Cette salle a vécu bien d’autres soirées mémorables – Piaf, Bécaud, les Beatles… –, mais elle vibre cette fois d’une façon inédite. De mémoire d’employé de l’Olympia, on n’a jamais vu pareil public. Chaque tirade de la chanteuse fait chavirer l’assistance. « Tout ce bruit ne nous dérangeait pas, insiste Saed, le violoniste. Au contraire, c’était la preuve de leur satisfaction. » Il y a dans cette ferveur bien plus qu’une passion artistique. « Pour tous les Arabes blessés par la défaite face à Israël, c’était la voix de l’Egypte triomphante », assure Mohamed Salmawy.
Un jeune apprenti comédien, débarqué de Châteauroux et totalement inconnu, partage ces sensations : un certain… Gérard Depardieu ! Dans son dernier livre (Innocent, Cherche Midi, 2015), l’acteur affirme s’être un temps converti à l’islam après ce concert exceptionnel. Sollicité par l’intermédiaire de son entourage, il fait savoir qu’il avait en fait rencontré Oum Kalsoum un an plus tôt, dans un contexte privé, à Issy-les-Moulineaux (Hauts-de-Seine), mais que c’est bien ce spectacle, à l’Olympia, qui l’a conduit vers l’islam. « Je me suis retrouvé dans une sorte de communion artistique avec elle, précisait-il dès 2004 dans un autre ouvrage (Vivant !, Plon). Le public était ému aux larmes. (…) J’avais dû éprouver ce que les Arabes appellent le tarab, le paroxysme de l’émotion et de l’amour. »
Arrivés à 21 h 25, « la Dame du Caire » et son orchestre tiennent le public en haleine jusqu’à 2 h 35.
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« La Dame » chante pendant une cinquantaine de minutes puis s’accorde une pause. Le rideau à peine baissé, Bruno Coquatrix se précipite sur scène, il veut la voir d’urgence. « Elle était encore assise sur sa chaise Louis XVI, à parler avec les musiciens, raconte Mohamed Salmawy, de nouveau chargé de jouer les traducteurs. Monsieur Coquatrix estimait que le présentateur égyptien du concert avait tenu des propos patriotiques un peu trop politiques à son goût. “Madame Oum, lui a-t-il dit, c’est une soirée artistique, pas une fête nationale.” Elle lui a fait comprendre que c’était très bien ainsi et qu’elle ne ferait aucun reproche au présentateur. Il n’a pas insisté. »
A l’entracte, on fume, on mange, on bavarde
Pendant que ses musiciens dégustent des pâtisseries orientales au bar, elle part prendre un thé à la menthe dans sa loge. Dans la salle encore toute tremblante d’euphorie, les spectateurs se restaurent comme à la mi-temps d’un match de foot. On fume, on mange, on bavarde. Jean-Michel Boris s’amuse de voir certains hommes boire des rasades d’alcool de figue (la boukha) dans de petites fioles et grignoter des graines de courge. A 23 h 35, elle revient sur scène pour offrir sa deuxième chanson, Les Ruines, un hymne déchirant où elle lance « Donne moi ma liberté/Dénoue mes mains ». Le public se laisse de nouveau aller, prêt à la suivre ainsi jusqu’au bout de la nuit. « C’était prodigieux, poursuit Marie Laforêt. Elle était statique mais sa voix, à elle seule, faisait la danse du ventre. Elle avait une mystique, une profondeur, une sensualité qui rendaient Dieu aimable. »
Après un autre entracte et un troisième morceau, le spectacle s’achève donc à 2 h 35. L’artiste salue ses fans, le rideau tombe, les portes s’ouvrent sur le boulevard désert, libérant une foule ivre de bonheur. « Nous avons quitté l’Olympia en ayant l’impression très nette d’avoir assisté à un événement », confirmera un chroniqueur de L’Humanité. Dans Le Monde du lendemain, Eric Rouleau prédit que les spectateurs auront « le plaisir d’en évoquer les délices pendant les années à venir ».
Dans la journée du mardi 14 novembre, Oum Kalsoum s’accorde un peu de détente. Entre deux balades dans la capitale, elle donne juste une conférence de presse en présence de Bruno Coquatrix. Tous deux savent que la partie est gagnée et que le spectacle de mercredi sera tout aussi triomphal. Ce soir-là, l’Olympia est de nouveau bondé, sans une place de libre. Marie Laforêt, fidèle et passionnée, a tenu à revenir. La célèbre actrice égyptienne Faten Hamama, l’épouse d’Omar Sharif, est également présente. Le public est si débordant d’amour pour sa Dame qu’un incident manque de gâcher la fête : un spectateur monte sur scène pour se jeter à ses pieds. Déséquilibrée, elle s’affaisse sur son siège mais se redresse aussitôt, sans cesser de chanter.
Cette femme a l’art de troubler les hommes. Même les plus grands. D’après la journaliste Ysabel Saïah-Baudis, la presse égyptienne de l’époque assure ainsi que, le 16 novembre au matin, quelques heures avant de repartir pour le Caire, elle reçoit au George-V un message de Charles de Gaulle : « J’ai ressenti dans votre voix les vibrations de mon cœur et du cœur de tous les Français. » Ce télégramme n’est pas mentionné, lui non plus, dans les archives diplomatiques. Peut-être a-t-il existé ? Peut-être pas. Cela n’a guère d’importance, après tout. Les spectateurs, eux, n’ont pas rêvé : la dernière reine d’Egypte a bien régné sur Paris à l’automne 1967.
Philippe Broussard
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