lus de 5 000 enfants morts, bien plus encore de blessés et 900 000 déplacés… Les moins de 20 ans, qui représentent la moitié de la population de l’enclave de Gaza, paient depuis trois mois le plus lourd tribut à la guerre
« Vais-je mourir avant d’avoir 21 ans ? » Dissimulée sous les couvertures de son lit de fortune − un matelas dans le couloir à l’abri des fenêtres −, Nowar écrit dans son cahier devenu son journal de guerre. « L’autre soir, j’ai cru mourir lorsqu’un missile s’est écrasé à quelques mètres de notre maison. Toutes les fenêtres se sont brisées, le verre a été soufflé. J’ai pleuré dans les bras de mes frères et sœurs, persuadée que nous allions mourir dans la nuit », raconte-t-elle. Depuis le retour de la guerre dans l’enclave, Nowar Diab, jeune Palestinienne de 20 ans, étudiante en littérature à l’université d’Al-Azhar de Gaza, a déjà connu quatre lieux de refuge. Les bombardements et l’offensive terrestre menés par l’armée israélienne l’ont poussée à un exil qui semble sans fin. Gaza City, Al-Shati, Khan Younès puis Rafah, à l’extrémité sud de la bande, à la frontière avec l’Egypte. Désormais, Nowar se sent en danger partout :
« Il n’y a pas de place où on puisse être à l’abri à Gaza. Il ne reste plus rien du quartier de Cheikh Radwan, à Gaza City, où j’ai grandi, où j’ai mes souvenirs. Ma maison a été bombardée, tout comme mon université. Et dans le Sud, censé être plus sûr, nous sommes aussi en proie aux bombes. Quand je ferme les yeux, je prie pour me réveiller ailleurs. Je suis encore en vie, mais tout est mort autour de moi. »
La jeune femme aux yeux noirs est persuadée d’assister à une nouvelle Nakba, « catastrophe » en arabe, l’exode auquel les Palestiniens ont été contraints en 1948, au moment de la création de l’Etat d’Israël.
Selon le dernier bilan du Hamas, 24 000 Gazaouis, majoritairement des civils, sont morts. Des quartiers, des villes entières ont été rasés, près de 2 millions de personnes (85 % de la population), déplacées. Les moins de 20 ans, qui représentent la moitié de la population, paient le plus lourd tribut. Au moins 5 350 enfants sont morts et 8 663 ont été blessés selon un bilan de l’Unicef − sans doute sous-estimé. Des milliers d’autres enfants sont portés disparus et se trouvent probablement sous les décombres.
Un « cimetière pour enfants » selon l’ONU
« Le prix payé chaque jour par les civils, notamment les enfants, est bien trop élevé », a déploré Antony Blinken, le secrétaire d’Etat américain, qui vient d’effectuer sa quatrième tournée régionale depuis le début du conflit. Gaza est devenue un « cimetière pour enfants », dénonce l’ONU, pour qui la bande est désormais l’endroit le plus dangereux au monde. Alors que l’Etat hébreu impose à l’enclave un état de siège complet depuis le 9 octobre (à l’exception de quelques camions et largages humanitaires autorisés), la vie de plus d’un million de mineurs est devenue un cauchemar sans fin.
Les conséquences des bombardements sont dramatiques : « Brûlures, amputations, membres écrasés par les effondrements, blessures invalidantes, énumère Jean-François Corty, vice-président de Médecins du Monde. Mais s’ajoutent aussi, pour cette population en bas âge particulièrement vulnérable, dont les défenses immunitaires sont altérées, les défauts de soins et de prévention, le manque de nourriture, la consommation d’eau saumâtre… »
Une grande partie des 900 000 enfants déplacés par la guerre vit en moyenne avec 1,5 à 2 litres d’eau par jour. Ils ne consomment quasiment que des céréales et du lait. L’état de famine pourrait être décrété si les conditions actuelles perdurent, affirme le collectif Integrated Food Security Phase Classification (IPC), l’outil de classification de l’insécurité alimentaire dans le monde. L’OMS met également en garde contre le risque qu’une épidémie de choléra ou d’hépatite A se propage rapidement dans l’enclave.
« Comme la Nakba en son temps, le récit de cette guerre, de ce cauchemar va s’imposer dans la conscience des jeunes Gazaouis et marquer leur existence », analyse Laetitia Bucaille, professeure de sociologie politique à l’Inalco (Institut national des Langues et Civilisations orientales) et spécialiste du conflit israélo-palestinien. « La jeune génération portera toute sa vie les marques physiques du conflit ; un nombre significatif de blessés et d’éclopés témoigneront pendant longtemps de la brutalité et de l’ampleur de l’opération israélienne », poursuit l’analyste.
Dans les hôpitaux gazaouis (15 sur 36 fonctionnent encore partiellement), le chaos règne, les blessés s’entassent, les amputations s’enchaînent sans anesthésie faute de matériel ou de médecins qualifiés. Chaque jour, dix enfants sont amputés d’un membre, selon l’ONG Save the Children. Un millier aurait perdu une ou deux jambes depuis le début du conflit.
Anxiété, peur, cauchemars
Privés de leurs liens sociaux, de leurs écoles, de leurs universités − bombardées, ou occupées par les déplacés −, les jeunes Palestiniens sont aussi confrontés, dans leurs années cruciales de croissance, à des troubles psychologiques importants. « Les enfants développent de l’anxiété, de la peur, des cauchemars, une incapacité à s’exprimer, à se concentrer et des difficultés à se sociabiliser », analyse Jonathan Crickx, porte-parole de l’Unicef, basé à Jérusalem. « Pour un enfant en pleine construction, le traumatisme a un impact double. Au-delà de la sidération et de l’effroi “classiques”, la violence est vécue comme une norme, car l’enfant n’a connu que la guerre », ajoute Marilyne Baranes, docteure en psychologie et spécialiste du syndrome post-traumatique. A Gaza aujourd’hui, aucune aide psychologique n’est fournie face à l’état de choc, au stress et à la dépression. Avant même cette guerre, les Nations unies estimaient à plus de 500 000 le nombre d’enfants nécessitant un soutien psychologique sur le territoire.
Cette génération, née après 2000 et qui a connu plus d’une guerre avec Israël (en 2008, 2012, 2014, 2021 et 2023) n’en est pas à son premier traumatisme. Les colons et l’armée israélienne ont certes quitté le territoire en 2005, mais après l’élection du Hamas en 2006 et sa prise de pouvoir en 2007, Israël a imposé à la bande un blocus, appuyé par l’Egypte. Dans cette prison à ciel ouvert sans issue possible, dont toutes les frontières maritimes, aériennes et terrestres sont contrôlées par les pays voisins, les enfants de Gaza ont grandi au rythme des pénuries, des difficultés économiques − le taux de chômage des jeunes s’élève à 75 % et le salaire moyen est de 3 à 5 dollars par jour − et des bombardements israéliens… Sans compter les arrestations et exécutions menées par le régime autoritaire du Hamas.
Beaucoup ont tenté de fuir. Certains sont parvenus à rejoindre l’Egypte ou la Turquie, où des visas sont accordés aux Palestiniens. D’autres ont perdu la vie au large des côtes égyptiennes en Méditerranée − 360 jeunes sont morts en 2022. Mais la plupart sont restés bloqués dans les murs de l’enclave, faute d’argent ou d’autorisation de sortie du territoire. C’est le cas de Tala Albanna, jeune Palestinienne née à Gaza il y a vingt ans, qui rêve de fouler un jour le sol européen et de gagner les bancs de l’université d’Oxford au Royaume-Uni. En attendant, l’étudiante en droit survit à Deir-al Balah, au centre de Gaza, séparée d’une partie de sa famille, et avec l’impression de vivre il y a cent ans.
« Privés d’électricité et de gaz, nous utilisons un four en argile pour chauffer l’eau, cuisiner nos repas et préparer nos boissons. Nous n’avons que des conserves pour ne pas mourir de faim. La fumée dégagée par le four en argile s’est incrustée dans tous nos vêtements et est devenue notre parfum quotidien, raconte la jeune fille indignée. Nous vivons dans l’absurde. Nous marchons dans des rues pleines de déchets. Nous dépendons d’une charrette tirée par un âne comme moyen de transport. Nous faisons la queue pour obtenir de l’eau sale et saumâtre. »
Des recrues faciles pour le Hamas ou le Djihad islamique
Au sein de cette génération, la guerre a tout balayé. Les parties de football sur la plage de Gaza ont laissé place à des tournois entre unijambistes, victimes d’un tir ou d’un bombardement israélien. Les dessins d’enfants sur les murs des écoles de l’UNRWA (agence des Nations unies chargée des réfugiés palestiniens) ont été recouverts par des graffitis porteurs de slogans politiques. Sur les réseaux sociaux, les esthétiques photos d’orangers et de dattiers de Gaza sont remplacées par de sombres clichés de corps d’enfants au teint blafard et aux cheveux blanchis par la poussière auxquels une bombe vient d’ôter la vie. Les tweets, stories et posts ne sont plus que des témoignages de guerre et deviennent les cris d’une jeunesse décimée, qui n’a sans doute jamais été aussi engagée. A l’instar de Plestia Alaqad, 22 ans, qui a abandonné son travail en ressources humaines pour endosser un gilet pare-balles et devenir correspondante de guerre sur Instagram. Ou encore Motaz Azaiza, photographe de 24 ans, élu « homme de l’année » par le mensuel « GQ Middle East », passé de 25 000 à 17,9 millions d’abonnés sur Instagram, davantage que Joe Biden.
Epuisés à force d’entendre le vrombissement incessant des drones au-dessus de leur tête, dévastés par la perte de proches, les jeunes Gazaouis voient leur avenir, déjà restreint, se réduire comme peau de chagrin. Sombrer dans la violence pourrait n’être plus que la seule porte de sortie. « Une partie de ces jeunes endeuillés et en colère seront des recrues faciles pour les groupes militaires tels que le Hamas ou le Djihad islamique, analyse Rafe Jabari, politologue franco-palestinien, expert du conflit israélo-palestinien. Comme à chaque guerre, le Hamas gagne en popularité chez les jeunes Palestiniens, car il est le seul à tenir tête à Israël. »
S’il est difficile de mesurer la popularité du groupe terroriste à Gaza, un sondage mené pendant la pause humanitaire (du 24 au 30 novembre) par un think tank de Ramallah, Palestinian Center for Policy and Survey Research, montre toutefois que 82 % des Palestiniens de Cisjordanie se disent satisfaits de l’action menée par le Hamas depuis le 7 octobre, mais que seuls 52 % des Gazaouis partagent cet avis : le groupe islamiste n’a en effet apporté en seize ans de pouvoir que guerre et misère.
« Ils n’ont jamais rencontré d’Israéliens »
« Je suis née et j’ai grandi sous le contrôle du Hamas. Je ne voterai jamais pour eux, confie anonymement une jeune Gazaouie née au début des années 2000. Ils nous manipulent, pratiquent le lavage de cerveau et le chantage. J’aimerais qu’ils retournent s’occuper de religion plutôt que de politique. Tant qu’ils seront au pouvoir, nous n’aurons pas d’espoir », poursuit la jeune femme dont un des proches a été victime de menaces du Hamas pour avoir refusé de rejoindre leurs rangs.
« Les Gazaouis sont convaincus, à tort ou à raison, qu’Israël veut anéantir le peuple palestinien », explique Laetitia Bucaille. Les jeunes encore plus que les générations plus âgées. « Ils n’ont jamais rencontré d’Israéliens, à la différence de leurs aînés, nombreux à partir travailler en Israël dans les années 1980 et à nouer des relations cordiales, voire amicales avec les Israéliens. Tout cela a disparu aujourd’hui. Les jeunes ne perçoivent plus les Israéliens que comme des militaires qui leur tirent dessus à la frontière, les bombardent et les enferment à Gaza », décrypte-t-elle.
Comment imaginer que cette jeunesse puisse un jour porter un message de paix ou soutenir un dialogue politique dont elle n’a jamais été témoin ? « On ne peut plus rester silencieux, on étouffe », écrit avec force Nowar Diab dans son journal de guerre. Pour exprimer son engagement, Nowar a choisi l’écriture, la peinture et les réseaux sociaux. Mais la jeune femme prévient : « Il y a une rage en nous qui finira un jour par sortir. »
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