. Plus tard, elle reçut le baptême et fut épousée par un
Français.
DE CONSTANTINE 87
l’expédition, s’appliqua à préserver les monuments
de dégradations inutiles. Il recueillit, en outre de
nombreux ouvrages arabes et turcs qui ont formé le
fond, de la précieuse collection de la bibliothèque
d’Alger.
Cependant, il fallait donner à la population
indigène un représentant autorisé. Le général fi t
appeler M’hammed ben El Feggoun, cheïkh El
Islam, qui, paraissait jouir d’une grande considération, afi n de lui confi er cette charge ; mais il refusa
de s’y présenter, donnant pour excuse son grand
âge et sa faiblesse et envoya à sa place son fi ls -préféré, Hammouda. C’était un jeune homme à l’esprit
ouvert, mais porté à l’intrigue, brouillon et manquant de droiture. On le nomma Hakem ou Caïd,
véritable chef suprême de la ville, en le chargeant de
constituer une municipalité indigène.
__________
XIV
PRÉPARATIFS DE L’ÉVACUATION
ARRIVÉE DU PRINCE DE JOINVILLE ET DU 61E DE LIGNE
LE CHOLÉRA. - DÉPART DE L’ARMÉE
Le 16 octobre, toute l’armée expéditionnaire fut
passée en revue sur l’esplanade des squares actuels,
88 LES DEUX SIÈGES
par le duc de Nemours. Ce fut un beau spectacle
que celui de ces braves, portant sur leurs visages
les traces des souffrances endurées, ou même ayant
pris place dans le rang malgré leurs blessures, avec
leurs vêtements déchirés par la lutte et réparés de
toute façon. Cela ne ressemblait guère aux brillantes parades des temps de paix ; mais l’impression
n’était que plus saisissante.
Dans la même journée, arriva une colonne de
trois mille hommes, partie de Bône, sous -le commandement du colonel Bernelle et composée du 61e
de Ligne et d’un bataillon du 26e. Cette précaution
avait été prise par le général Damrémont en cas
d’échec, afi n que, dans sa retraite, l’armée rencontrât ce renfort. Le prince de Joinville accompagnait
la colonne. Malheureusement, ces troupes apportèrent avec elles le choléra qui se répandit aussitôt et
fi t de nombreuses victimes.
Dès le 20 octobre, l’évacuation commença, par
le départ d’un corps de 1.500 hommes, emportant
la dépouille du général Damrémont. Une touchante
cérémonie eut lieu à cette occasion sur l’esplanade,
près de l’endroit où devait s’élever le «Tombeau des
Braves» : les honneurs militaires furent rendus par
les soldats à leur glorieux chef, dont le cercueil était
enveloppé du drapeau tricolore.
Le 26, on évacua les malades et les blessés en
état d’être transportés, sous l’escorte d’une colonne
commandée par le général Trézel.
DE CONSTANTINE 89
L’épidémie cholérique devenant de plus en plus
intense, le général en chef hâta l’évacuation du reste
de l’armée. Ce fut alors que le -général de Caraman
succomba au fl éau, ainsi que beaucoup d’autres,
moins heureux que leurs frères d’armes tombés en
combattant.
Sur ces entrefaites, on vit arriver, (le 27), par
la route qui descend d’Ain-el-Bey, une troupe d’un
millier de cavaliers arabes du Sud, suivie d’un long
convoi de bagages. En tête s’avançaient des chefs
richement vêtus, montant des coursiers aux harnachements brodés d’or. C’était le fameux Farhate ben
Saïd, cheikh des Arabes du Sahara, que nos soldats
appelèrent, on n’a jamais su pourquoi : «le serpent
du désert». Auprès de lui se trouvaient ses partisans, parmi lesquels son allié Ahmed ben Chennouf,
brillant et solide cavalier.
On fi t camper tout ce monde sur la rive droite
du Remel ; puis le cheikh vint présenter ses hommages au commandant en chef. Le général Valée lui
reprocha assez vivement son arrivée tardive et son
absence aux deux expéditions qu’il avait conseillées
avec tant d’insistance, en promettant d’y prendre
part avec ses guerriers.
Sans se troubler, Farhate répondit que, certain
d’avance du succès des armes françaises, il s’était
tenu à l’écart par discrétion, voulant leur en laisser
toute la gloire, et enlever à El Hadj Ahmed la faculté
de prétendre qu’il avait succombé à une coalition.
90 LES DEUX SIÈGES
«Votre victoire, — dit-il pour conclure — va retentir jusqu’au fond du Désert et étendre partout la
crainte de votre nom !»
Après cette justifi cation; sinon complète, au
moins colorée et fl atteuse, les nuages se dissipèrent
et Farhate fut nommé Khalifa de la France, ayant
sous son autorité toutes les régions traversées
par l’Ouad-Djedi. D’autres commandements furent
repartis entre les chefs indigènes qui s’étaient acquis
la protection de Hammouda, et le 28, tous ces
cheikhs, réunis au palais, furent solennellement,
investis et jurèrent «sur le Koran», fi détité au Roi et
à la Nation.
Le général Valée se disposa alors au départ;
avec le reste de l’armée expéditionnaire. Le 29, à
midi, il sortit de la ville à la tête des troupes par Babel-Djedid. Le caïd. Hammouda, Fahate et de nombreuses autres notabilités, vinrent prendre congé du
général en chef. Ils remirent aux princes, une lettre
de la population, adressée au roi, dans laquelle les
notables et les chefs protestaient leur dévouement à
la France. Puis la colonne se mit en route au milieu
des vivats et acclamations.
Constantine restait sous, le commandement du colonel Bernelle, avec une garnison composée des troupes suivantes :
Le 61e de ligne,
Le 3e Bataillon d’Afrique,
La Compagnie franche,
DE CONSTANTINE 91
2 compagnies de sapeurs, du Génie,
2 batteries d’Artillerie,
1 escadron de Chasseurs,
1 détachement de Spahis.
Tous les services indispensables à la garnison
y fi rent installés ; quant aux troupes, on-les logea,
partie au Bardo et le reste en ville, dans des maisons
particulières, sur tous les points.
Ici doit s’arrêter le récit des deux sièges de
Constantine ; l’histoire de cette ville entre dans une
phase nouvelle, dont la première période est aussi
intéressante que peu connue. Son passé est Mort ;
Cirta, 1a vieille capitale des rois berbères, puis la
métropole de la Confédération des quatre colonies
cirtéennes la Constantine du Bas-Empire, la Kosantina des Hafsides et des Turcs, devient le chef-lieu
d’une des belles provinces de l’Afrique française.
Le second siège, avons-nous dit, constitue une
des pages les plus glorieuses de nos annales militaires. La résistance, organisée fort habilement,
conduite avec une énergie remarquable, rendait le
succès beaucoup plus diffi cile qu’en 1836 ; mais on
ne saurait trop admirer la vigueur avec laquelle les
opérations d’attaque furent menées, en dépit d’intempéries qui faillirent compromettre la réussite ;
le courage, l’ardeur, la constance de tous, depuis le
général en chef jusqu’au dernier soldat.
92 LES DEUX SIÈGES
Les pertes furent sérieuses ; en voici le tableau
offi ciel .
OFFICIERS :
Tués...............................................................19
Blessés..........................................................38
Total.........57
SOUS-OFFICIERS ET SOLDATS
Tués.............................................................129
Blessés........................................................468
Total.......597
Parmi les offi ciers tués : le général en chef
Damrémont et son chef d’état-major, le général Perrégaux auxquels on peut ajouter le général Caraman, mort du choléra.
Le colonel Combes, guerrier héroïque, digne
des modèles de l’antiquité ; le commandant Serigny,
le commandant Vieu, du Génie, vétéran des guerres de l’Empire, et tant d’autres victimes des deux
sièges dont les noms furent donnés à nos rues, pour
perpétuer leur souvenir.
Le 14 octobre, lendemain de la victoire, l’ordre
du jour suivant avait été dressé à l’armée par son
chef :
«Soldats !
Le drapeau tricolore fl otte sur les murs de
Constantine.
DE CONSTANTINE 93
Honneur soit rendu à votre constance et à votre
bravoure ! La défense de l’ennemi a été rude et opiniâtre ; vos attaques ont été plus opiniâtres encore !
L’Artillerie, par des efforts inouïs, étant parvenue à établir ses batteries de brèche et à détruire la
muraille, un assaut dirigé avec beaucoup d’intelligence et exécuté avec la plus grande valeur, nous a
enfi n rendus maîtres de la place.
Vous avez, par le succès, vengé la mort de vos
braves camarades tombés à vos côtés et réparé glorieusement l’échec de l’année dernière : vous avez
bien mérité de la France et du Roi ; ils sauront
récompenser vos efforts !
Maintenant, épargnez la ville, respectez les
propriétés et les habitants, et ménagez les ressources qu’elle renferme pour les besoins futurs de l’armée.
Le Lieutenant-Général
commandant en chef de l’expédition
de Constantine,
COMTE VALÉE.»
Les paroles du général, encore empreintes des
émotions de la lutte, sont vraies et dignes. Le désastre
de la fatale expédition de 1836 était réparé et la victoire de Constantine donnait à la France une nouvelle
province. La moindre faiblesse, la plus petite hésitation, surtout pendant les deux dernières journées,
94 LES DEUX SIÈGES
auraient eu les plus fatales conséquences et causé
un désastre plus grave que celui de l’année précédente.
N’oublions jamais, nous qui occupons actuellement Constantine, les glorieux travaux de ceux
qui ont forcé ses remparts ; conservons dans nos
cœurs le souvenir de ces héros et que leurs noms et
leurs actes soient enseignés à nos enfants, afi n qu’ils
s’inspirent de leur exemple, et le transmettent aux
générations suivantes, comme le symbole du patriotisme, de l’honneur et du devoir !
FIN
TABLE DES MATIÈRES
PREMIER SIÈGE (1836)
Pages
I. Situation de Constantine en 1836. — El
Hadj Ahmed et son personnel...........................2
II. Lemaréchal Clauzel nomme Yusuf bey
de l’Est et annonce l’expédition de
Constantine.....................................................7
III. Opérations,préliminaires. - Préparatifs
de part et d’autre. — Le bey Yusuf.....................9
IV. Composition de la colonne expéditionnaire.
— Elle marche sur Constantine.......................13
V. Installation des troupes et commencement
du siège...........................................................17
VI. Siège de Constantine. — Échec de toutes
les attaques......................................................23
VII. Levée du siège. — Retraite de l’armée............30
SECOND SIÈGE (1837)
VIII. Damrémont remplace Clauzel comme
Gouverneur. — Tentatives d’arrangement
avec le Pacha. — Ses provocations ..............41
96 TABLE DES MATIÈRES
IX. L’armée se concentre à Medjes-Ammar.
— Organisation de la résistance à
Constantine...................................................45
X. Composition de l’armée expéditionnaire.
— Sa marche et son arrivée à Constantine......51
XI. Ouverture des opérations. — Péripéties
du siège. — Mort de Damrémont.
— Le général Valée prend le
commandement.............................................56
XII. Assaut. — Résistance acharnée des
assiégés. — Prise de Constantine.................60
XIII. Occupation de Constantine.
— Premières dispositions prises...................83
XIV. Préparatifs de l’évacuation.
— Arrivée du prince de Joinville
et du 61e de Ligne. — Le choléra.
— Départ de l’armée.....................................87
FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES
Typographie et lithographie L. POULET, rue de France à Constantine
.https://www.cnplet.dz/images/bibliotheque/Autres/Les-Deux-sieges-de-Constantine-1836-1837.pdf
Rédigé le 25/01/2024 à 13:19 | Lien permanent | Commentaires (0)
par Djamel Labidi
Jeudi 25 janvier 202
https://www.lequotidien-oran.com/?news=5327187
.
Rédigé le 25/01/2024 à 06:50 dans Israël, Palestine, Paléstine | Lien permanent | Commentaires (0)
Livres
Le passé ressuscité. II/Une nouvelle vie.Roman de Abdelkader Hammouche. Editions Barkat, Alger 2023, 201 pages.
L'histoire est toute simple et le récit va droit au but. L'histoire d'un couple solidement soudé grâce à leur amour, à leurs enfants, à leur ambition d'un mieux-être, à leurs sacrifices communs. Un couple, pour fuir la menace terroriste assassine des années 90, s'est retrouvé obligé de fuir le pays pour se réfugier l'étranger, en France, pour la simple raison qu'il y avait, en plus de visas obtenus facilement, une famille d'accueil.
Certes, un véritable «parcours du combattant» allait les attendre (statut de réfugiés, prolongation des visas, autorisation provisoire de séjour, droit de travailler, scolarité des enfants, logement, mais la réussite fut assez rapidement, au rendez-vous du couple et des deux enfants.
Certes, la bureaucratie et les procédures administratives du pays d'accueil furent des obstacles difficiles à franchir, mais, heureusement, il y avait, en ce temps-là, des formes de solidarité, d'aide, d'encouragements et de soutiens sociétaux inattendus, tout particulièrement lorsqu'on arrive (en France) avec des préjugés arrêtés, tant à l'endroit de membres de la diaspora déjà bien installée qu'à l'encontre d'autres communautés.
Bref, tout sera bien qui finira bien. Un couple toujours amoureux, des enfants qui ont grandi et réussi, une certaine fortune qui permet de se réinstaller au pays natal et une Algérie qui retrouve sa paix sans pourtant retrouver ses façons d'être et de vivre auparavant si libérées. La pensée islamiste radicale et sa violence avaient, hélas, laissé bien des traces et des blessures. Ce n'est pas explicitement écrit dans le texte mais on le ressent douloureusement.
L'Auteur : Né à Alger en 1952. Ancien journaliste d'Algérie Actualités. Par la suite devenu avocat. Auteur de plusieurs ouvrages (romans dont»Le Glaive et la Balance», récits et essais).
Extraits : «Nous vivions en France, mais notre cœur se trouvait en Algérie. Parfois, j'éprouvais un rien de remords en pensant que nous étions douillettement en sécurité ici, à Paris, alors que notre famille et nos proches subissaient l'enfer au pays» (p96), «Notre métier (note : agent prospecteur dans l'immobilier) accorde une grande importance à l'aspect vestimentaire. Le premier contact avec les gens est physique. Si vous êtes mal habillé, même si vous avez de l'éloquence, vous risquez de ne pas intéresser le client. On a tort de penser que la tenue ne fait pas le moine. Bien sûr, on ne doit pas en rajouter : l'excès provoque toujours l'effet inverse de celui qui est escompté» (p 129).
Avis - Toujours une écriture claire et directe, sans fioritures. Journaliste un jour, journaliste toujours : les faits, rien que les faits ! Se lit d'un seul trait.
Citations : «Lorsqu'un couple est très uni, les portes de la bonne fortune ne peuvent lui résister» (p 115), «Quand, enfin, elle (note : l'épouse) fut de retour (note : d'Algérie), j'eus droit au récit inépuisable de son séjour. Ainsi, elle m'apprit que les gens ne disaient plus «sabah el kheir» le matin, mais «salam allaïkoum». Le mot «merci» était remplacé par «Allah essetrek». La plupart des hommes portaient la barbe et le kamis, et les femmes le hidjab» (p 151).
Le passé ressuscité. I/ Les chemins de traverse. Roman de Abdelkader Hammouche. Editions Barkat, Alger 2022, 283 pages, 500 dinars*
Une belle histoire d'amour et de vie nous est racontée par l'auteur qui n'en est pas, dans ce registre, à son premier essai.
L'histoire, en apparence toute banale, est celle d'un jeune (et nouveau) couple d'Algériens (Ferhat, un diplômé de l'université, et Hassina, une esthéticienne) durant les années 80-90 en butte aux difficultés de toutes sortes les empêchant de construire leur vie dans le calme et le bonheur, comme tout couple ouvert sur le monde, fortement amoureux et solidaire. Une vie à laquelle il ne demande rien de plus que du travail (pour l'époux, madame ayant accepté de renoncer à son emploi), un logement pour sécuriser leurs enfants et surtout une certaine stabilité et la paix.
Hélas, les choses ne se déroulent pas comme souhaité.
L'Auteur: Voir plus haut
Extrait: «Je quittais mon pays pour échapper à la menace des terroristes, mais je redoutais ce qui nous attendait en pays étranger. Retournerais-je un jour, avec ma famille, sur la terre natale, débarrassée une fois pour toutes du cauchemar intégriste ? (pp 282-283).
Avis - Un livre qui se lit facilement, d'un seul trait. Une écriture claire et directe, sans fioritures.
Citations : «L'amour est comme une belle rose : les épines font quelques fois oublier sa beauté» (p28), Il n'y a rien de pire pour étouffer l'amour que la routine» (p 130).
*(Fiche de lecture déjà publiée. Extraits pour rappel. Fiche de lecture complète in www.almanach-dz.com/société/ bibliothèque dalmanach
par Belkacem Ahcene-Djaballah
Jeudi 25 janvier 2024
https://www.lequotidien-oran.com/?news=5327189
.
Rédigé le 25/01/2024 à 06:37 dans Littérature, Livres | Lien permanent | Commentaires (0)
Avant la réalisation d’un château d’eau, l’alimentation en eau potable était assurée par un réseau de canalisations aériennes de captage de sources, des bassins de retenue et tout un système de puits. C’est la mainmise sur ces sources naturelles qui assura la régularité relative de l’économie spéculative de la ville. Une fois le château d’eau réalisé (1947), un réseau moderne de distribution est mis en place pour desservir l'agglomération. Avec le système d’éclairage au gaz, déjà mis en place, le nouveau système d’alimentation en eau allait garantir un véritable décollage économique, centré sur les activités de la mer. L’occupation, jadis saisonnière, devient de plus en plus permanente et la vocation de la ville se précise. Elle était, toutefois, contrariée par les effets dommageables de la cimenterie Lafarge, tant par les poussières émises que par la défiguration du paysage, les travaux de carrière.
La dichotomie amont/avalne dichotomie amont/aval a été créée par le fait même du plan d’agglomération, qui s’est donné une caractéristique occidentale par le croisement du Cardo et du Decumanus, à l’endroit même de la place du 14-Juillet qui, à l’image du Forum romain, constituera le centre de la vie politique et économique dont seront exclus les «indigènes», ceux de l’amont. Pour marquer la territorialité occidentale, dans ses démembrements essentiels (hôtel de ville, église, école, routes…), le colonisateur va établir une hiérarchie des dénominations, qui donneront du sens à la nature même du processus d’occupation coloniale.
Les avenues et rues à connotation française constitueront les grandes artères qui baignent l’organisme territorial avenue de Bourmont, avenue Général Leclerc, avenue du Général Farre, avenue du Comte Guyot, avenue de l’Amiral Duperré» rue Poincaré. Elles ont été placées en vis-à-vis et au croisement des avenues et rues à connotation ottomane : avenue Kheireddine, avenue Barberousse, avenue Raïs-Hamidou, avenue des Pirates et rue de la Bataille. Cette articulation binaire a été conçue pour structurer la mémoire d’une «épopée» coloniale, qui légitimait la possession d’un territoire, au titre du butin de guerre.
Les noms de Kheireddine et de Barberousse, qui désignent, en fait, un même personnage, renvoient à une période révolue, qui n’a aucune relation filiale avec la conquête coloniale, Kheireddine Barberousse étant mort en 1546, presque 3 siècles (284 ans) avant la colonisation française. De la même manière, Raïs Hamidou était mort en 1815 et n’avait, là aussi, aucun lien de confrontation avec la colonisation française. Cet anachronisme est une forme d’usurpation historique pour la fabrication d’un imaginaire occidental autour de la piraterie et de l’épopée corsaire, dont la France de l’amiral Duperré aurait eu raison. Il est même fait état d’un «château Barberousse» pour ancrer la fiction dans les imaginaires coloniaux, voire même postcoloniaux.
Un peu plus tard, une attitude moins belliqueuse, plus attachée à une vocation littorale et maritime de la ville, est traduite par un autre type de dénomination : l’avenue du Port, le boulevard des Pêcheurs, la rue du Boulodrome, la rue de la Réserve, la rue Rhodes, l’avenue des Amandiers.
L’avenue Saint-Augustin, l’avenue Saint-Pierre et la place Saint-Christophe introduiront insensiblement un cachet religieux, fondamentalement catholique. Aucune mosquée ni synagogue ne derangeront un ordre latino-chrétien solidement établi. Une volonté d’appropriation et de patrimonialisation de l’espace par une population européenne, pour qui l’Algérie est définitivement française, est, ensuite, exprimée à travers d’autres formulations plus personnalisées : l’avenue de Villalba, l’avenue Laperlier, le lotissement Pignodel, le lotissement Martin, la rue de la Villa Bonnet, l’avenue Saliman, la rue Lafarge, la rue Maurice-Rouget et l’avenue Antonini.
Seules la rue Lavoisier et l’avenue Saint-Saëns renvoyaient à un besoin, très timide, de reconnaissance, fondé sur la science et la culture.
La Pointe Pescade va connaître un envol économique grâce à la qualité de ses infrastructures et équipements, qui vont structurer le paysage et définir une vocation : la cimenterie Lafarge, les Bains Franco, la Corniche, la Rascasse, le sport nautique, le Printaniat, les restaurants, hôtels, bars et guinguettes.
La cimenterie Lafarge et le port de Franco : deux éléments structurants
La proximité d’un dispositif portuaire préexistant, Mers Edebban, et d’un flanc de massif à roche calcaire qui avançait sur la mer, ont constitué les deux atouts, l’un géographique et l’autre géologique, qui ont présidé à la création d’une carrière d’extraction du calcaire et d’une usine de fabrication de pierre, de chaux et de ciment. Le transport de ces produits devant être assuré par voie maritime, moyennant un système judicieux de wagonnets qui se relaient, d’abord, par l’effet de gravité, avant de s’engranger sur des rails posés sur quatre grands piliers carrés, appelés depuis «les quatre pantons», pour aboutir, enfin, aux bateaux transporteurs.
Cette entreprise fut d’une grande rentabilité au lendemain de la colonisation, couvrant les besoins de toute une ville portuaire en pleine expansion, Alger.
Quant au port Franco et au-delà de sa fonction industrielle, il s’était déployé sur les activités de pêche puis au fur et à mesure sur celle des loisirs et de l’agrément. Avec la nécessité d’extension du périmètre urbain de la ville d’Alger, un plus grand afflux de population est enregistré, transformant une vocation de résidence secondaire saisonnière en une occupation de plus en plus permanente, introduisant la formule de l’habitat collectif.
Le Casino de la corniche
C’est un colon d’origine maltaise, Henri Azzopardi, propriétaire de la brasserie le Novelty et du dancing le Fantasio, près de la rue d’Isly, qui tenait, aussi, le Casino de la corniche de la Pointe Pescade. Il avait une grande influence sur le marché du divertissement, du jeu et du plaisir, et savait répondre à la demande d’une jeunesse européenne coupée de la métropole, en lui servant des programmes qui correspondaient à sa aspiration, celle de vivre son algérianité française, si bien rendue par l’école prédominante des algérianistes. Il invitait de grandes célébrités de l’époque, de la dimension de Dario Moreno. Il y avait également le célèbre Coccinelle et la troupe du Carrousel de Paris. Les dimanches après-midi étaient consacrés à des concerts et des bals de grande ampleur, qui attiraient toute une population algéroise, en quête de reconnaissance sociale, des gradés de l’armée française, officiers et sous-officiers. Ce commerce de luxe avait de fortes incidences sur l’économie locale, par ses rentrées financières régulières, la création de l’emploi et la dynamisation de tout un commerce d’alimentation.
Le commerce balnéaire
Entre les Deux-Moulins et les Bains romains, sur ses 3 kilomètres de longueur, la ligne de côte de la Pointe Pescade dessine une succession de criques peu profondes, bordant des plages sablonneuses ou à galets, et de promontoires rocheux plus ou moins abrupts, taillés dans le schiste ou le calcaire d’âge primaire.
Cette compartimentation du paysage, d’est en ouest, les Deux Moulins, la Pointe Pescade, les Horizons bleus, Miramar, les Bains romains, constitua une opportunité pour la réalisation de projets de commerce balnéaire, moyennant quelques aménagements pittoresques, des escaliers d’accès aux plages et aux criques, des cabines, des terrasses ainsi que des systèmes d’élévation type treuils métalliques et de rangement des bateaux.
Toute une suite de maisons et d’édifices de plaisance, bien accrochés au substratum, constituera un type de commerce lié à la mer, autour duquel se développeront un langage et une grammaire à la pataouète : d’est en ouest, les plages Perthus, Maccota, Mont Rocher, la Petite et la Grande Plage, la Crique, Bouabdallah, les Deux-Îlots, le Grand Rocher, la plage Franco, la Réserve et la Vigie. Des lieux de mémoire où s’est fabriquée une véritable communion avec la mer.
La place du 14-Juillet et l’église Saint-Cristophe
Le centre de la ville était fixé à l’endroit de deux monuments d’importance, la place du 14-juillet où se pratiquait tout un rituel festif commémoratif, prétexte de rassemblement, de ralliement et de rencontre, et l’église Saint-Christophe qui, au-delà de sa mission sacrée classique, avait accédé à une fonction quasi profane, celle de célébrer un salon de voitures, par la bénédiction des voitures. Les boulodromes participaient aussi, et d’une certaine manière, de cette centralité. C’est en ces lieux que se concevaient, le temps d’une partie de pétanque, agrémentée d’apéritifs d’anisette, les scenarii et les élucubrations des marins pêcheurs. On parlait de pastéra, de voile et d’aviron, de bouillabaisse de poulpe, de girelle, de rascasse, d’oreille-de-mer, d’oursins et d’arapèdes, de grillade, de bronzage, de soleil et de gomina, un corpus lexical qui vous place sur le terrain du détachement et de l’insouciance. Il n’est question que de la performance du corps, du sport, des plongeons et des prouesses de la pêche. Rien n’est aussi important que le plaisir du corps. Points de faits significatifs de science ou de culture. Nous lui reconnaissons le seul hommage rendu, en 1935, au compositeur Camille Saint- Saëns, l’auteur de l’opéra Samson et Dalila, qui passa quelques années à la Pointe Pescade, dans une petite villa mauresque, en face de la mer, ayant appartenu à Xuereb. Il s’agit d’une plaque commémorative en marbre, portant l’inscription : «Camille Saint-Saëns vécut dans cette maison de 1889 à 1892 et y conçut ‘’Ascano’’».
Il y a lieu de citer également le souvenir d’Albert Truphémus (1873-1949), cet enseignant français, qui fut inspecteur de l’enseignement «indigène» et qui s’était établi à la Pointe Pescade, dès l’année 1925, pour se consacrer à l’écriture, au journalisme et à la politique. Il était rédacteur en chef du journal socialiste Demain.
Les hauts faits historiques
L’opération Torch (Alger, 1942). En novembre 1942, pendant la Seconde Guerre mondiale, l’armée de débarquement alliée, constituée de soldats américains et britanniques, conduite par le général américain Ryder, avait organisé un mouvement d’encerclement d’Alger et un débarquement en trois groupements. Cette entreprise militaire a été dénommée opération Torch. Le premier débarquement, appelé «Apples», se fit entre Bou Ismaïl (Castiglione) et l’embouchure de l’oued Mazafran. Il était scindé en deux groupes, le «White», qui devait se diriger sur Birtouta, et le «Green» sur Blida.
Le Second, appelé le «Beer», était scindé en trois groupes, le «Green», qui débarqua sur la plage Sidi Ferruch pour occuper le fort et dont un commando devait marcher sur Alger, par El-Biar, le «White» qui débarqua près de Ras Acrata (Guyot-Ville), pour se diriger sur Bouzaréah, et le «Red», constitué par un gros commando, qui débarqua à la Pointe Pescade, pour s’emparer de la Batterie Duperré et continuer sur Alger.
Le troisième, appelé «Charlie», constitué par quatre groupes, le «Green», le «Blue», le «Red1» et le «Red 2» qui devaient débarquer respectivement sur les plages de Jean-Bart, Aïn-Taya, Surcouf et l’embouchure de l’oued Reghaïa. Ces groupes avaient pour objectif de neutraliser le fort à Cap-Matifou, de prendre l’aéroport de la Maison-Blanche, actuel Houari-Boumediene et boucler Alger.
Les habitants de la Pointe Pescade avaient vécu le débarquement du commando le «Red», sur les plages de Miramar et son déploiement en direction de sa cible, le fortin Duperré, sur les hauteurs de Saint-Eugène. Divisée entre pétainistes, collaborateurs et partisans de la France libre, la population de la Pointe Pescade ne semble pas avoir conservé la mémoire de cet évènement, qui n’est que timidement évoqué.
La réunion des six (1954)
«La réunion de six» est une expression consacrée, qui renvoie à un évènement marquant, voire fondateur de l’histoire de l’Algérie, celui qui a consacré l’arrêt de la date et de l’heure du déclenchement de la Révolution : le 1er novembre 1954 à minuit. Cette réunion s’est déroulée à la Pointe Pescade, le 23 octobre 1954, au domicile de feu Mourad Boukchoura, un nationaliste algérois, établi en famille, dans une maison, située à une centaine de mètres du «Terminus», au numéro 24 de la rue Comte-Guillot, actuelle avenue Bachir-Bedidi. Au-delà du fait historique lui-même, dont les historiens continuent à analyser la portée, il y a un fait de mémoire, fondamental, celui du vécu d’un Algérien, gagné aux objectifs d’une révolution qui n’était pas encore annoncée, vivant avec sa famille, en un lieu de tous les risques, le «Terminus», là où tout se voit et tout s’entend. C’est là où le bus 1/8 de la Pointe Pescade marquait son terminus — tout le monde descend. Très rares les familles musulmanes qui étaient établies en ces lieux, elles se faisaient discrètes et étaient mieux sécurisées sur les hauteurs, là où elles pouvaient s’agréger en petites communautés. D’aucuns ne pouvaient penser que là, dans l’antre même de la bête immonde, se concevait le destin d’une nation. Six hommes, qui ne pouvaient pas passer inaperçus car traqués par la police française, après la découverte de l’Organisation spéciale (OS), ont bravé toutes les épreuves pour réaliser la rencontre historique. Rabah Bitat, Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Larbi Ben M'hidi, Mostefa Ben Boulaïd et Didouche Mourad.
C’est dans la maison des Boukchoura que ce comité des six a fixé la date du déclenchement de la Révolution, rédigé la Déclaration du 1er Novembre 1954, décidé la création du Front de libération nationale (FLN) et de son aile militaire représentée par l’Armée de libération nationale (ALN) et définit la zonation du territoire. Une maison qui, naturellement, doit être érigée en un mémorial — par l’œuvre d’’un sculpteur — et où il serait écrit, en réplique au Mémorial colonial de Sidi Ferruch, érigé le 14 juin 1830, à l’occasion du centenaire de la colonisation :
«Ici, le 23 octobre 1954, dans la maison de Mourad Boukchoura, par ordre du comité des six, a été arrêtée la date du déclenchement de la Révolution, rédigée la Déclaration du 1er Novembre 1954, et décidée la création du Front et de l’Armée de libération nationale.»
«Farid la Corniche» : l’enfant de Toudja
De la bombe du Casino de la Corniche, la mémoire du lieu ne semble avoir retenu que l’image d’une déflagration qui aura causé la mort et la désolation parmi la population européenne. Le récit s’arrête à cette image, comme s’il s’agissait d’arrêter le temps pour passer à autre chose.
Le «dimanche 9 juin 1957» est une date que nous n’avons pas retenue ; c’est, pourtant, le jour J de la pose de la bombe au Casino de la Corniche, un jour de fête chrétienne, la Pentecôque. Plus d’un demi-siècle de l’indépendance, le surnom de «Farid la Corniche» n’éveille aucun souvenir chez une population, censée marquer son territoire libéré, par les lieux fondateurs de cette libération. «Farid la Corniche» c’est Lounès Imekhlef, cet enfant de 17 ans, du village Tighilt Oumegal, de la commune d’Aït R’zine, dans la wilaya de Béjaïa, plongeur au restaurant du Casino de la Corniche, qui sera l’un des éléments chargés des opérations suicide à Alger.
La bombe du Casino de la Corniche ne peut s’arracher à son récit total et à sa cohérence sémantique. Cette opération, minutieusement planifiée, renvoie directement au commandement de la Zone autonome d’Alger, dans un contexte marqué par une répression féroce et des exactions brutales perpétrées par l’armée française. Reprenant les témoignages de Yacef Saâdi, le récit est une épopée qui nous réconcilie avec les fondamentaux de la bataille d’Alger. Yacef Saâdi, Ali La Pointe, Ramel et Si Mourad en sont les concepteurs, Ahmed Chicha, Mohamed Bouharid, Abdallah Boukadoum et Lounès Imekhlef, les exécuteurs.
Le processus se déclinant de la manière suivante : une bombe, d’environ 4 kg, dissimulée dans un filet à provisions contenant des petits pois, était acheminée par Mohamed Bouharid, depuis l’impasse Lavoisier jusqu’au café Bourahla, rue de la Flèche, où elle est remise à Chicha, vers 13 heures. Parvenu au square Bresson (actuel Port-Saïd), Chicha monte dans une voiture 202, conduite par Abdallah Boukadoum, qui traverse Bab El-Oued et Saint-Eugène pour parvenir à la Pointe Pescade à 15h30. Là, dans un refuge, Lounès Imekhlef attendait impatiemment ; il récupère la bombe et la dissimule dans un sac de plage, en la recouvrant de serviettes et de linge de rechange.
C’est à partir de ce moment que le compte à rebours commença, pour cet enfant de 17 ans, armé de sa seule conviction et de détermination. Il se dirigea vers le Casino, emprunta, non pas l’entrée principale, mais la porte du personnel, le sac sur les épaules, sans montrer de signes d’hésitation. Il escalada les quelques marches d’escalier qui mènent à la salle de spectacle, se dirigea vers l’estrade de l’orchestre, sortit discrètement la bombe de son sac et la glissa sous l’estrade. Elle était programmée pour 19 heures, moment d’ouverture du bal par le célèbre chef d’orchestre Lucky Starway (Lucien Séror) et ses musiciens.
Le temps nécessaire pour Lounès Imekhlef de quitter les lieux et de rejoindre directement le maquis. La bombe explosa à l’heure convenue, elle fit d’énormes dégâts, une dizaine de morts et une centaine de blessés, sans compter les dommages matériels. Nous n’entendrons plus parler de «Farid la Corniche», il est au maquis entre Cherchell et Médéa. Tombé au champ d’honneur, il sera enterré à Koléa en octobre 1960. En 2014, il est ré-inhumé dans son village natal, Tighilt Oumegal. Il est surprenant que ce récit héroïque ne soit pas raconté aux enfants de mon quartier, qui s’identifient davantage à Barberousse et Raïs Hamidou qu’à Lounès Imekhlef «Farid la Corniche» et aux martyrs de leur propre localité.
Le nom de Lounès Imekhlef «Farid la Corniche» est à inscrire au panthéon des chouhada, il doit, aujourd’hui, rayonner dans les espaces conquis du Casino de la Corniche de la Pointe Pescade, par un mémorial dédié à son acte de bravoure, à ses compagnons d’armes et aux martyrs de la Pointe Pescade.
Conclusion
Aujourd’hui que des nostalgies s’expriment çà et là sur un vécu chargé de couleurs et d’odeurs, il demeure essentiel, par nécessité de mémoire envers les nouvelles générations, d’ici et de là-bas, d’établir un bilan, un solde de tout compte, de l’héritage concédé par la France coloniale, après plus d’un siècle d’établissement.
En dehors des bars, des guinguettes et des casinos dédiés au farniente et au plaisir corporel, que reste-t-il de cet effort «civilisationnel» de légitimation et de justification de l’établissement colonial ? Lorsqu’ en 1962, les espaces désertés sont investis par les populations musulmanes, libérées, il n’y affleurait que des étals de vin et des boudins de charcuterie au milieu de tout un fatras d’objets d’une industrie du plaisir et du loisir.
En 132 ans, pas un seul nom ne se détache pour exprimer une chose de l’esprit. Un livre, une œuvre, un ouvrage. Pouvait-il en être autrement ? A. Camus y répond poétiquement : «L’idéal de ces jeunes gens puisque la plupart continuent cette vie pendant l’hiver et tous les jours à midi se mettent nus au soleil pour un déjeuner frugal. Non qu’ils avaient lu les prêches ennuyeux des naturistes, ces protestants de la chair (il y a une systématique du corps qui est aussi exaspérante que celle de l’esprit). Mais c’est qu’ils sont bien au soleil.» «On ne mesurera assez haut l’importance de cette coutume pour notre époque. Pour la première fois depuis deux mille ans, le corps a été mis nu sur les plages.»
La Pointe Pescade était toute à refaire, elle ne saurait se raconter par le seul déroulement d’un album photos. Mais là, c’est toute une autre question, algéro-algérienne. Comment de la Pointe Pescade on est parvenu à Raïs Hamidou ?
Par Dr Mourad Betrouni
pUBLIÉ 21-11-2018, 11:00
https://www.lesoirdalgerie.com/societe/racontez-moi-la-pointe-pescade-2e-partie-et-fin-14510
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Rédigé le 25/01/2024 à 00:04 dans Société | Lien permanent | Commentaires (0)
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