Alors que le tribunal administratif se penche mercredi sur la résiliation du contrat d’association entre l’État et le lycée lillois, Mediacités révèle le déroulé de la commission consultative réunie par le préfet pour valider cette décision. Une réunion sous haute tension.
Lille (Nord).– Le 10 décembre 2023, le lycée privé musulman Averroès de Lille, sous contrat d’association avec l’État depuis 2008, apprenait qu’il perdait son agrément. Une décision contestée devant le tribunal administratif, qui examine cette requête ce mercredi 24 janvier.
La perte de l’agrément de l’État, rarissime, avait été décidée le 7 décembre par le désormais ex‐préfet du Nord Georges‐François Leclerc, et validée le 27 novembre par la « commission de concertation pour l’enseignement privé ». Cette entité composée d’élus locaux, de représentants de l’État ainsi que de représentants de l’enseignement privé, se réunissait alors pour la toute première fois.
Ce jour‐là, les membres de ladite commission ont voté par 16 voix pour, 0 contre et 9 abstentions en faveur de la résiliation du contrat d’association entre l’État et le lycée Averroès, ce qui signifie la fin de tout financement public pour l’établissement, donc sa mort programmée. Une décision que le préfet dit justifiée par des « faits graves ». Les deux heures et demie d’échanges de cette réunion révèlent pourtant d’importants biais et un dossier aux nombreuses fragilités.
Notre partenaire Mediacités a reconstitué le déroulé de cette audience à huis clos. Les éléments inédits que nous portons à la connaissance du public décrivent une commission qui n’aura eu de « concertation » que le nom, et qui s’assimile davantage à une chambre d’enregistrement afin d’entériner les positions radicales du préfet… mais aussi du président de la Région, Xavier Bertrand (Les Républicains, LR), qui s’y est invité pour l’occasion. Le tout dans une ambiance houleuse, sans respect du contradictoire et avec des arguments parfois énoncés au mépris des faits.
ufour, le président de l’association en charge de l’établissement, Mohammed Damak, et le directeur financier, Makhlouf Mamèche, prennent place au côté de leurs avocats, Paul Jablonski et Joseph Breham, pour une rencontre qu’ils ne pouvaient pas imaginer aussi éprouvante.
À l’initiative de cette réunion, le préfet Georges‐François Leclerc préside les débats. Il ouvre la séance en citant les deux aspects qui doivent, selon lui, amener la commission à acter la résiliation du contrat d’association. À l’appui d’un rapport de la chambre régionale des comptes, il fait état d’un « financement potentiellement frauduleux et en tout état de cause non traçable sous la forme de prêts non remboursés ». Second grief énoncé en ouverture de la séance : le contenu du cours facultatif d’éthique musulmane qui contreviendrait selon lui « assez gravement aux principes fondamentaux reconnus par les lois de la République ».
À peine a‑t‐il achevé son propos introductif que, déjà, le ton monte entre le préfet et Joseph Breham, l’un des deux avocats de l’association Averroès qui trépigne de répondre. « Qui êtes vous, monsieur ? interroge le préfet. Sachez que seul le directeur d’établissement ainsi que le président de l’association feront l’objet de mes questions. C’est mon privilège, c’est moi qui préside cette réunion. » « J’ai bien compris, monsieur le préfet, que la démocratie et la libre parole ne sont pas vos amours parfaits », rétorque Me Breham. Ambiance.
Un rapport confidentiel de la chambre régionale des comptes
À la suite de cette première passe d’armes, et durant près d’une heure, deux collaborateurs du préfet − Christophe Borgus, son directeur de cabinet, et Nicolas Gaillard, le secrétaire général − feront état de divers dysfonctionnements imputés à l’établissement. Un à un, ils restitueront les éléments du rapport de saisine du préfet, dont Mediapart a déjà pointé les erreurs et omissions.
La préfecture dit suspecter des prêts non remboursés provenant des mosquées de Lille‐Sud, situées à quelques centaines de mètres du lycée, et de Villeneuve-d’Ascq, dont le recteur était jusqu’à récemment professeur de mathématiques au sein du lycée Averroès. Le président de l’association réfute cette accusation avec force : « Il n’y a pas d’abandon définitif de créance, il y a abandon avec retour à meilleure fortune. »
Le préfet persiste en citant le rapport adressé par la chambre régionale des comptes au parquet de Lille… Un rapport confidentiel qui n’a pas été communiqué aux dirigeants d’Averroès. À nouveau, les esprits s’échauffent. « Vous affirmez qu’il existe un rapport et vous ne le prouvez pas, ni à nous, ni aux membres de la commission, en contradiction du principe du contradictoire », s’emporte Me Breham. « Parce que bien évidemment, je l’ai inventé ? C’est ça que vous sous‐entendez ? », rétorque le préfet. « En tous les cas, vous ne nous le fournissez pas », réplique l’avocat d’Averroès, très remonté.
Georges‐François Leclerc justifie la confidentialité du rapport : il s’agirait de documents classifiés dans le cadre d’un signalement à la justice par les magistrats de la chambre régionale des comptes. « On peut parler d’abus de confiance ou de fraude, insiste le préfet. Mais ce n’est pas à moi de le dire. »
Deux vidéos sorties du chapeau
Déjà en difficulté pour répondre sur le fond à ces éléments tirés d’un rapport dont ils n’ont pas eu connaissance, les représentants d’Averroès assistent ensuite, médusés, à la projection d’une vidéo de Sofiane Meziani, ex‐professeur d’éthique musulmane au lycée Averroès. Pris au dépourvu devant cet élément sorti du chapeau, Me Paul Jablonski décide de filmer l’écran. La diffusion est interrompue, et l’avocat sommé de supprimer son enregistrement.
Le ton monte à nouveau. « Je n’ai pas eu connaissance de cette vidéo, pouvez‐vous me garantir qu’elle me sera transmise ?, demande Paul Jablonski. Et je n’ai davantage eu connaissance du règlement intérieur de cette commission. J’aimerais juste avoir avoir la référence du texte qui m’interdit de filmer. — On vous la donnera après, réplique le préfet. Pouvez‐vous me certifier que vous n’avez pas enregistré les débats de cette commission ? — J’enregistre les débats de cette commission », concède l’avocat qui est directement sommé de supprimer la bande sous peine de poursuites judiciaires.
Accusation basée sur un rapport confidentiel, refus de laisser les avocats s’exprimer, découverte d’éléments nouveaux en pleine audience… La réunion n’a débuté que depuis une demi‐heure et déjà les deux avocats d’Averroès, habitués des prétoires et du respect du contradictoire, peinent à garder leur sang-froid devant ce qui s’annonce devoir être une parodie de concertation. Pour ne rien améliorer, le secrétaire général de la préfecture, Nicolas Gaillard, récidive et diffuse une seconde vidéo datée de 2014 concernant cette fois Mohamed Karrat, recteur de la mosquée de Villeneuve-d’Ascq et ex‐professeur de mathématiques au lycée Averroès.
Les dirigeants d’Averroès ne sont pas au bout de leurs surprises. Alors que le calme n’est pas encore tout à fait revenu, le préfet annonce qu’il va donner lecture d’une note d’inspection du collège Averroès qu’il dit avoir reçue… la veille. En plus de son rapport officiel, un inspecteur d’académie − dont le préfet n’a pas souhaité communiquer l’identité − lui aurait réservé l’exclusivité d’une note complémentaire.
Il ne s’agit pas là d’une nouvelle inspection, mais bien d’informations absentes du rapport initial et dont le fonctionnaire aurait réservé la primeur au préfet. Le document est inédit. Les partisans d’Averroès en ignorent tout, hormis des extraits cités par le préfet dans son rapport de saisine.
« Environ 80 % des jeunes filles étaient voilées, indique le rapport. Les vêtements longs sont de rigueur, y compris pour les filles non voilées. Les jeunes filles en pantalon portent des hauts suffisamment amples de manière à couvrir leurs formes. Les professeures sont en grande majorité voilées, les hommes quant à eux ont majoritairement une tabaâ sur le front, signe d’une pratique intensive [de la prière − ndlr]. » Le préfet s’interrompt pour commenter : « Pour l’instant, rien n’est illégal, mais quand même… »
Le haut fonctionnaire poursuit la lecture : « Les livres classés en rubrique religion traitent uniquement de l’islam dans sa version frériste. » Avant de citer parmi les auteurs de ces ouvrages Hassan Iquioussen, le prédicateur expulsé de France − par le même préfet Leclerc − pour incitation à la haine fin 2022.
Pour les avocats d’Averroès, les limites sont dépassées. « Tous les éléments cités, notamment les vidéos diffusées ou les rapports d’inspection, nous ne les avons pas eus, s’indigne Paul Jablonski. C’est vraiment problématique ! » « Le principe du contradictoire ce n’est pas simplement la possibilité de répondre, c’est l’obligation de connaître ce que l’on vous reproche, embraye Me Joseph Breham. Toute l’accusation se fonde sur deux rapports que vous n’avez pas, que je n’ai pas, qu’aucun membre de cette commission n’a. »
Accusations de dissimulation
La note du fameux inspecteur est au vitriol et troublante. Elle détaille que les filles et les garçons ne sont pas mélangés lorsqu’ils sont au centre de documentation et d’information (CDI). Plus loin, il est mentionné qu’il n’y a pas d’instruments dans la salle de classe de musique du collège. Toutefois, aucun autre rapport n’exprime de tels griefs. « Tous les éléments que vous citez ont la même musique de fond : c’est le pire du salafisme à Averroès !, tonne Me Breham à l’attention des membres de la commission, c’est ça qu’on veut vous insinuer ! »
Pour justifier la divergence entre la note confidentielle et les précédents rapports, le secrétaire général de la préfecture avance une explication : il y aurait, selon lui, une différence entre les contrôles pédagogiques annoncés préalablement et les contrôles inopinés. La note citée par le préfet indique en effet que « s’agissant du fonds documentaire physique, l’impression visuelle donnait à penser que plusieurs livres avaient été retirés, plusieurs étagères étant anormalement vides. »
Après cette longue et mouvementée présentation qui aura duré près d’une heure, la rectrice Valérie Cabuil prend brièvement la parole. Visiblement mal à l’aise, elle juge bon de glisser une remarque à décharge : « La majeure partie des inspections individuelles menées auprès des professeurs d’Averroès n’ont pas permis de déceler de problématiques particulières. » Elle ne prendra quasiment plus la parole par la suite.
C’est alors au tour de Xavier Bertrand de monter au créneau pour un plaidoyer. Le président de la région Hauts‐de‐France se félicite de s’être montré méfiant, dès 2019, à l’égard d’Averroès. Une méfiance qui conduira la région Hauts‐de‐France à ne plus verser le forfait d’externat au lycée, ce qui lui vaudra plusieurs condamnations. « Je pense avoir agi comme un lanceur d’alerte, dit pourtant Xavier Bertrand. Quand je vois le début de cette réunion, je me dis que cela en valait la peine. »
Ce n’est qu’une heure quinze après le début de la rencontre que les dirigeants du lycée Averroès peuvent enfin se défendre lors d’une phase officielle de « contradictoire ». Et le préfet de préciser, en leur donnant la parole, qu’ils ne devront pas être trop longs.
Mohammed Damak, le président de l’association, dit vouloir « exposer ce qui est la réalité du lycée » et fustige l’attention sélective du préfet. Il déplore un rapport de saisine préfectoral à plusieurs reprises « hors sujet » car il évoque des rapports concernant le collège Averroès (hors contrat) et non le lycée dont il est question ce jour.
Mohammed Damak pointe également les omissions du préfet qui a notamment passé sous silence le rapport de l’Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche (IGÉSR) de juin 2020 et qu’Averroès a fini par obtenir une semaine à peine avant la réunion de la commission.
Cette même inspection, à l’origine du rapport accablant sur le lycée Stanislas publié récemment par Mediapart, écrivait que « rien dans les constats faits par la mission, en particulier autour des documents de préparation des cours remis par les enseignants, ne permet de penser que les pratiques enseignantes divergent des objectifs et principes fixés et ne respectent pas les valeurs de la République. »
Le directeur d’Averroès, Éric Dufour, complète les propos de son président et se dit « saisi d’effroi » devant le sombre portrait qui est fait de son établissement. Il rappelle notamment le recueillement spontané des élèves au lendemain des attentats de janvier 2015, ainsi que des minutes de silence en mémoire des victimes du terrorisme islamiste qui ne font, selon lui, jamais l’objet de contestation au sein de l’établissement.
Quand Xavier Bertrand donne consigne de vote
Alors que Paul Jablonski s’apprête à détailler ses réponses sur les accusations de financements illégaux, le préfet indique qu’il ne lui accordera pas plus de quelques minutes. C’est à ce moment qu’un nouveau dérapage se produit.
Après plus de deux heures d’audience, l’avocat laisse échapper le fond de sa pensée. Il s’appuie sur un courrier de félicitations à Averroès, daté de 2018 et rédigé de la main de Manoëlle Martin, ex‐vice‐présidente du conseil régional en charge des lycées et membre de la commission de concertation. Et enchaîne : « Il n’y avait à cette époque que l’extrême droite qui était opposée au projet, et malheureusement aujourd’hui cette position de l’extrême droite se diffuse à d’autres personnes. »
« Vous faites allusion à qui ? », bondit le préfet. « À vous, monsieur le préfet, à M. Bertrand aussi et à la position de la région en général », répond l’avocat. « Il se peut que vous ayez à répondre de ce que vous venez de dire, menace Xavier Bertrand. Ce n’est pas parce qu’on est avocat qu’on est autorisé à diffamer. »
Après plus de deux heures quinze d’échanges houleux et d’interruptions multiples, les membres la commission sont invités à prendre la parole. Sur vingt-cinq membres, un seul saisit la perche, le maire de Grande‐Synthe, Martial Beyaert (Parti socialiste, PS), qui tient à faire part de ses doutes : « Pourquoi ce dossier nous parvient aujourd’hui ? Je suis gêné de constater que des faits reprochés remontent souvent à 2014, 2015 ou 2016. Et qu’arrivera-t-il au lycée Averroès si la convention s’arrête ? Il y a quand même huit cents élèves concernés, lycée et collège confondus. »
Xavier Bertrand embraye alors. Son but ? mettre un terme aux doutes. Son propos prend les allures d’un réquisitoire final : « Pour qu’il y ait un contrat d’association, il faut être en confiance. Or, pour moi, il n’est plus possible de faire confiance à Averroès. On peut financer l’enseignement libre mais uniquement pour des lycées qui sont vraiment républicains. C’est la raison pour laquelle les membres qui représentent le conseil régional voteront contre la poursuite de ce contrat d’association. »
Ainsi s’achève la commission consultative dite « de concertation pour l’enseignement privé ». Aucun membre de la commission ne reprendra la parole après l’intervention de Xavier Bertrand. In extremis, le directeur d’Averroès, Éric Dufour, insistera pour dire qu’il n’y a « aucune porosité entre l’association Averroès et les enseignements qui sont dispensés » et qu’il s’en porte garant. Le préfet remerciera « infiniment monsieur le ministre » (Xavier Bertrand) pour sa déclaration. Et la commission passera au vote, à main levée. Le résultat est sans appel (16 voix pour le retrait de l’agrément, 0 contre et 9 abstentions). Mais, désormais, on sait dans quelles circonstances il a été obtenu.
Matthieu Slisse (Mediacités Lille)
24 janvier 2024 à 14h39
https://www.mediapart.fr/journal/france/240124/lycee-musulman-averroes-comment-le-prefet-impose-sa-decision
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