Portrait de Kateb Yacine par Mustapha Boutadjine
« J’ai connu Yacine il y a plus de cinquante ans, en 48 ou 49. A l’époque, j’étais journaliste à « Alger Républicain ». Un jour, mandé par le directeur, je me suis entendu dire : « Nous recevons un candidat journaliste, si tu peux t’occuper de lui ».
C’était un jeune homme un peu gauche, un peu timide, un peu maladroit, très blanc de peau, il semblait fragile ; mais j’allais apprendre très vite que cette fragilité n’était qu’une apparence. Au fond, il couvait une force intérieure extraordinaire. J’étais son aîné de deux ou trois ans et nous allions très vite devenir de grands amis, une amitié qui allait durer plus de quarante ans, entrecoupée, bien sûr, de périodes de séparation, mais à la suite desquelles nos itinéraires se rejoignaient toujours, jusqu’au jour où je l’ai accompagné, avec d’autres amis et d’autres camarades, à sa dernière demeure, au cimetière d’El Alia.
La période 1948-1949 milieu du siècle, était une période de bouillonnement extraordinaire et Kateb s’est retrouvé là, au confluent de deux grands évènements qui l’ont profondément marqué : les massacres du 8 mai 1945 et la fin de la seconde guerre mondiale ; une guerre terrible contre le fascisme qui avait duré de longues années, à l’issue de laquelle les alliés européens et américains ont fait aux peuples coloniaux des promesses solennelles de libération, de respect des droits de l’homme et de progrès social.
Et Yacine comme beaucoup de jeunes algériens, avait cru en ces promesses. La désillusion devait être grande. Le colonialisme français tenait bon. Nous cherchions alors de nouveaux repères dans les luttes politiques et syndicales. C’était l’époque de l’essor des mouvements de libération nationale, de progrès du socialisme « le temps des grandes espérances ». Quand nous étions à « Alger Républicain », nous travaillions la nuit, car le journal devait être tiré très tôt le matin. Quand nous terminions notre travail à l’aube, il me demandait de l’accompagner au port.
« Nous somme fatigués, nous avons besoin de dormir, que veux-tu faire au port ? ».
Il disait qu’il allait voir les dockers, s’enquérir de leurs conditions de travail, faire la chaîne avec eux pour obtenir le jeton nécessaire, pour pouvoir travailler. En fait, il voulait faire lui-même l’expérience du travail au port.
Là parmi les dockers, il était heureux ! Il se trouvait dans son élément. Il aimait discuter avec les ouvriers, des hommes de grande valeur, qui peinent et se sacrifient pour leurs enfants, pour leur pays, des gens dignes et fiers dont les paroles étaient souvent pleines de sagesse et de vérité.
Là, il commandait des bols de loubia, et après il me demandait de passer voir les travailleurs de la manufacture de tabac « Bastos » à Bab-el-oued.
-« Mais pour y faire quoi ? Allons dormir, il est passé six heures du matin ! ». Il faisait ça souvent, pas rien qu’une fois ou deux ! ».
A la rédaction, il était connu pour ses sorties très particulières. Par exemple, quand il a été désigné pour ce qu’on appelait « Les chiens écrasés », c'est-à-dire aller ramasser des petites nouvelles de la villes, des faits divers, il allait au commissariat, au tribunal pour recueillir des informations, mais quand il les exploitait dans ses articles, il allait au fond des problèmes, il parlait de la personne incriminée, cherchait à la comprendre.
Pourquoi et comment a-t-elle commis tel délit ? Il exprimait tout ça dans des papiers très poétiques, jusqu’à ce que le rédacteur en chef lui rappelle qu’on lui demandait de traiter des faits divers et non de faire de la poésie. Pour parfaire son apprentissage, il est passé par toutes les rubriques du journal, la rubrique nationale, puis la rubrique internationale, etc. Jusqu’à ce qu’il devienne polyvalent !
Enfin, il est devenu reporter, et là c’était vraiment son affaire.
Un jour, le journal l’a envoyé en mission en URSS ; il y est allé et il est revenu, après des semaines, avec un tas de reportages qui étaient très beaux mais aussi très politiques.
Ensuite, il a été à la Mecque, pas en pèlerinage, mais en reportage. Il a embarqué clandestinement, il a été arrêté puis relâché; des mésaventures terribles qu’il a racontées après, dans des articles et des reportages du journal.
Son apprentissage, il le faisait aussi dans les cafés, auprès des gens pauvres, auprès des travailleurs, du petit peuple. Tous les personnages qu’il a créés après, « nuage de fumée », « pas de chance », étaient des personnages réels, qui ont existé. « Pas de chance » par exemple, était un relégué, un repris de justice qui a été arrêté, emprisonné puis libéré plusieurs fois, un relégué de Cayenne, quelqu’un qui n’a jamais eu de chance, ce qui lui a valu son surnom.
Yacine l’a bien connu, il passait des soirées avec lui, à se faire raconter sa vie, parce qu’il aimait bien tout ce qui est la vie, tout ce qui est l’homme, tout ce qui est les sentiments de l’homme…
Un jour, en 1950 je crois, je fus délégué avec mon ami Bachir Hadj-Ali à un congrès d’intellectuels à Paris. Nous emportâmes avec nous quelques-uns des manuscrits de Yacine. Ayant rencontré au congrès le grand écrivain français Louis Aragon, nous lui avons remis, sans trop y croire le petit recueil de Yacine, en le priant de nous dire si c’était publiable.
Le lendemain matin, quelle surprise extraordinaire ! Aragon vient nous voir, les bras levés : « Mes chers camarades, c’est un génie que vous avez-là, un futur grand écrivain dont le monde parlera ».
Voyant notre scepticisme, Aragon reprit : « Je vous assure que les poèmes de ce jeune homme dénotent un très grand talent. La preuve d’ailleurs, cette semaine je vais consacrer un numéro spécial de mon journal aux textes que vous m’avez donnés ».
Cette fois nous étions convaincus. « Les lettres françaises », le plus grand journal littéraire de France qui fait un numéro spécial sur Kateb Yacine ! Quelle magnifique nouvelle !
C’est aussi au cours de l’année 1950 ou 1951 que nous nous sommes un peu séparés. Yacine s’est rendu en France, moi de mon côté, j’ai été désigné à la direction d’un autre journal « Liberté ». En partant, j’avais pris avec moi des poèmes de Yacine. Il commençait déjà à être connu, à produire des textes parfois très émouvants, le plus souvent liés aux massacres du 8 mai 45, mais débordant déjà sur les luttes ouvrières et les combats politiques contre le colonialisme.
Le premier poème que j’ai reproduit dans « Liberté », se trouve dans « L’œuvre en fragments » de Jacqueline Arnaud :
« Jeunes filles de ma tribu, votre silence me poursuit, et le deuil ajoute au silence …Solitaires jeunes filles de ma tribu décimées ».
C’est dans ce poème qu’il évoquait « les brûlés vifs de Millesimo », petit village où Houari Boumédiene, qui est devenu plus tard président de la république algérienne, est né. C’est dans les environs de ce petit village, que les colonialistes français jetaient des Algériens vivants dans les fours à chaux.
Le génie de Kateb s’est nourri des souffrances de son peuple. Son attachement viscéral à l’Algérie, sa révolte permanente contre l’injustice, son affection pour les humbles, les gens simples, ceux qui vivent de leur sueur, quelle que soient leur race ou leur religion, l’ont amené de façon naturelle au parti communiste algérien. Mais son adhésion n’avait rien de dogmatique. Je ne me rappelle pas l’avoir vu plus de deux ou trois fois à une réunion de cellule.
Il n’aimait pas les appareils bureaucratiques, la langue de bois. Par contre, il participait souvent aux meetings et aux manifestations populaires.
Un jour, revenant d’un déplacement à Constantine, nous sommes passés par les gorges de Kherrata, devant les falaises d’où les soldats de la légion étrangère jetaient dans l’abîme des algériens encore vivants. Nous nous sommes arrêtés pour nous recueillir devant le ravin où les militants ont gravé sur le roc le signe de leur passage.
Yacine était bouleversée. Je ne l’avais jamais vu ainsi livide, figé, les yeux grands ouverts, fixant le gouffre béant comme s’il revivait non seulement les massacres du 8-mai 1945, mais le douloureux martyre de son peuple, à travers la lente sédimentation des siècles.
Bien des années plus tard, en lisant « Nedjma », j’ai éprouvé à nouveau le frisson vertigineux des émotions ressenties ce jour là. Illuminé d’un chant profond, comme surgi des entrailles de la terre, Yacine était devenu Kateb. »
Le massacre parisien, où des centaines d'alériens furent jetés à la Seine, du 17 octobre 1961, commis par les forces de police française ne cessera de le hanter :
Benamar Mediene dans son livre intitulé “Kateb Yacine, le coeur entre les dents” (Robert Laffont en 2006) rappelle que seule la nageuse Yvette Turlet se jeta à l’eau pour sauver deux Algériens, faisant dire à Yacine qu’« une seule Parisienne peut sauver l’honneur de Paris et des Parisiens. Yvette Turlet est certainement une descendante de Louise Michel ! »
https://poesiedanger.blogspot.com/2020/07/kateb-yacine-lalgerien-1.html
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