.
« novembre 2023 | Accueil | janvier 2024 »
.
Rédigé le 25/12/2023 à 04:43 | Lien permanent | Commentaires (0)
L’oliveraie était verte, autrefois.
Était… Et le ciel,
Une forêt bleue… Était, mon amour.
Qu’est-ce qui l’a ainsi changée ce soir ?
* * *
Ils ont stoppé le camion des ouvriers à un tournant.
Calmes,
Ils nous ont placé face à l’est… Calmes.
* * *
Mon coeur était un oiseau bleu, autrefois… Ô nid de mon amour.
Et tes mouchoirs étaient chez moi, blancs. Étaient, mon amour.
Qu’est-ce qui les a souillés ce soir ?
Je ne sais, mon amour !
Ils ont stoppé le camion des ouvriers au milieu du chemin.
Calmes,
Ils nous ont placés face à l’est… Calmes.
* * *
Je te donnerai tout.
L’ombre et la lumière,
L’anneau des noces et tout ce que tu désires,
Un jardin d’oliviers et de figuiers,
Et la nuit, je te rendrai visite, comme à l’accoutumée.
J’entrerai, en rêve, par la fenêtre… et je te lancerai une fleur de sambac.
Et ne m’en veux pas si j’ai quelque retard.
C’est qu’ils m’auront arrêté.
L’oliveraie était toujours verte.
Était, mon amour.
Cinquante victimes
L’ont changée en bassin rouge au couchant… Cinquante victimes,
Mon amour… Ne m’en veux pas…
Ils m’ont tué… Tué
Et tué…
.
Rédigé le 25/12/2023 à 04:09 dans Palestine, Poésie/Littérature | Lien permanent | Commentaires (0)
" Jamais nos exils ne furent vains,
jamais en vain nous n'y fûmes envoyés,
leurs morts s'étendront sans contrition.
Aux vivants de pleurer l'accalmie du vent,
d'apprendre à ouvrir les fenêtres,
de voir ce que le passé fait de leur présence
et de pleurer doucement et doucement
que l'adversaire n'entende ce qu'il y a en eux de poterie brisée.
Martyrs vous aviez raison.
La maison est plus belle que le chemin de la maison.
En dépit de la trahison des fleurs.
Mais les fenêtres ne s'ouvrent point sur le ciel et l'exil est l'exil.
Ici et là bas.
Jamais en vain nous ne fûmes exilés et nos exils ne sont passés en vain.
Et la terre Se transmet
Comme la langue ".
MAHMOUD DARWICH
.
Rédigé le 24/12/2023 à 20:58 | Lien permanent | Commentaires (0)
Pour alléger la pression militaire israélienne sur le mouvement palestinien, Téhéran mise sur une coordination des attaques de ses auxiliaires et alliés sur différents fronts, tout en s’efforçant d’éviter un embrasement régional. Le régime iranien estime qu’Israël a d’ores et déjà été vaincu.
C’est une mission difficile que s’est donnée la République islamique d’Iran : sauver le Hamas en adoptant une stratégie d’attaques graduées contre Israël, mais sans s’engager pour autant dans une guerre directe ni provoquer un embrasement général de la région dans lequel elle aurait beaucoup à perdre.
À ce jour, le régime iranien n’a ainsi procédé à aucun tir de missile balistique ni menacé des navires dans le Golfe persique, une tactique à laquelle il avait auparavant largement recours. À la place, une multiplicité de fronts, ouverts par « l’axe de la résistance », principalement le Hezbollah libanais, les houthis du Yémen, les milices chiites irakiennes et celles engagées sur le plateau du Golan. Soit autant de cartes iraniennes dans le conflit, chaque organisation bénéficiant d’une large autonomie, sous le contrôle d’une « chambre des opérations conjointes » basée à Beyrouth.
Cette mystérieuse « chambre », le régime iranien en a reconnu pour la première fois l’existence le 10 septembre, soit un mois avant l’attaque du Hamas. Le général Abbas Nilforoushan, adjoint au commandant des opérations des Pasdarans (Gardiens de la révolution) avait alors évoqué, sur un site lié au régime, l’existence d’« un commandement intégré et d’un réseau de contrôle au sein du front de la résistance ».
Avant lui, le Guide suprême Ali Khamenei en personne, lors d’une réunion en juin 2023 avec de hauts représentants du Hamas, avait déjà fait savoir qu’une nouvelle stratégie était à l’œuvre. Il avait ainsi appelé à « une plus grande unité et une plus grande coordination entre les groupes de résistance » et souligné la centralité de Gaza dans « l’axe de la résistance ».
Aujourd’hui, la mission essentielle de cette structure est, sinon de défaire Israël, au moins de sauver à tout prix le Hamas, avec lequel l’Iran s’est réconcilié après la brouille historique née de la guerre civile syrienne pendant laquelle le mouvement sunnite palestinien s’était opposé à Bachar al-Assad, soutenu politiquement et militairement par Téhéran.
Si le régime iranien est redevenu pour le Hamas un grand pourvoyeur d’aide militaire et financière – de l’ordre de 100 millions de dollars par an, selon les services de renseignement israéliens –, il ne semble pas avoir été pour autant le donneur d’ordre de l’attaque sanglante du 7 octobre. À ce jour, ni les services de renseignement américains ni le Mossad israélien n’ont pu trouver de preuves significatives incriminant l’Iran. Washington évoque « une large complicité », mais pas d’implication directe.
Dès le 8 octobre, le régime avait démenti toute implication dans l’attaque, Ali Shamkhani, conseiller politique d’Ali Khamenei et ancien secrétaire général du Conseil supérieur de sécurité nationale, décrivant alors la « résistance palestinienne » comme un « mouvement indépendant ».
« Au vu des éléments disponibles, souligne l’historien Jonathan Piron, spécialiste de la région et professeur de relations internationales à l’école HELMo de Liège (Belgique), l’attaque du 7 octobre semble avoir été décidée par certains cadres de l’organisation installés à Gaza, sans que les responsables politiques vivant au Qatar n’aient été informés, et menée sans coordination avec le Hezbollah ou la force Al-Qods [les unités d’élite des Gardiens de la révolution chargées des opérations extérieures – ndlr]. »
« Les dirigeants du Hamas à Gaza peuvent avoir mené cette attaque pour plusieurs raisons, notamment des problèmes internes à Gaza et au sein du Hamas, la volonté d’affaiblir l’Autorité palestinienne en place en Cisjordanie et celle de torpiller les efforts soutenus par les États-Unis pour forger une normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite, ajoute le chercheur. Il existe dès lors un sentiment de mécontentement iranien à l’égard des dirigeants militaires du Hamas basés à Gaza, en particulier de Mohammed Deif [commandant suprême des Brigades Ezzedine al-Qassam, branche militaire du Hamas – ndlr], pour avoir engagé une bataille sans coordination préalable. »
Mais quand bien même Téhéran serait mécontent de son allié, tout ce qui affaiblit et déstabilise Israël est une bénédiction pour l’Iran, en particulier la pause dans le rapprochement de l’État hébreu avec divers États du Golfe. D’où l’annonce au lendemain de l’attaque de son soutien total et inconditionnel à l’opération « Déluge d’al-Aqsa » en des termes des plus solennels. « Nous embrassons le front et les bras des audacieux et ingénieux planificateurs et le courage de la jeunesse palestinienne », déclarait ainsi le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, le 10 octobre.
« La chambre des opérations conjointes permet à l’Iran de coordonner des actions indépendantes entre ses alliés régionaux contre Israël, poursuit Jonathan Piron. Chacun des acteurs conserve son autonomie tout en agissant en accord avec une autorité centrale. Les risques sont ainsi minimisés et ces groupes peuvent naviguer plus activement et plus efficacement dans le paysage régional. » C’est ce que Téhéran appelle « l’unification des fronts ».
La structure a été créée après l’assassinat du général Qassem Soleimani, chef légendaire de la force Al-Qods, tué par une frappe américaine, le 3 janvier 2020, à Bagdad.
« Quand Soleimani était vivant, il exerçait un contrôle global sur l’axe de la résistance à travers une configuration hiérarchique évidente, explique Hamidreza Azizi, un chercheur iranien associé au German Institute for International and Security Affairs. Sa mort a conduit à une décentralisation au sein de cet axe. Pour assurer la continuation de cette coordination, la force Al-Qods, en collaboration avec le Hezbollah, a alors établi de façon graduelle une chambre des opérations communes. »
« D’autres événements ont mis en lumière le renforcement de la fonction du Hezbollah dans le recrutement, l’entraînement et le commandement des milices chiites pro-iraniennes opérant en Syrie, poursuit ce chercheur. De même que le rôle de premier plan joué par Hassan Nasrallah [secrétaire général du parti de Dieu – ndlr] dans la médiation entre différentes factions chiites en Irak. Son influence pourrait à présent dépasser celle du général Ismaël Qaani, commandant de la force Al-Qods. »
Toujours selon le chercheur, Hassan Nasrallah et Ismaël Qaani codirigent la structure de commandement. « Je pense qu’il n’y a pas d’endroit fixe pour les rencontres, indique Hamidreza Azizi. Cependant, la plupart des réunions ont lieu à Beyrouth, à l’exception de certaines à Damas. On peut donc raisonnablement penser que Beyrouth est le principal quartier général de cet axe. »
Avant même le 7 octobre, la chambre des opérations conjointes avait défini quatre fronts permettant d’encercler Israël : le front de Gaza, celui de Cisjordanie à proximité des villes israéliennes, celui du Sud-Liban, et celui du Golan, tous deux gérés par le Hezbollah. Avec la guerre, s’est rajouté celui, plus inattendu, de la mer Rouge, à l’initiative des houthis.
« La chambre des opérations communes respecte des principes tels que la dissuasion, via des engagements limités, l’ambiguïté dans les représailles, des opérations collectives pendant les périodes critiques et la répartition des tâches en fonction des menaces, explique Hamidreza Azizi. Cette position stratégique permet, potentiellement, d’ouvrir de nouveaux fronts contre Israël, renforçant ainsi la capacité de dissuasion du réseau. »
Les factions palestiniennes, le Hamas et le Jihad islamique, sont évidemment en première ligne. Une faiblesse, cependant, dans la stratégie iranienne : la Cisjordanie occupée, qui fait partie des fronts, mais où Téhéran n’exerce qu’une influence limitée.
« L’Iran aurait tout à perdre d’un conflit généralisé, renchérit Jonathan Piron. Une intervention américaine deviendrait certaine, avec un risque important de frappes sur le sol iranien. Le régime a bien plus intérêt à laisser monter la pression internationale sur Israël et voir les Israéliens s’enliser à Gaza. Un Israël affaibli et ne parvenant pas à prendre le dessus sur le Hamas est un objectif que les Iraniens peuvent considérer comme plus utile qu’un engagement direct, qu’ils savent qu’ils n’ont pas les moyens de tenir. »
D’ores et déjà, les responsables iraniens ne sont pas loin de crier victoire. Sur son compte X, le ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, s’est félicité il y a quelques jours de ce qu’Israël, après plus de 70 jours de combat, n’avait atteint aucun de ses objectifs : le Hamas n’est toujours pas défait, l’« axe de la résistance » n’est pas brisé et les otages ne sont pas libérés. Le chef des Pasdarans, le général Hossein Salami, a renchéri en assurant qu’Israël et les États-Unis seraient vaincus. Au-delà de la propagande, on devine que le régime iranien est convaincu d’une victoire possible.
C’est ce que souligne Raz Zimmt, un spécialiste israélien de l’Iran à l’Institute for National Security Studies (INSS) de Tel-Aviv : « Même dans les médias liés aux cercles les plus modérés de la République islamique, il n’y a aucune voix pour demander le réexamen de la politique iranienne, envisager une possible défaite du Hamas ou un changement dans l’équilibre régional du pouvoir. »
Jean-Pierre Perrin
24 décembre 2023 à 15h59
https://www.mediapart.fr/journal/international/241223/la-strategie-de-l-iran-pour-sauver-le-hamas-une-mysterieuse-chambre-des-operations-conjointes
...
Rédigé le 24/12/2023 à 19:31 dans Israël, Paléstine | Lien permanent | Commentaires (0)
Bethléem, la ville où est né Jésus-Christ d’après les chrétiens est en deuil. Elle a annulé les festivités de Noël en soutien aux Palestiniens touchés par les bombardements israéliens.
PROCHE-ORIENT - C’est la veille de Noël et les rues de Bethléem en Cisjordanie sont vides. La ville qui a vu naître Jésus-Christ, d’après la tradition chrétienne, et qui est d’habitude si animée en cette période de l’année est en deuil, en pleine guerre entre Israël et le Hamas. La ville a donc décidé d’annuler les festivités en solidarité avec les Palestiniens de la bande de Gaza, qui continuent d’être touchés par les bombardements israéliens.
À la place de l’immense sapin de Noël installé chaque année devant la basilique de la Nativité, une crèche sous les décombres et entourée de barbelés a été disposée, comme vous pouvez le voir dans la vidéo en tête de l’article.
« Depuis cette place sacrée, nous envoyons un message de paix à tous les dirigeants dans le monde, pour qu’il y ait une pression pour arrêter cette guerre, pour avoir le courage de dire stop à cette guerre », déclare le Père Ibrahim Faltas, frère franciscain supérieur, venu allumer un cierge devant la crèche. « Il y a eu trop de vies perdues. 20.000 personnes ce n’est pas un petit chiffre, tout comme les 50.000 blessés, c’en est assez ».
Dans l’église luthérienne de Bethléem, la traditionnelle crèche de Noël a fait place à un amas de gravats. Au centre, une statue de l’enfant Jésus a été disposée et celui-ci est enveloppé dans un keffieh.
« Si Jésus était né aujourd’hui, il serait né sous les décombres de Gaza », énonce Munther Isaac, pasteur de l’église luthérienne. « Cette année, il n’y aura pas de célébration de Noël à Bethléem et en Palestine, pour la simple et bonne raison qu’il est dur et même impossible d’être en fête pendant que notre peuple à Gaza est en proie à un génocide » explique-t-il.
La cérémonie de cette année sera donc sobre. « Les chefs des Églises de Jérusalem ont délivré un communiqué, demandant à tous de limiter les célébrations de cette année aux prières et aux rituels religieux ».
Le conflit entre Israël et le Hamas a fait plus de 20.000 morts, d’après le ministère de la santé du Hamas, et plus de 53.000 blessés. Cette guerre a été déclenchée après une attaque meurtrière du Hamas le 7 octobre dernier en Israël. Environ 1140 personnes, majoritairement des civils, ont été tuées lors de cette attaque et 129 personnes sont encore retenues en otage dans la bande de Gaza.
À voir également sur Le HuffPost :
https://www.huffingtonpost.fr/international/video/les-chretiens-du-monde-entier-fetent-noel-mais-pas-bethleem_227473.html
Rédigé le 24/12/2023 à 15:45 | Lien permanent | Commentaires (0)
Un poème inédit de Mahmoud Darwich. Ramallah, janvier 2002
Ici, aux pentes des collines, face au crépuscule et au canon du temps
Près des jardins aux ombres brisées,
Nous faisons ce que font les prisonniers,
Ce que font les chômeurs :
Nous cultivons l’espoir.
Un pays qui s’apprête à l’aube. Nous devenons moins intelligents
Car nous épions l’heure de la victoire :
Pas de nuit dans notre nuit illuminée par le pilonnage.
Nos ennemis veillent et nos ennemis allument pour nous la lumière
Dans l’obscurité des caves.
Ici, nul « moi ».
Ici, Adam se souvient de la poussière de son argile.
Au bord de la mort, il dit :
Il ne me reste plus de trace à perdre :
Libre je suis tout près de ma liberté. Mon futur est dans ma main.
Bientôt je pénètrerai ma vie,
Je naîtrai libre, sans parents,
Et je choisirai pour mon nom des lettres d’azur...
Ici, aux montées de la fumée, sur les marches de la maison,
Pas de temps pour le temps.
Nous faisons comme ceux qui s’élèvent vers Dieu :
Nous oublions la douleur.
Rien ici n’a d’écho homérique.
Les mythes frappent à nos portes, au besoin.
Rien n’a d’écho homérique. Ici, un général
Fouille à la recherche d’un Etat endormi
Sous les ruines d’une Troie à venir.
Vous qui vous dressez sur les seuils, entrez,
Buvez avec nous le café arabe
Vous ressentiriez que vous êtes hommes comme nous
Vous qui vous dressez sur les seuils des maisons
Sortez de nos matins,
Nous serons rassurés d’être
Des hommes comme vous !
Quand disparaissent les avions, s’envolent les colombes
Blanches blanches, elles lavent la joue du ciel
Avec des ailes libres, elles reprennent l’éclat et la possession
De l’éther et du jeu. Plus haut, plus haut s’envolent
Les colombes, blanches blanches. Ah si le ciel
Etait réel [m’a dit un homme passant entre deux bombes]
Les cyprès, derrière les soldats, des minarets protégeant
Le ciel de l’affaissement. Derrière la haie de fer
Des soldats pissent — sous la garde d’un char -
Et le jour automnal achève sa promenade d’or dans
Une rue vaste telle une église après la messe dominicale...
[A un tueur] Si tu avais contemplé le visage de la victime
Et réfléchi, tu te serais souvenu de ta mère dans la chambre
A gaz, tu te serais libéré de la raison du fusil
Et tu aurais changé d’avis : ce n’est pas ainsi qu’on retrouve une identité.
Le brouillard est ténèbres, ténèbres denses blanches
Epluchées par l’orange et la femme pleine de promesses.
Le siège est attente
Attente sur une échelle inclinée au milieu de la tempête.
Seuls, nous sommes seuls jusqu’à la lie
S’il n’y avait les visites des arcs en ciel.
Nous avons des frères derrière cette étendue.
Des frères bons. Ils nous aiment. Ils nous regardent et pleurent.
Puis ils se disent en secret :
« Ah ! si ce siège était déclaré... » Ils ne terminent pas leur phrase :
« Ne nous laissez pas seuls, ne nous laissez pas. »
Nos pertes : entre deux et huit martyrs chaque jour.
Et dix blessés.
Et vingt maisons.
Et cinquante oliviers...
S’y ajoute la faille structurelle qui
Atteindra le poème, la pièce de théâtre et la toile inachevée.
Une femme a dit au nuage : comme mon bien-aimé
Car mes vêtements sont trempés de son sang.
Si tu n’es pluie, mon amour
Sois arbre
Rassasié de fertilité, sois arbre
Si tu n’es arbre mon amour
Sois pierre
Saturée d’humidité, sois pierre
Si tu n’es pierre mon amour
Sois lune
Dans le songe de l’aimée, sois lune
[Ainsi parla une femme
à son fils lors de son enterrement]
Ô veilleurs ! N’êtes-vous pas lassés
De guetter la lumière dans notre sel
Et de l’incandescence de la rose dans notre blessure
N’êtes-vous pas lassés Ô veilleurs ?
Un peu de cet infini absolu bleu
Suffirait
A alléger le fardeau de ce temps-ci
Et à nettoyer la fange de ce lieu
A l’âme de descendre de sa monture
Et de marcher sur ses pieds de soie
A mes côtés, mais dans la main, tels deux amis
De longue date, qui se partagent le pain ancien
Et le verre de vin antique
Que nous traversions ensemble cette route
Ensuite nos jours emprunteront des directions différentes :
Moi, au-delà de la nature, quant à elle,
Elle choisira de s’accroupir sur un rocher élevé.
Nous nous sommes assis loin de nos destinées comme des oiseaux
Qui meublent leurs nids dans les creux des statues,
Ou dans les cheminées, ou dans les tentes qui
Furent dressées sur le chemin du prince vers la chasse.
Sur mes décombres pousse verte l’ombre,
Et le loup somnole sur la peau de ma chèvre
Il rêve comme moi, comme l’ange
Que la vie est ici... non là-bas.
Dans l’état de siège, le temps devient espace
Pétrifié dans son éternité
Dans l’état de siège, l’espace devient temps
Qui a manqué son hier et son lendemain.
Ce martyr m’encercle chaque fois que je vis un nouveau jour
Et m’interroge : Où étais-tu ? Ramène aux dictionnaires
Toutes les paroles que tu m’as offertes
Et soulage les dormeurs du bourdonnement de l’écho.
Le martyr m’éclaire : je n’ai pas cherché au-delà de l’étendue
Les vierges de l’immortalité car j’aime la vie
Sur terre, parmi les pins et les figuiers,
Mais je ne peux y accéder, aussi y ai-je visé
Avec l’ultime chose qui m’appartienne : le sang dans le corps de l’azur.
Le martyr m’avertit : Ne crois pas leurs youyous
Crois-moi père quand il observe ma photo en pleurant
Comment as-tu échangé nos rôles, mon fils et m’as-tu précédé.
Moi d’abord, moi le premier !
Le martyr m’encercle : je n’ai changé que ma place et mes meubles frustes.
J’ai posé une gazelle sur mon lit,
Et un croissant lunaire sur mon doigt,
Pour apaiser ma peine.
Le siège durera afin de nous convaincre de choisir un asservissement qui ne nuit
pas, en toute liberté !!
Résister signifie : s’assurer de la santé
Du cœur et des testicules, et de ton mal tenace :
Le mal de l’espoir.
Et dans ce qui reste de l’aube, je marche vers mon extérieur
Et dans ce qui reste de la nuit, j’entends le bruit des pas en mon intention.
Salut à qui partage avec moi l’attention à
L’ivresse de la lumière, la lumière du papillon, dans
La noirceur de ce tunnel.
Salut à qui partage avec moi mon verre
Dans l’épaisseur d’une nuit débordant les deux places :
Salut à mon spectre.
Pour moi mes amis apprêtent toujours une fête
D’adieu, une sépulture apaisante à l’ombre de chênes
Une épitaphe en marbre du temps
Et toujours je les devance lors des funérailles :
Qui est mort...qui ?
L’écriture, un chiot qui mord le néant
L’écriture blesse sans trace de sang.
Nos tasses de café. Les oiseaux les arbres verts
A l’ombre bleue, le soleil gambade d’un mur
A l’autre telle une gazelle
L’eau dans les nuages à la forme illimitée dans ce qu’il nous reste
Du ciel. Et d’autres choses aux souvenirs suspendus
Révèlent que ce matin est puissant splendide,
Et que nous sommes les invités de l’éternité.
Mahmoud Darwich
https://www.monde-diplomatique.fr/2002/04/DARWICH/8722
.
Rédigé le 24/12/2023 à 15:28 dans Paléstine | Lien permanent | Commentaires (0)
De nombreuses autrices algériennes portent aux nues l’académicienne pour ce qu’elle a révolutionné et apporté dans le paysage littéraire, ainsi qu’au cinéma. Toutes regrettent qu’elle n’ait pas été davantage célébrée et reconnue dans son pays natal.
AssiaAssia Djebar a toujours ressenti un manque. L’autrice se sentait dépourvue de généalogie littéraire, souffrait de l’absence d’une lignée nourrie de femmes écrivaines et algériennes, « des guides, des ancêtres, des repères culturels », dans laquelle s’inscrire. Elle s’en est souvent ouverte à son amie et professeure de littérature Mireille Calle-Gruber. À elle de défricher et d’éclairer le chemin. À elle de transmettre par ses écrits. « Elle avait l’impression qu’elle posait par ses œuvres les premières pierres de quelque chose », raconte la spécialiste.
En effet, dans le paysage littéraire algérien, difficile de trouver une figure de cette ampleur. Pour Sofiane Hadjadj, éditeur et cofondateur des éditions Barzakh à Alger, Assia Djebar est « la seule » ou presque à occuper cette place de premier ordre. « Il y a peut-être Taos Amrouche qui peut se prévaloir d’être une grande figure mais elle est différente, évidemment. Socialement, religieusement et sur le plan littéraire. Mais son chef-d’œuvre, La Solitude, ma mère, c’est immense. » Assia Djebar, elle-même, apprécie Taos Amrouche. Elle lui rend hommage dans
Aujourd’hui, le vœu d’Assia Djebar, décédée en février 2015, semble avoir été exaucé. Des femmes algériennes ont pris la plume à sa suite pour raconter leur monde. Ces autrices contemporaines, de Kaouther Adimi à Maïssa Bey, en passant par Hajar Bali, se sentent toutes redevables à Assia Djebar d’avoir ouvert la voie, mais elles lui sont aussi reconnaissantes d’avoir construit une œuvre magistrale innervée par l’histoire sanglante de l’Algérie presque toujours incarnée par des femmes.
L’écrivaine algérienne Maïssa Bey ne se considère pas comme une héritière d’Assia Djebar. Nuance. Elle se considère « de sa lignée ». Fin novembre, elle publiera un livre sur le lien sans équivalent qui la lie à cette « artiste dans le sens le plus complet du terme » et à laquelle elle voue une admiration depuis sa tendre enfance : « Je la connais presque par cœur. » L’essai à paraître chez Chèvre-feuille étoilée, une maison d’édition de femmes des deux rives de la Méditerranée, fait suite à sa participation en 2020 au podcast « Les Parleuses », qui a consacré un épisode à Assia Djebar.
L’écrivaine algérienne Kaouther Adimi, elle aussi, ressent un lien à part avec sa compatriote romancière. Elle marque une hésitation avant de raconter cette anecdote, par peur de passer pour prétentieuse. En 2005, lorsqu’Assia Djebar est élue à l’Académie française, Kaouther Adimi est encore étudiante en Algérie. La nouvelle y est accueillie avec une fierté patriotique soutenue, malgré le lourd passif entre les deux pays. « On aurait pu imaginer que ce soit perçu de manière négative en Algérie, se remémore Kaouther Adimi, parce qu’on aurait pu avoir l'impression d’une récupération. Mais non, collectivement, les gens étaient extrêmement fiers. »
Son père, enseignant, arrive à la maison avec cinq ou six journaux avec en « une » la photo d’Assia Djabar, première femme algérienne, maghrébine de surcroît, à intégrer l’institution. Il tend un journal à sa fille et lâche : « Essaye d’en faire autant. Il n’y a pas de raison que tu ne puisses pas en faire autant. » Cette injonction paternelle aurait pu être stérilisante. Elle fut au contraire un encouragement bienvenu à embrasser cette voie littéraire déjà désirée.
Kaouther Adimi raconte partager avec Assia Djebar cet attachement très fort au père qui l’a encouragée, surtout sur le plan des études. Un père « très strict, qui ressemble beaucoup à celui d’Assia Djebar mais qui [la] laissait tout faire dès que ça concernait l’école ».
Pour l’autrice Hajar Bali, l’apport de l’écrivaine algérienne est aussi fondamental. « Assia Djebar m’a réconciliée avec le fait d’écrire en français. Elle m’a appris à déconstruire le regard orientaliste sur les femmes algériennes », assure celle dont le prénom de plume, Hajar, est un hommage à la figure d’Agar (qui se lit Hajar en arabe) mobilisée par Assia Djebar dans Loin de
Médine.
L’autrice d’Écorces (Barzakh/Belfond), une saga transgénérationnelle qui mêle étouffement familial et asservissement national au sud de la Méditerranée, était adolescente lorsque sa mère, grande lectrice, lisait Loin de Médine et lui a fait découvrir Assia Djebar. « J’étais fascinée par son écriture. »
Hajar Bali aurait aimé voir figurer cette pionnière dans son programme scolaire, mais elle n’a étudié alors « que Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Mohamed Dib ». D’autres ont aussi exploré les romans de Malek Haddad. Car le panthéon de la littérature algérienne se conjugue au masculin.
Kaouther Adimi a elle aussi découvert Assia Djebar, « une révélation », en dehors du cadre scolaire stricto sensu. Le premier roman qu’elle lit est L’Amour, la fantasia. « Une enseignante à l’université d’Alger nous avait donné une conférence et nous l’avait conseillé. C’était en dehors du programme… »
Lors de ses études de littérature de langue française en Algérie, l’écrivaine, aujourd’hui trentenaire, se souvient d’avoir étudié Honoré de Balzac, Émile Zola ou encore Gustave Flaubert. « Tous parlaient d’une réalité d’un autre siècle et d’un pays qui n’était pas le nôtre avec une idée que c’était universel. » Puis il y eut Jean-Paul Sartre et évidemment Albert Camus. Avant, elle a pu découvrir la même trinité littéraire masculine algérienne qu’Hajar Bali.
Le constat se vérifie de génération en génération et suscite une incompréhension, voire de la colère : « On parle des pères fondateurs de la littérature algérienne mais jamais des mères fondatrices. Assia Djebar n’y figure pas. Parce que c’est une femme ! »
Les romans d’Assia Djebar sont présents dans toutes les librairies algériennes, elle n’est pas censurée ni interdite mais « rien n’est fait pour la valoriser », regrette encore Kaouther Adimi. « On ne va pas questionner cette œuvre-là parce qu’elle traite de sujets qu’on ne souhaite pas aborder, dans une forme d’hypocrisie générale. Elle a un regard beaucoup trop libéré, elle est libératrice par ses livres. »
Un « grand prix Assia Djebar du roman » a bien été créé en Algérie en 2015, après sa mort, pour promouvoir la littérature algérienne, mais cet honneur posthume ne saurait réparer l’indifférence à laquelle l’académicienne a fait face dans sa terre natale, alors qu’elle était reconnue et célébrée à travers le monde, qu’elle a frôlé plusieurs fois le prix Nobel de littérature. En 2014, Le Monde demande à Mireille Calle-Gruber de se tenir prête à écrire un article, au cas où. C’est manqué, l’Académie Nobel choisit Patrick Modiano. Assia Djebar décède l’année suivante.
Sa sœur, Sakina Imalhayène, déplore encore que le président algérien de l’époque, Abdelaziz Bouteflika, avec lequel Assia Djebar avait noué une amitié tumultueuse de plusieurs décennies, n’ait pas daigné se rendre à son enterrement. « Ses premières reconnaissances sont venues des Allemands », poursuit sa cadette, qui rappelle qu’elle y a reçu l’équivalent du Goncourt et combien elle a brillé à l’international.
Elle a été élue à l’Académie royale de Belgique en 1999. Elle a aussi mené une carrière académique aux États-Unis. De 1997 à 2001, elle y dirige le Centre d’études francophones et françaises, à la suite d’Édouard Glissant, à l’université d’État de Louisiane. Vivant entre la France et les États-Unis, elle enseigne à compter de 2001 au département d’études françaises de l’université de New York. Elle est docteur honoris causa de l’université de Vienne (Autriche), de l’université Concordia de Montréal (Canada) et de l’université d’Osnabrück (Allemagne).
Mais avec son pays natal, les liens demeurent compliqués. Alors que l’écrivaine a pourtant toujours conservé les droits de ses livres afin qu’ils y soient publiés et à un prix modeste.
Selma Hellal, cofondatrice des éditions Barzakh, a épousé cette même logique, comme elle l’expliquait à Mediapart. La maison d’édition a permis au public algérien de redécouvrir les deux premiers romans d’Assia Djebar, à l’époque introuvables. « Nous, nous avons voulu republier ces livres en Algérie et d’abord pour une raison pragmatique : afin de proposer ces textes, désormais considérés comme des classiques, à des prix raisonnables. »
« L’Algérie n’a pas été à la hauteur de cette immense artiste », soupire Maïssa Bey, qui, elle non plus, n’a pas découvert Assia Djebar à l’école mais dans une bibliothèque de quartier à Alger.
« Je devais avoir 12-13 ans, juste après l’indépendance de l’Algérie, j’étais boulimique de lecture, je lisais tout. J’ai trouvé au milieu des livres de Mammeri, Feraoun, un livre d’Assia : Les Enfants du nouveau monde. J’ai appris par la suite que le livre était paru en 1962 à la charnière de l’indépendance. Ce livre a été un coup de tonnerre dans ma vie. » Maïssa Bey découvre une autrice « qui parle de notre société, des femmes comme [elle-même] les voi[t] dans notre société ». L’adolescente prend conscience du pouvoir de l’écriture : « Cette femme dans l’intimité de nos maisons raconte des choses que je pourrais raconter : les rêveries, les révoltes, les interdits. »
Hajar Bali décrit une même fascination devant « la faculté d’Assia Djebar à parler d’intime à une époque où il n’est pas possible d’avoir un discours intime sur soi ».
Au point d’adopter « une façon d’écrire qui ressemble à celle d’Assia Djebar » : « J’ai interprété le mouvement de la pensée. Je n’ai pas voulu être linéaire, je n’ai pas voulu être chronologique, être trop dans la narration. Pas idéologique non plus, être dans une fiction qui puise dans l’histoire, mais m’accrocher au côté fictionnel, intime, très personnel du récit, et ça, je le lui dois à elle. »
Assia Djebar a marqué l’histoire de son empreinte en littérature comme au cinéma, avec deux films, devenant la première écrivaine-cinéaste maghrébine (lire le troisième volet de notre série). « Dans les années 2000, j’ai fait partie d’un ciné-club, Chrysalide, qui a projeté une copie de très mauvaise qualité de La Nouba des femmes du mont Chenoua, raconte Hajar Bali. Ce film m’a paralysée : voir nos aïeules, entendre leur voix, leur façon de penser, de prier, c’était tellement précurseur. J’ai été éblouie par la scène dans la grotte. Je me demandais si c’était réel ou de la fiction, toutes ces femmes âgées qui apportent un regard et un récit sur l’histoire, et qui sont complètement négligées. »
« Elle a mis dans son film La Nouba des femmes du mont Chenoua toute la bienveillance envers les aînées, ce que j’appelle la connivence entre femmes, abonde Maïssa Bey. Elle est un modèle de ce que l’on appellerait aujourd’hui la sororité. »
Ce premier film, réalisé dans l’Algérie de 1977, à une époque où être femme était un obstacle majeur pour faire du cinéma, marque un tournant dans la carrière d’Assia Djebar comme dans le cinéma algérien. « Elle a montré le chemin. Elle a été d’une précocité extraordinaire, témoigne, admirative, l’écrivaine et militante féministe algérienne Wassyla Tamzali. Elle a été plus loin que nous tous. »
Rachida El Azzouzi et Faïza Zerouala
28 août 2023 à 12h56
https://www.typepad.com/site/blogs/6a00d834529ffc69e200d834529ffe69e2/post/compose
.
Rédigé le 24/12/2023 à 14:14 dans Assia Djebar | Lien permanent | Commentaires (0)
À partir d’images d’archives coloniales, l’écrivaine et cinéaste franco-algérienne compose un essai où la bande-son donne la parole aux Maghrébins et Maghrébines. Poésies, cris de révolte et chants, en arabe et en français, viennent, en contrepoint de l’histoire officielle, faire revivre la domination vécue par les peuples nord-africains.
AssiaAssia Djebar a marqué de son empreinte unique la littérature mais aussi le cinéma, avec deux films majeurs, les deux seuls films qu’elle a jamais pu réaliser : La Nouba des femmes du mont Chenoua (1977) et La Zerda ou les chants de l’oubli (1982). Le second, moins médiatisé que le premier, écrit en collaboration avec le poète Malek Alloula (qui était alors son deuxième mari), déconstruit de manière magistrale le regard colonialiste et orientaliste.
Porté par une bande-son extraordinaire qui donne à entendre, en arabe et en français, cris de révolte, chants, poésies, paroles anonymes ou imaginées de Maghrébin·es ainsi qu’Assia Djebar en voix off, La Zerda ou les chants de l’oubli fait revivre au travers des images de propagande coloniale française de 1912 à 1942 les zerdas et les fantasias, la violence de la domination des peuples d’Afrique du Nord, l’humiliation et la folklorisation de leurs cultures par le colonisateur.
Présenté en 1982 à Alger puis au premier festival du cinéma arabe à Paris en 1983, il a reçu le prix du meilleur film historique au Festival de Berlin la même année.
*
La Zerda ou les chants de l'oubli, 1982, 60 minutes // Réalisation : Assia Djebar // Scénario : Assia Djebar, Malek Alloula // Musique : Ahmed Essyad // Production : Radiodiffusion-télévision algérienne (RTA).
Mediapart et Tënk
26 août 2023 à 17h40
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/260823/la-zerda-ou-les-chants-de-l-oubli-d-assia-djebar-deconstruire-le-regard-colonial
Rédigé le 24/12/2023 à 12:55 dans Assia Djebar | Lien permanent | Commentaires (0)
Première écrivaine maghrébine à être élue à la prestigieuse Académie française, Assia Djebar s’est également imposée comme la première cinéaste maghrébine, à une époque où être femme constituait en soi un obstacle majeur en Algérie pour faire du cinéma.
C’estC’est l’une des plus grandes « blessures » de sa vie, raconte son entourage. Une blessure jamais refermée, même si les honneurs ont plu hors des frontières algériennes. Assia Djebar, de son vrai nom Fatma-Zohra Imalhayène, a marqué de son empreinte unique la littérature mais aussi le cinéma avec deux films majeurs, les deux seuls qu’elle ait jamais pu réaliser : La Nouba des femmes du mont Chenoua (1979) et La Zerda ou les chants de l’oubli (1982).
Première écrivaine maghrébine élue à l’Académie française, elle s’est également imposée comme la première cinéaste maghrébine, un pan de son histoire encore méconnu.
Mais en Algérie, son incursion dans « l’image-son », comme elle nommait cette autre vocation, a suscité un rejet et des entraves tels qu’elle a fini par abandonner le septième art, malgré un talent indéniable, qui aurait fait de cette précurseure, voix de l’émancipation des femmes, à la fois une cinéaste de langue arabe et une romancière francophone.
Assia Djebar, qui voulait allier littérature et cinéma comme le Suédois Ingmar Bergman et l’Italien Pier Paolo Pasolini, l’a souligné avec une lucidité implacable un quart de siècle plus tard, le 22 juin 2006, dans son discours inaugural à l’Académie française : « Malgré mes deux longs métrages, salués à Venise et à Berlin, si j’avais persisté à me battre contre la misogynie des tenants du cinéma d’État de mon pays, avec sa caricature saint-sulpicienne du passé, ou ses images d’un populisme attristant, j’aurais été asphyxiée comme l’ont été plusieurs cinéastes qui avaient été sérieusement formés auparavant. Cette stérilité des structures annonçait, en fait, en Algérie, la lame de fond de l’intolérance et de la violence de la décennie quatre-vingt-dix. J’aurais donc risqué de vivre sourde et aveugle en quelque sorte, parce qu’interdite de création audiovisuelle. »
Les hostilités éclatent lors de son premier film, une heure cinquante-cinq minutes inclassables, où les genres explosent, le documentaire, la fiction, peut-être aussi l’autobiographie : La Nouba des femmes du mont Chenoua.
Assia Djebar met en scène Lila, une jeune architecte qui retourne dans ses montagnes natales du Chenoua, dans la région de Tipaza, au nord du pays, en compagnie de son mari, cloué sur une chaise roulante à la suite d’un accident, et de leur fille. Lila va et vient entre le passé et le présent, écrasée par la mémoire, l’histoire collective, la guerre de 1954 à 1962, les 132 ans d’oppression coloniale, mais aussi par l’enquête sur son frère disparu et, à travers celle-ci, la recherche de l’enfance.
La musique du pianiste et compositeur hongrois Béla Bartók (1881-1945), qui a vécu en Algérie en 1913 pour y étudier les chants chaouis, nourrit le film dédié à une femme libre montée au maquis en 1957 : la chahida (« martyre ») Yamina Oudaï, dite Zoulikha, héroïne oubliée de la révolution algérienne, qui sera en 2002 au cœur d’un puissant roman d’Assia Djebar, La Femme sans sépulture.
À Alger, le film, qui montre des vieilles femmes et des fillettes, dedans, dehors, est accueilli par des cris d’orfraie. Même par des féministes. L’écrivaine et militante féministe Wassyla Tamzali se souvient de ceux qui ont envahi, lors de l’avant-première, la cinémathèque, cet espace mythique au cœur de la capitale algérienne, laboratoire de la culture post-indépendance, où le cinéma du monde entier se pressait.
Elle les a consignés dans son dernier livre consacré au cinéma algérien En attendant Omar Gatlato-Sauvegarde (2023) : « Assia Djebar fut violemment attaquée par des spectatrices, des femmes, des féministes. La pensée unique que nous dénoncions dans nos critiques constructives du pouvoir se déchaîna contre elle : “Vous avez eu la chance de faire le premier film en tant que femme et vous avez fait un film personnel au lieu de parler du contexte politique et social, de la révolution agraire, de la participation des femmes à la guerre.” J’étais tellement sidérée que je suis restée sans voix. Assia, elle, écoutait silencieusement les oukases de la salle. »
La réalisatrice et écrivaine affronte, poings serrés, les invectives, comme aux Journées cinématographiques de Carthage en Tunisie, le plus ancien festival de cinéma d’Afrique et du monde arabe, où son film est programmé en sélection officielle. Les réalisateurs algériens présents menacent de quitter la salle si son film est projeté, exigent son interdiction au prétexte que le projet n’est pas celui d’un professionnel du cinéma et qu’Assia Djebar vient de Paris. Ils obtiennent gain de cause. « L’esprit de clan a fonctionné contre Assia Djebar, alors qu’en temps ordinaire, on ne pouvait pas parler de solidarité entre eux », analyse Wassyla Tamzali.
Pour l’avocate, qui des années plus tard, dans un café de Bastille, à Paris, constatera combien ce « traumatisme » hante son amie qu’elle vouvoie, cette violence contre un film et sa réalisatrice ne traduit pas seulement un conflit de genre : « Elle révèle un mal profond, celui d’un système mis en place depuis l’indépendance qui place les réalisateurs dans une concurrence féroce. »
L’écrivaine algérienne Maïssa Bey a, elle aussi, mesuré le « traumatisme » vécu par cette « artiste dans le sens complet du terme », qu’elle admire depuis l’enfance, lors d’une rencontre à la Maison de la poésie à Paris : « Assia Djebar était encore extrêmement blessée par l’accueil réservé à son film trente ans plus tôt et par le rejet des gens de la profession : on lui a dénié le droit de toucher au cinéma, on l’a renvoyée en littérature. »
En 1979, un an après « le traumatisme » de Carthage, Assia Djebar rafle le prix de la critique internationale en tant que réalisatrice à la Biennale de Venise. « J’avoue que cette distinction, à laquelle je ne m’attendais pas, m’a fait chaud au cœur. Surtout après cette longue année de “contestation” algérienne sur le film. Cela me paraît être une réparation de Carthage. Nous l’avons bien mérité », écrit-elle dans une lettre le 14 septembre 1979 à l’un de ses rares soutiens dans le milieu cinématographique algérien, Ahmed Bedjaoui, animateur du célèbre « Télé-Ciné-Club » de 1969 à 1989, programmateur et responsable des archives à la Cinémathèque algérienne de 1966 à 1971, et un temps directeur du département de production à la RTA (Radiodiffusion-télévision algérienne).
Dans un article publié en 2016 sur la plateforme Cairn, après la mort de la cinéaste, Ahmed Bedjaoui raconte la bronca essuyée après qu’il eut diffusé dans son émission La Nouba des femmes du mont Chenoua.
« Ce soir-là, Assia, terrorisée par les déferlements de haine dont elle se sentait sourdement l’objet, avait préféré s’abstenir. On attendait cinq invités. Tous déclinèrent du haut de leur lâcheté. Un seul d’entre eux viendra, c’était le grand et regretté Abdelhamid Benhadouga [un des plus grands écrivains algériens de langue arabe – ndlr], qui a tenu à manifester son soutien et son admiration à sa consœur, à qui il voulait manifester son respect. Le lendemain, la presse (militante et autoproclamée) et les milieux spécialisés autour de l’entourage de l’Alhambra persiflaient et se moquaient. La cinéaste en fut ulcérée. »
Assia Djebar provoque, dérange, dépasse la hchouma (« la honte » en arabe) en son pays, « l’Algérie tumultueuse et encore déchirée ». Au cinéma comme en littérature, elle met le spectateur, le lecteur en tension, en déroute.
Lorsqu’elle la rencontre pour la première fois en 1974 alors qu’elle se lance dans le tournage de La Nouba des femmes du mont Chenoua, la militante féministe Wassyla Tamzali décrit « un choc heureux » : « Pour la première fois, une jeune femme algérienne tient devant moi un discours de liberté. »
Son film, estime-t-elle, « marque un tournant dans le cinéma algérien et nous bouscule jusque dans nos tabous » : « Le peuple algérien est plongé dans un grand silence vis-à-vis de l’intimité : même entre amis, dans les milieux progressistes, socialistes, révolutionnaires, on ne parle pas en disant “je” d’intimité, de nos amours, de nos corps. On ne parle que de la révolution. Assia vient briser cela. »
Wassyla Tamzali voit dans La Nouba des femmes du mont Chenoua un film sur l’histoire, la mémoire, mais aussi sur la maternité qu’Assia Djebar veut démythifier, sur la sexualité des femmes au travers notamment du personnage central de Lila, qui tourne autour d’un lit vide avec son mari handicapé dans la maison de son enfance.
« Enfin une écriture littéraire mais avec des images de mots étouffés, abonde, enthousiaste, Ahmed Bedjaoui dans son article. Les mâles qui avaient exprimé leur haine contre cette expression libre d’une femme d’esprit, ceux-là allaient en avoir pour leur bave. Le seul homme du film est un impotent cloué sur sa chaise roulante, dans un monde où s’ébattent des fillettes et des femmes mûres, ondulant sur la vague de liberté qui s’achève avant la puberté et recommence après la ménopause : à l’âge où le mâle lâchement se disloque devant l’image vertueuse de sa mère. »
Pour Ahmed Bedjaoui, La Nouba des femmes du mont Chenoua est, avec Nahla de Farouk Beloufa, « le film le plus intelligent et le plus prégnant d’idées cinématographiques que le cinéma algérien ait jamais produit ».
Assia Djebar n’est pas passée de la littérature au cinéma pour y adapter la littérature mais bien pour créer un langage nouveau. « Ses films ne ressemblent en rien à ses livres. C’est du cinéma expérimental, avec une musique omniprésente, personnage à part entière, parfois, un film muet, une succession de tableaux, remarque l’écrivaine franco-algérienne Kaouther Adimi, qui place l’immortelle de l’Académie française dans son panthéon. Elle est l’écrivaine dont je me sens la plus proche. »
La première fois qu’il a vu les films d’Assia Djebar, Sofiane Hadjadj, cofondateur des éditions Barzakh à Alger, avait une vingtaine d’années et n’a pas « tout compris ». « Elle est une cinéaste de la modernité qui s’inscrit dans le cinéma moderne, la nouvelle vague, le cinéma soviétique, tchèque, etc., avec une œuvre météore, charnière et choc concentrée en deux films. On n’est pas face à un cinéma grand public mais proche de l’essai cinématographique, avec une dimension documentaire. La forme de montage heurté, où parfois le son et l’image sont désynchronisés, sert à rendre compte de la violence de l’histoire, de la colonisation. »
« Quand Assia Djebar part en tournage, elle ne prépare aucun plan, aucune prise, écrit dans La Plume francophone le poète et essayiste algérien Ali Chibani. Il n’y a même pas de synopsis. Tout doit émerger de l’instant réel désigné pour être filmé. Parfois, Assia Djebar provoque elle-même cette réalité. Il suffit d’un élément qui lui rappelle son passé pour donner lieu à une séquence. »
Un roman clé s’impose pour comprendre l’essence cinématographique djébarienne : Vaste est la prison, troisième volet du quatuor algérien, avec L’Amour, la fantasia, Ombre sultane et Nulle part dans la maison de mon père, fresque fascinante et complexe d’une vie, sur l’histoire des femmes de son pays et de l’Algérie où se déploient la femme, la mère, l’épouse, l’enfant, l’écrivaine, l’historienne, la réalisatrice…
L’artiste multidisciplinaire y expose notamment dans la troisième partie son expérience de cinéaste. Page 173, elle s’émerveille du « premier plan de [sa] vie » : « Un homme assis sur une chaise de paralytique regarde, arrêté sur le seuil d’une chambre, y dormir sa femme. Il ne peut entrer : deux marches qui surélèvent ce lieu font obstacle à sa chaise d’infirme. »
Elle jouit de son premier « Moteur » : « J’ai dit : “Moteur.” Une émotion m’a saisie. Comme si, avec moi, toutes les femmes de tous les harems avaient chuchoté “Moteur”. Connivence qui me stimule. D’elles seules, dorénavant, le regard m’importe. [...] Ce regard, je le revendique mien. Je le perçois “nôtre”. »
Tourner, pour Assia Djebar, écrit encore Ali Chibani en la citant, c’est « faire une fiction qui n’[est] pas une vraie fiction, qui [est] une reconstitution de ce qui avait travaillé [la] mémoire. C’est un retour à la réalité, mais à la réalité qu’a conservée la mémoire douloureuse des femmes. La caméra participe donc à la quête cathartique de la réalisatrice qui veut donner un corps et une âme à la femme effacée par la domination masculine. [...] La caméra est le lieu où s’effectue l’inversion des rapports homme-femme. La femme, hier interdite de voir et d’être vue, place son œil dans le viseur et observe le monde par “rétroprojection” ».
Dans une passionnante interview reproduite dans l’ouvrage En attendant Omar Gatlato-Sauvegarde, Assia Djebar explique avoir « conscience d’avoir écrit La Nouba en cinéaste », mais « la chair du film, peut-être pas la structure, a été trouvée sur le terrain. En partant des sons des voix des paysannes [qu’elle] a enregistrées. Et puis, ce qui a été important, c’est l’œil et l’espace ».
Dans le même entretien, elle explicite « deux manières de procéder quand vous faites un film ou un livre d’ailleurs ». « Soit vous prenez une situation de fait et vous l’affrontez en la critiquant – par exemple, vous prenez une héroïne étouffée par la société et vous montrez jusqu’à quel point on peut l’étouffer –, soit vous montrez ce qui devrait être. Moi, au lieu de montrer une dizaine de femmes en train de papoter dans leur cuisine, j’ai pris une jeune femme que j’ai libérée dans l’espace, car c’est là le vrai changement, elle est libérée par mon imagination et par mon espoir, car je souhaite que la majorité des femmes algériennes circulent librement et qu’elles soient bien dans leur peau en circulant – c’est le deuxième problème : bien circuler pour voir et entendre, et n’avoir pas à échapper toujours au regard espion de l’autre. Et pendant que ma caméra circule dans l’espace avec mon héroïne, au fur et à mesure le documentaire est là pour montrer ce qui existe, c’est-à-dire des femmes. »
Assia Djebar a souvent parlé de sa caméra comme d’un œil. « Parce qu’elle est enfermée, la femme observe l’espace interne, mais elle ne peut pas regarder l’espace extérieur, ou seulement si elle porte le voile et si elle regarde d’un seul œil. Donc je me suis proposé de faire de ma caméra l’œil de la femme voilée. » Et l’œil de l’histoire de son peuple. Un regard libéré et libérateur.
Le cinéma, ou plutôt « l’image-son » pour reprendre ses termes favoris, est pour Assia Djebar un outil de dénonciation de l’enfermement des femmes, du patriarcat, mais aussi du colonialisme.
Son deuxième film, La Zerda ou les chants de l’oubli, moins médiatisé que le premier, écrit avec la collaboration du poète Malek Alloula (qui était alors son deuxième mari) à partir d’archives coloniales achetées au prix fort par la RTA auprès de Gaumont et Pathé, en est emblématique.
Présenté en 1982 à Alger puis au premier festival du cinéma arabe à Paris en 1983, prix du meilleur film historique au Festival de Berlin la même année, il déconstruit de manière magistrale le regard colonialiste, orientaliste.
Portée par une bande-son extraordinaire qui donne à entendre, en arabe et en français, cris de révolte, chants, poésies, paroles anonymes ou imaginées de Maghrébins ainsi qu’Assia Djebar en voix off, La Zerda ou les chants de l’oubli fait revivre, au travers des images de propagande coloniale française de 1912 à 1942, les zerdas et les fantasias, la violence de la domination des peuples d’Afrique du Nord, l’humiliation et la folklorisation par le colonisateur de leurs cultures.
La parenthèse cinématographique d’Assia Djebar aura duré dix ans. Seulement dix ans durant lesquels la romancière cesse d’écrire, concentrée sur la caméra comme Kateb Yacine avait choisi le théâtre. Une étape fondatrice de son parcours qui laisse un legs immense et influencera son écriture romanesque. Rien que dans le quatuor, les correspondances, prolongements sont multiples, de L’Amour, la fantasia à Vaste est la prison.
« Depuis que j’ai réalisé le film La Nouba, ma manière d’écrire a changé, disait-elle. J’ai alors appris comment écouter les femmes algériennes. »
Plusieurs fois, Assia Djebar a tenté de revenir à la réalisation, présenté des projets de films aux autorités culturelles et politiques algériennes de l’époque : une adaptation du livre de Fatma Ait Mansour Amrouche, une trilogie sur Mohammed Dib, un scénario sur Youssef Seddik... En vain.
En 2003, elle est invitée à participer à « Djazaïr, l’année de l’Algérie en France », événement culturel initié par feu les présidents français Jacques Chirac et algérien Abdelaziz Bouteflika, visant à « renforcer les liens » entre les deux pays.
Elle accepte. L’occasion de renouer avec son pays, elle qui s’est réfugiée dans l’écriture littéraire et l’exil après tant d’entraves. Elle propose de présenter son opéra, Les Filles d’Ismaël. L’affaire est entendue, Assia Djebar se lance dans la préparation. Peine perdue.
« Au moment de la production, on l’informe que son opéra ne peut pas se faire, car on ne peut pas montrer les femmes du Prophète dans une œuvre algérienne », raconte Ahmed Bedjaoui au quotidien algérien El Watan.
De nouveau la brutalité. De nouveau l’incompréhension de voir une immense artiste davantage reconnue et respectée ailleurs que chez les siens. Écrivaine et cinéaste, première autrice du Maghreb à siéger sous la Coupole.
« Dans tout autre pays, l’admission d’un auteur national à l’Académie française aurait entraîné la rediffusion des deux films pour montrer notre fierté de voir une Algérienne consacrée internationalement. Ailleurs oui, mais pas encore chez nous », se désole encore Ahmed Bedjaoui.
Près d’un demi-siècle après La Nouba des femmes du mont Chenoua et huit ans après la disparition d’Assia Djebar, immortelle pionnière, la blessure reste béante et collective.
*
La Nouba des femmes du mont Chenoua, production de la Télévision algérienne, 1978, 1 h 55 min.
La Zerda et les chants de l’oubli, production de la Télévision algérienne, 1982, 59 min.
Rachida El Azzouzi
25 août 2023 à 09h47
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/250823/assia-djebar-une-cineaste-entravee
.
Rédigé le 24/12/2023 à 11:33 dans Assia Djebar | Lien permanent | Commentaires (0)
Commencé dès cette époque, et tandis que d’autres voient le jour, ce roman accompagne Assia Djebar sans qu’elle parvienne à y mettre un point final. L’« ouvrage s’inachève : durant vingt ans ». C’est ce qu’écrit Mireille Calle-Gruber en introduction de ce volume qu’elle dirige avec Anaïs Frantz. Un livre hybride, dès la page de garde : « Assia Djebar », pourtant écrit en grands caractères, n’est pas le nom de l’autrice mais la première partie du titre, la majeure partie de l’ouvrage étant consacrée, non au roman proprement dit, mais à des études et à des documents d’archives qui l’entourent.
Dès 2015, Mireille Calle-Gruber évoquait ce « manuscrit » dans un entretien avec le chercheur Hervé Sanson, spécialiste de littérature maghrébine et de génétique textuelle, et troisième contributeur du présent livre : « À mon avis il vaudrait mieux publier cet écrit comme un travail en cours, un travail génétique, le mettre dans une collection d’archives, et l’entourer de ses notes préparatoires, en faire un dossier. » La chercheuse, amie d’Assia Djebar qui lui avait confié ces feuillets, revient sur ce choix dans l’introduction : pour ce manuscrit inachevé, « la seule réponse éthique et méthodologique, c’était de le donner à lire tel qu’en lui-même : une recherche ». Elle ajoute : « Procéder ainsi, c’est, refusant de publier le manuscrit comme si c’était un roman, ce qu’il n’est pas, faire du manuscrit inachevé une archive ». Davantage qu’un manuscrit « orphelin de son livre », sans transmission ni héritage, l’archive « s’efforce de donner au texte ascendants et descendants ». Mireille Calle-Gruber retrouve ici, au creux des scrupules que dictent l’amitié et la science, l’une des interrogations majeures d’Assia Djebar elle-même, et dans ce texte peut-être en particulier. « Livre du père », comme elle le nommait parfois, il quête l’héritage et son absence, « la blessure de l’origine, où à l’origine pas d’origine ».
L’écrivaine, également universitaire, a confié ce tapuscrit à l’amie universitaire, également écrivaine. Les trois études, de Mireille Calle-Gruber, mais aussi d’Hervé Sanson et d’Anaïs Frantz, reflètent cette main tendue. On y trouve trace du style d’Assia Djebar, fortement imagé, fait de « phrases-arabesques » et de ruptures. Plus qu’à la critique génétique, à laquelle le tapuscrit laisse peu de prise, les auteurs font appel à l’herméneutique, au déchiffrement ; mais aussi à une forme de critique thématique, parcourant l’ensemble de l’œuvre de Djebar, souvent par-delà les trois autres romans du Quatuor, pour y écouter l’écho de ses motifs d’écriture profonds. Une critique en pleine empathie. Mireille Calle-Gruber reprend à Jean-Paul Goux l’image du marcottage en agriculture pour évoquer cette œuvre rhizomique. Les trois études sont comme des marcottes aussi, elles semblent avoir poussé à quelques pas des branches-racines de ce roman inachevé, le donnent à lire et à relire, laissent s’épanouir des questions plutôt qu’elles n’enferment le texte dans des réponses, interprètent cette composition inachevée sur le clavier de la langue (Mireille Calle-Gruber), du père (Hervé Sanson), de l’émancipation (Anaïs Frantz). Livre hybride, roman de quête s’épanouissant dans la recherche.
On rendra compte surtout de l’« Ouverture » (comme toujours chez Djebar, la composition est musicale) et de ses lectures, annonciatrice, sur le plan symbolique, esthétique et éthique, de l’ensemble de ce roman. Il s’agit de la vision d’une « échelle des pères », dont les trois auteurs tentent de « déchiffrer la parabole qui déplore la difficile émancipation des filles sous le joug patriarcal ». Le long de cette échelle que gravit la fillette puis la femme, les figures du père et du grand père, « ombre double » qu’analyse précisément Hervé Sanson, sont duplices, comme le « rempart » qu’ils forment : interdit, enfermement, tout comme aide et protection.
On sait depuis L’amour, la fantasia le rôle émancipateur du père instituteur, qui a mené son premier enfant, une fille, la future Assia, à l’école française : « Si mon père me sentait contre lui […] il ne s’opposerait pas à cette montée filiale, il en gagnerait même une force neuve qui lui procurerait élan ou le stabiliserait ». Si l’ascension héroïque se fait grâce à « l’énergie des (voix) anonymes », subalternes féminines que l’écrivaine tente de faire parler dans toute son œuvre, elle se met aussi au service de ces hommes : le père bien sûr, « disparu il y a peu », mais aussi le grand-père, jusque-là « enveloppé d’un linceul d’oubli, de gel, de silence, peut-être d’amertume ». L’écrivaine se veut nécromancienne devant des « sépulcres béants », ressuscitant Lazare : « ainsi dressée contre la nuque du père, moi, ombre fragile, au besoin engloutie dans le voile blanc ancestral, mais les mains sauves, les mains vives, vers le dehors, tendues et nerveuses au soleil, je redessine, avec scrupule et précision, les pieds et les contours du dos de l’aïeul – grand-père jamais connu, jamais enlacé, je le recrée ainsi sous le ciel ! / (Ainsi, b)aignée dans ce midi de la mémoire, je réchauffe à la fois mon père et son père avec vénération : je ne crains nul éblouissement ! ».
L’ascension se fait anabase, néoplatonicienne et religieuse, échelle de Jacob comme le relève Hervé Sanson. Au dernier échelon apparait alors, au détour de périphrases, la figure de saint Augustin, un des Pères de l’Église certes, mais figure aussi de la culpabilité, de la fragilité, dont les larmes ont accompagné la conversion au christianisme. Les larmes d’Assia, au cœur du roman (mais qu’elle a voulu déplacer à la fin, comme l’analyse Anaïs Frantz), l’amènent également à une forme de révélation, comme une nouvelle vocation littéraire, la recherche d’une écriture qui, comme le rappelle Mireille Calle-Gruber, exprime le sens d’Assia en arabe : écriture de la « réconciliation » avec une mémoire européenne et latine de l’Algérie ; écriture de la « consolation », de l’empathie devant la fragilité humaine et l’« irréversibilité » du Temps.
Anaïs Frantz montre que l’« obscurité, l’obscénité de cette montée », qui consiste à prendre un rôle de fils, tient plus précisément au désir de voir : l’antique cité de Césarée (Cherchell, ville de la famille d’Assia Djebar) se déploie alors. En symétrie parfaite de cette ouverture, les dernières pages du roman (dans sa composition actuelle, qu’Assia Djebar voulait modifier) montrent l’écrivaine cinéaste sur le tournage de son film La nouba des femmes du mont Chenoua dans les années 1970 : aux côtés d’un technicien, mari irascible que la maîtrise de la jeune réalisatrice finit par apaiser, elle y réussit sa « prise de vue » de Césarée, « trôn[ant] » sur la grue qui s’élève, comme en gloire. Comme l’écrit Anaïs Frantz, cette prise de vue n’est pas la conquête virile d’Alger décrite dans L’amour, la fantasia : « L’affrontement a lieu. Il donne lieu à cet accouplement monstrueux qui transgresse tous les tabous et que seul le filtre du rêve rend imaginable : la fillette devenue femme, accroupie accrochée comme à califourchon à la nuque du père, s’empare de son point de vue, cette prérogative masculine entre toutes et, voluptueusement, regarde ». Au risque d’une « duplicité » culpabilisante à l’égard des femmes et de leurs « voix anonymes ».
Désir de voir, et de faire voix, motif central du roman : « Les yeux de la langue » est le titre de la première partie du roman. Assia Djebar y creuse ce que Mireille Calle-Gruber appelle le « bégaiement ontologique du père » : non seulement francisé mais arabisé, il n’avait pas conservé la langue berbère de son propre père, qui avait quitté ses montagnes pour la ville arabe de Cherchell, avant de partir en Indochine. L’ascension de l’échelle des pères se fait remontée dans le temps familial, mais également temps historique de l’Algérie, en quête d’un héritage perdu.
L’héritage paternel est celui d’un déracinement, l’exil d’une première écriture : une culpabilité. Lorsque le père bégayait en arabe, c’était la langue berbère qui le saisissait « comme un remords informel, et cette ombre n’avait jamais dû vraiment le quitter. Elle devait introduire parfois en son verbe, en sa gorge, comme un couteau invisible dont la lame lentement, au creux de son gosier, se serait mise à tourner : souffrance-éclair dont il celait la racine, un mal-être qu’il refusait ». La langue sauvage des « Érinyes », « faces de la mémoire tordue et trahie » des femmes berbères arabisées qui s’adressent à la cinéaste sur le tournage de La nouba : « Trois, quatre vocables qui sortent d’elles, comme elles vomissent soudain, comme si la plaie purulente, bien qu’enfouie si longtemps, dégorge quoi, non pas du vomi, non pas du sang, une pâte visqueuse et nerveuse à la fois, la malaxe informe de leur cœur, de leur bile, de leur semence de femelles stériles à jamais, de leur lait autrefois tourné, de leurs crachats (ceux qu’elles ont dû retenir de lancer autrefois contre tous les mâles autour d’elles, vieillard ou garçonnets), un mélange sonore, oui, une pâte et un liquide purulent à la fois, bref la langue millénaire avec toutes ses échardes comme parure. »
« Retour du refoulé », comme l’écrit Hervé Sanson, que l’écrivaine-cinéaste, comme d’autres femmes de sa génération, parvient à sublimer, dans sa reconquête de l’héritage perdu, par la langue française et le cinéma : « Elles, les nouvelles et les très anciennes ! Enveloppées dans le souvenir vivant de la langue. Un berbère qui frémit, qui se chante. / Les yeux, les yeux de la langue d’en haut fixent la ville. / La ville oublieuse. » Dans ce Livre des pères, où les femmes n’ont pas le beau rôle, Assia Djebar fouaille au plus profond de sa culpabilité d’écrivaine exilée des langues, hésitant jusqu’au dernier moment à conclure son roman dans la douce gloire d’une paix retrouvée. Une « langue pacifiée », celle, latine, des Berbères Juba II et Cléopâtre II, enfants aimants et heureux de héros vaincus ; celle, française, des parents d’Assia se déclarant leur amour au seuil de la mort.
Bonheur des lectures critiques qui déploient ce texte mosaïque d’une « beauté crépusculaire ». Il faudra pourtant que le grand public ait accès à ce roman, qui clôt si parfaitement le cycle ouvert par L’amour, la fantasia. Le temps de la culpabilité, des scrupules de l’amitié et de la science, devra passer pour re-composer le Quatuor et transmettre ces Larmes d’Augustin.
https://www.en-attendant-nadeau.fr/2021/06/09/ombre-peres-djebar/
.
Rédigé le 24/12/2023 à 10:34 dans Assia Djebar | Lien permanent | Commentaires (0)
Les commentaires récents