Une défaite politique en temps de guerre ne se joue pas seulement sur le terrain militaire. Dans les guerres anticoloniales, la défaite du colonisateur est le produit de plusieurs facteurs. D’abord, son incapacité à vaincre en décimant la totalité des combattants, sa difficulté à supporter des pertes humaines et matérielles qui produisent des effets politiques dans sa propre société, son isolement diplomatique dans le monde. C’est exactement l’expérience de l’Algérie qui a mené la France à négocier avec les «terroristes». Je fais référence à la guerre d’Algérie parce qu’Israël est en train de vivre une expérience coloniale, quand bien même il s’en défend. Je me contenterai d’analyser la défaite qui menace Israël en m’appuyant sur l’histoire même de son armée, sans oublier l’histoire militaire et l’art de la guerre qui donnent de repères pour qualifier une défaite politique.
La configuration territoriale d’Israël, absence de profondeur stratégique doublée d’un encerclement de pays hostiles, est un facteur qui lui a imposé de choisir l’attaque comme stratégie. Encore faut-il avoir les moyens de cette stratégie et disposer du temps nécessaire pour atteindre des objectifs. Si les moyens militaires d’une stratégie d’attaque, en l’occurrence l’aviation et les blindés, étaient et sont à la portée d’Israël, le temps, denrée qui ne s’achète pas dans un supermarché, semble manquer aux généraux de son armée. Car seuls les hommes et femmes peuvent alimenter la durée d’une guerre. Et les hommes et les femmes ne se remplacent pas facilement dans une guerre, aussi bien dans les armées que dans l’économie du pays. Une économie dépend des bras et cerveaux qui la font marcher. Et Israël a mobilisé quelque 360 000 réservistes, en plus de son armée professionnelle composée de 180 000 soldats, autant de main-d’œuvre qui a déserté le marché du travail.
L’utilisation de l’aviation de guerre qui massacre par milliers des civils n’a pas fait avancer les buts de guerre annoncés par Netanyahou, à savoir la liquidation de la résistance et la libération des captifs. Et, quand, le 27 octobre, les troupes ennemies se sont affrontées sur les champs de bataille terrestre, le ton des chefs de l’armée israélienne était moins spartiate et leur rengaine de victoire était entachée d’un manque de crédibilité. Car des champs de bataille parvenaient des chiffres des pertes en homme et en matériels de plus en plus lourdes – nous verrons plus loin comment dans les guerres asymétriques, notamment dans une guerre urbaine, les tactiques de défense favorisent ceux qui connaissent leur territoire.
Outre ces pertes, Israël fait face à d’autres paramètres qui compliquent l’équation de son agression dont la facture politique et militaire va l’inciter à baisser le niveau de ses prétentions militaires et politiques. Il y a les bruits qui s’échappent des bureaux du gouvernement, portant sur les divergences sur la conduite de la guerre. Ces divergences opposent de vieux rivaux, l’ancien ministre de la Défense, Gantz, et Netanyahou. La façade d’unité affichée publiquement ne trompe personne. Elles suscitent plutôt des appels à la démission, notamment de la part de certaines familles des captifs de la résistance. Et l’ami américain n’est pas absent dans ce rejet de Netanyahou et le pousse à changer de gouvernement et renvoyer les ministres d’extrême-droite. Bref, les Américains se permettent tout car Israël leur doit tout, dollars et munitions pour continuer sa guerre. Car Biden se moque royalement du destin de Netanyahou qui est, à ses yeux, une mauvaise carte pour Israël, mais surtout un danger pour sa réélection et les intérêts américains au Moyen-Orient.
Toute cette litanie de contraintes et d’obstacles, pertes militaires, pressions des familles et de l’Oncle Sam, ont d’ores et déjà produit leurs effets. Ainsi, on apprend dans la presse que le Qatar et l’Egypte sont sollicités pour que les négociations sur les captifs reprennent. On a remarqué aussi, et ce n’est pas un hasard, que la réponse de la résistance a été rapide. Il n’y aura pas de libération des captifs sans un cessez-le-feu permanent et la fin du blocus de Gaza. Entre la demande d’Israël de reprise des négociations et le non catégorique de la résistance, on devine que les buts de guerre claironnés jusqu’à saturation dans les canaux de la propagande sont loin de sourire à Netanyahou. Les réalités du terrain, les pressions diplomatiques des Etats (vote de l’ONU), les manifestations dans le monde et surtout l’interdiction par les Américains d’élargir le conflit au Liban, ont réduit la marge de manœuvre et les capacités de réaction d’Israël. On le voit dans la faiblesse de sa riposte contre le Yémen et l’éparpillement de son armée sur trois fronts, Gaza, le reste de la Palestine et le Liban, d’où la prudence d’Israël à l’égard du Hezbollah et ses appels à la France pour faire évacuer la frontière par ledit Hezbollah. On peut toujours rêver, c’est gratuit ! Le «casse-tête» yéménite dans le Golfe, les bombardements des bases américaines en Irak et en Syrie suffisent à la peine des Américains.
L’ampleur de la prodigieuse opération du 7 octobre a tout de suite dépassé les frontières de la Palestine. Le monde entier avait les yeux braqués sur l’Etat d’Israël et cherchait à savoir la nature de sa récréation. Le bilan des pertes civiles et militaires de la seule journée du 7 octobre indiquait à Israël qu’il n’avait pas affaire à des amateurs. Les effets politiques et psychologiques déchirent la société israélienne et sèment l’inquiétude. Quant à l’Occident, atteint de migraine ukrainienne, la guerre menée par Israël fait détourner le regard de «l’exemple et courageux» Ukraine. Cependant, des voix souterraines émergent ici et là, réveillées par le vieux et antique réflexe de préservation des intérêts des Etats. Après deux mois de guerre impitoyable, beaucoup de stratèges, aussi bien étrangers qu’israéliens, doutent d’une victoire d’Israël. Ils analysent simplement ce conflit de nature asymétrique entre la faible Palestine et le puissant Israël. L’histoire et la géopolitique de la région et la présence de grandes puissances dans la région rétablissent quelque peu le rapport du faible au fort qui existe entre un mouvement de libération et une puissance occupante. Le monde entier connaît la résistance d’un peuple qu’on ne peut dorénavant chasser de sa terre. Il y a bien les zombis-colons qui déracinent ses oliviers, mais en vain car les Palestiniens restent accrochés à leur terre.
Les vrais spécialistes de l’histoire et de la géopolitique mettent en perspective l’opération du 7 octobre, en tenant compte des volcans qui se réveillent un peu partout. Et la situation actuelle rappelle celle de la chute, en 1920, de l’empire ottoman au Moyen-Orient, qui ouvrit la porte à un double mouvement : l’entrée de puissances occidentales impérialistes et la naissance de mouvements nationalistes qui mirent fin à une partie des monarchies de la région. Le 7 octobre en Palestine et ses retombées mondiales font ainsi entrer dans le jeu stratégique de la région des acteurs étatiques (Iran, Irak, Syrie) et de résistance (Palestiniens, Libanais, Yéménites). Mais aussi des puissances étrangères qui ont également des intérêts dans «nos» deux mondes parallèles, la fin d’un monde en voie de dédollarisation et un monde multilatéral qui fait entendre sa voix. Dans ce monde qui émerge, la Palestine apporte sa petite pierre avec le 7 octobre, mais aussi avec la stratégie de son combat dont la durée sur le terrain militaire participe à l’échec d’une aventure coloniale moderne. Dans cet Occident qui a des liens avec le colonialisme classique, il a tout intérêt à changer la posture de l’autruche qui met la tête dans le sable et à s’ouvrir aux droits des Palestiniens par des mesures concrètes.
L’art de la guerre appliqué par la résistance
Les Palestiniens ont étudié les forces et les faiblesses de leur ennemi. Sa puissance militaire et ses soutiens politiques, économiques et idéologiques lui permettent d’afficher son arrogance et de faire taire les «récalcitrants». Mais ses atouts ne l’ont pas mis à l’abri des surprises et des ruses de l’histoire. Et l’opposé de ces atouts se nomme peuple palestinien et soutiens des peuples du monde arabe, hostilité des pays voisins, étroitesse de son territoire. Toutes ces données ont poussé Israël à opter pour une stratégie d’attaque et à se doter de deux armes adaptées à cette stratégie : l’aviation et les blindés. Face à cette stratégie de l’ennemi, les Palestiniens ont opté pour d’autres chemins de lutte. Il leur fallait tenir compte de la dispersion géographique de leur peuple, tirer les leçons du combat mené à partir des pays voisins et «frères», s’apercevoir des limites du soutien des Etats arabes empêtrés et dépendants de l’Occident, etc.
Ici, j’ouvre une parenthèse sur l’hypothèse des accords d’Oslo. Ont-ils été signés par l’OLP dirigée par Arafat dans l’unique but de faire entrer une toute petite partie de leur peuple doté d’armes prévues par les accords d’Oslo pour leurs services de sécurité ? En clair, ces accords permettraient de ne plus lutter de l’extérieur mais de l’intérieur, d’où le déclenchement des intifadas. L’histoire et l’avenir nous le diront. Depuis les accords d’Oslo, la résistance, sous toutes ses formes, se déroule principalement en Palestine. A Gaza mais aussi dans des villes en principe gérées par l’autorité palestinienne, de véritables bastions armés s’opposent à l’entrée des troupes israéliennes. Mais c’est à Gaza que la résistance a trouvé les moyens de faire face militairement à l’ennemi pour qu’il ne s’aventure pas dans Gaza quand ça lui chante.
Quelle est l’arme imaginée par la résistance pour calmer les ardeurs de l’ennemi comme le fit le Hezbollah en 2006 ? Puisque Gaza est encerclée par terre et mer, la résistance construit une ville souterraine qui échappe aux satellites de l’ennemi et à ses bombes. Fini donc le confort et la sécurité à partir du ciel pour déloger les Palestiniens de leurs tunnels, Israël doit renouer avec la guerre terrestre en envoyant ses soldats au corps à corps. Et dans cette guerre, même avec les équipements qui protègent et facilitent les conditions du combat, à la fin des fins, ses soldats marchent à pied contre des ennemis qui viennent à leur rencontre. Dans la guerre asymétrique actuelle, le déséquilibre de l’armement des Palestiniens est compensé par un allié précieux : le temps qui taraude l’ennemi qui ne peut mobiliser des bras et des cerveaux sans risquer la paralysie de l’économie – ne pas oublier les contradictions politiques de la société israéliennes citées plus haut.
Ainsi, la ville souterraine de Gaza devient une sorte de profondeur stratégique de la résistance, où les combattants vivent en protégeant leurs structures de combat et de commandement et en sortent pour affronter l’ennemi. Et sur la terre ferme, les adversaires utilisent leurs «secrets» pour se terrasser mutuellement. Sur un champ de bataille en ruine à cause des bombardements, les atouts d’Israël – avions, hélicoptères et drones – ne donnent pas leur pleine potentialité de peur de toucher ses propres troupes. En revanche, les Palestiniens connaissent le terrain, ont fait des ruines leur zone de protection d’où ils tirent sur l’ennemi et ses blindés. Dans ces zones de désolation et de ruine, l’ennemi ne peut construire de solides campements où se regroupent ses soldats qui deviennent des cibles faciles.
«Un général doit mettre son attention à procurer à ses troupes des campements avantageux car c’est de là principalement que dépend la réussite de ses projets et de toutes ses entreprises.» (L’art de la guerre de Sun Tzu) (1). Dans cette guerre asymétrique, «un ennemi surpris est à demi vaincu ; il n’en est pas de même s’il a le temps de se reconnaître.» (Idem). Ainsi, les Palestiniens appliquent la tactique «surprendre l’ennemi, le frapper et disparaître». Disparaître sous terre et donc être invisible à l’ennemi, lequel avance à découvert au milieu de ruines minées. Voilà pourquoi la presse israélienne, en diffusant les pertes officielles, les accompagnent de phrases ainsi libellées : «Les batailles féroces dans le nord de Gaza entraînent des pertes cruelles.» «Féroces» et «cruelles», deux mots qui signifient que l’aventure en terre gazaouie n’est pas un chemin parsemé de fleurs.
En guise de conclusion, si les pertes continuent d’augmenter, les tirs amis et autres bavures prévues par a recommandation dite Hannibal (sacrifier le soldat et ne pas le laisser se faire prisonnier) se multiplient, engendrant la colère des familles des prisonniers. Si les Américains font appliquer leur désir d’arrêter la guerre début 2024, Netanyahou aura ses «otages» libérés. Mais la nouvelle phase politique, qui s’ouvrira notamment avec «l’avenir de Gaza» cher aux Américains se fera sans Netanyahou, mais certainement pas sans les véritables représentants de la Palestine. Sans être devin, la résistance sera toujours là car les Palestiniens, depuis 1948, ne veulent plus transporter de clé dans leurs poches (2). Le 7 octobre a ébranlé l’édifice de la colonisation et la Palestine ne sera plus ensevelie par les petites lâchetés d’un monde qui assure sa tranquillité sur le dos des sacrifices des peuples et l’exploitation de leurs richesses.
A. A.
1) Des reportages télé ont montré des troupes israéliennes faisant quelques kilomètres pour aller se reposer en Israël. Faire des campements dans un territoire ennemi si petit au milieu de ruines est risqué. Les vidéos de la résistance montrent des combattants sortant des tunnels ou bien embusqués dans des ruines, visant des chars ou attaquant des tentes de soldats israéliens.
2) Les Palestiniens chassés de leurs maisons en 1948 avaient emporté avec eux la clé de leur maison dans l’espoir de les retrouver de retour de leur exil forcé. Tout un symbole.
Une contribution d’Ali Akika
décembre 18, 2023 - 2:50
https://www.algeriepatriotique.com/2023/12/18/la-guerre-dure-a-gaza-le-debut-dune-defaite-politique-disrael/
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