Pour alléger la pression militaire israélienne sur le mouvement palestinien, Téhéran mise sur une coordination des attaques de ses auxiliaires et alliés sur différents fronts, tout en s’efforçant d’éviter un embrasement régional. Le régime iranien estime qu’Israël a d’ores et déjà été vaincu.
C’est une mission difficile que s’est donnée la République islamique d’Iran : sauver le Hamas en adoptant une stratégie d’attaques graduées contre Israël, mais sans s’engager pour autant dans une guerre directe ni provoquer un embrasement général de la région dans lequel elle aurait beaucoup à perdre.
À ce jour, le régime iranien n’a ainsi procédé à aucun tir de missile balistique ni menacé des navires dans le Golfe persique, une tactique à laquelle il avait auparavant largement recours. À la place, une multiplicité de fronts, ouverts par « l’axe de la résistance », principalement le Hezbollah libanais, les houthis du Yémen, les milices chiites irakiennes et celles engagées sur le plateau du Golan. Soit autant de cartes iraniennes dans le conflit, chaque organisation bénéficiant d’une large autonomie, sous le contrôle d’une « chambre des opérations conjointes » basée à Beyrouth.
Cette mystérieuse « chambre », le régime iranien en a reconnu pour la première fois l’existence le 10 septembre, soit un mois avant l’attaque du Hamas. Le général Abbas Nilforoushan, adjoint au commandant des opérations des Pasdarans (Gardiens de la révolution) avait alors évoqué, sur un site lié au régime, l’existence d’« un commandement intégré et d’un réseau de contrôle au sein du front de la résistance ».
Avant lui, le Guide suprême Ali Khamenei en personne, lors d’une réunion en juin 2023 avec de hauts représentants du Hamas, avait déjà fait savoir qu’une nouvelle stratégie était à l’œuvre. Il avait ainsi appelé à « une plus grande unité et une plus grande coordination entre les groupes de résistance » et souligné la centralité de Gaza dans « l’axe de la résistance ».
Aujourd’hui, la mission essentielle de cette structure est, sinon de défaire Israël, au moins de sauver à tout prix le Hamas, avec lequel l’Iran s’est réconcilié après la brouille historique née de la guerre civile syrienne pendant laquelle le mouvement sunnite palestinien s’était opposé à Bachar al-Assad, soutenu politiquement et militairement par Téhéran.
Si le régime iranien est redevenu pour le Hamas un grand pourvoyeur d’aide militaire et financière – de l’ordre de 100 millions de dollars par an, selon les services de renseignement israéliens –, il ne semble pas avoir été pour autant le donneur d’ordre de l’attaque sanglante du 7 octobre. À ce jour, ni les services de renseignement américains ni le Mossad israélien n’ont pu trouver de preuves significatives incriminant l’Iran. Washington évoque « une large complicité », mais pas d’implication directe.
L’unification des fronts
Dès le 8 octobre, le régime avait démenti toute implication dans l’attaque, Ali Shamkhani, conseiller politique d’Ali Khamenei et ancien secrétaire général du Conseil supérieur de sécurité nationale, décrivant alors la « résistance palestinienne » comme un « mouvement indépendant ».
« Au vu des éléments disponibles, souligne l’historien Jonathan Piron, spécialiste de la région et professeur de relations internationales à l’école HELMo de Liège (Belgique), l’attaque du 7 octobre semble avoir été décidée par certains cadres de l’organisation installés à Gaza, sans que les responsables politiques vivant au Qatar n’aient été informés, et menée sans coordination avec le Hezbollah ou la force Al-Qods [les unités d’élite des Gardiens de la révolution chargées des opérations extérieures – ndlr]. »
« Les dirigeants du Hamas à Gaza peuvent avoir mené cette attaque pour plusieurs raisons, notamment des problèmes internes à Gaza et au sein du Hamas, la volonté d’affaiblir l’Autorité palestinienne en place en Cisjordanie et celle de torpiller les efforts soutenus par les États-Unis pour forger une normalisation entre Israël et l’Arabie saoudite, ajoute le chercheur. Il existe dès lors un sentiment de mécontentement iranien à l’égard des dirigeants militaires du Hamas basés à Gaza, en particulier de Mohammed Deif [commandant suprême des Brigades Ezzedine al-Qassam, branche militaire du Hamas – ndlr], pour avoir engagé une bataille sans coordination préalable. »
Mais quand bien même Téhéran serait mécontent de son allié, tout ce qui affaiblit et déstabilise Israël est une bénédiction pour l’Iran, en particulier la pause dans le rapprochement de l’État hébreu avec divers États du Golfe. D’où l’annonce au lendemain de l’attaque de son soutien total et inconditionnel à l’opération « Déluge d’al-Aqsa » en des termes des plus solennels. « Nous embrassons le front et les bras des audacieux et ingénieux planificateurs et le courage de la jeunesse palestinienne », déclarait ainsi le Guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, le 10 octobre.
« La chambre des opérations conjointes permet à l’Iran de coordonner des actions indépendantes entre ses alliés régionaux contre Israël, poursuit Jonathan Piron. Chacun des acteurs conserve son autonomie tout en agissant en accord avec une autorité centrale. Les risques sont ainsi minimisés et ces groupes peuvent naviguer plus activement et plus efficacement dans le paysage régional. » C’est ce que Téhéran appelle « l’unification des fronts ».
Beyrouth comme principal quartier général
La structure a été créée après l’assassinat du général Qassem Soleimani, chef légendaire de la force Al-Qods, tué par une frappe américaine, le 3 janvier 2020, à Bagdad.
« Quand Soleimani était vivant, il exerçait un contrôle global sur l’axe de la résistance à travers une configuration hiérarchique évidente, explique Hamidreza Azizi, un chercheur iranien associé au German Institute for International and Security Affairs. Sa mort a conduit à une décentralisation au sein de cet axe. Pour assurer la continuation de cette coordination, la force Al-Qods, en collaboration avec le Hezbollah, a alors établi de façon graduelle une chambre des opérations communes. »
« D’autres événements ont mis en lumière le renforcement de la fonction du Hezbollah dans le recrutement, l’entraînement et le commandement des milices chiites pro-iraniennes opérant en Syrie, poursuit ce chercheur. De même que le rôle de premier plan joué par Hassan Nasrallah [secrétaire général du parti de Dieu – ndlr] dans la médiation entre différentes factions chiites en Irak. Son influence pourrait à présent dépasser celle du général Ismaël Qaani, commandant de la force Al-Qods. »
Toujours selon le chercheur, Hassan Nasrallah et Ismaël Qaani codirigent la structure de commandement. « Je pense qu’il n’y a pas d’endroit fixe pour les rencontres, indique Hamidreza Azizi. Cependant, la plupart des réunions ont lieu à Beyrouth, à l’exception de certaines à Damas. On peut donc raisonnablement penser que Beyrouth est le principal quartier général de cet axe. »
Avant même le 7 octobre, la chambre des opérations conjointes avait défini quatre fronts permettant d’encercler Israël : le front de Gaza, celui de Cisjordanie à proximité des villes israéliennes, celui du Sud-Liban, et celui du Golan, tous deux gérés par le Hezbollah. Avec la guerre, s’est rajouté celui, plus inattendu, de la mer Rouge, à l’initiative des houthis.
« La chambre des opérations communes respecte des principes tels que la dissuasion, via des engagements limités, l’ambiguïté dans les représailles, des opérations collectives pendant les périodes critiques et la répartition des tâches en fonction des menaces, explique Hamidreza Azizi. Cette position stratégique permet, potentiellement, d’ouvrir de nouveaux fronts contre Israël, renforçant ainsi la capacité de dissuasion du réseau. »
Les factions palestiniennes, le Hamas et le Jihad islamique, sont évidemment en première ligne. Une faiblesse, cependant, dans la stratégie iranienne : la Cisjordanie occupée, qui fait partie des fronts, mais où Téhéran n’exerce qu’une influence limitée.
« L’Iran aurait tout à perdre d’un conflit généralisé, renchérit Jonathan Piron. Une intervention américaine deviendrait certaine, avec un risque important de frappes sur le sol iranien. Le régime a bien plus intérêt à laisser monter la pression internationale sur Israël et voir les Israéliens s’enliser à Gaza. Un Israël affaibli et ne parvenant pas à prendre le dessus sur le Hamas est un objectif que les Iraniens peuvent considérer comme plus utile qu’un engagement direct, qu’ils savent qu’ils n’ont pas les moyens de tenir. »
D’ores et déjà, les responsables iraniens ne sont pas loin de crier victoire. Sur son compte X, le ministre iranien des affaires étrangères, Hossein Amir Abdollahian, s’est félicité il y a quelques jours de ce qu’Israël, après plus de 70 jours de combat, n’avait atteint aucun de ses objectifs : le Hamas n’est toujours pas défait, l’« axe de la résistance » n’est pas brisé et les otages ne sont pas libérés. Le chef des Pasdarans, le général Hossein Salami, a renchéri en assurant qu’Israël et les États-Unis seraient vaincus. Au-delà de la propagande, on devine que le régime iranien est convaincu d’une victoire possible.
C’est ce que souligne Raz Zimmt, un spécialiste israélien de l’Iran à l’Institute for National Security Studies (INSS) de Tel-Aviv : « Même dans les médias liés aux cercles les plus modérés de la République islamique, il n’y a aucune voix pour demander le réexamen de la politique iranienne, envisager une possible défaite du Hamas ou un changement dans l’équilibre régional du pouvoir. »
Jean-Pierre Perrin
24 décembre 2023 à 15h59
https://www.mediapart.fr/journal/international/241223/la-strategie-de-l-iran-pour-sauver-le-hamas-une-mysterieuse-chambre-des-operations-conjointes
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