Le terrible conflit israélo-palestinien, qui s’est de nouveau embrasé cet automne, s’enracine très profondément dans une histoire violente, complexe et fascinante de près de trois mille ans. Du roi David aux accords d’Abraham et des croisades à la création de l’Etat d’Israël, la voici racontée en 33 dates clés, à retrouver à la une de « l’Obs » ce jeudi et jusqu’à la fin de l’année sur notre site.
On me pardonnera une remarque qui paraîtra décalée par rapport à la gravité des événements. Quand a été connu l’atroce massacre de masse commis le 7 octobre par le Hamas, une de mes premières pensées a été la suivante : « Heureusement que Jean Daniel n’a pas vu ça… » Nos plus anciens lecteurs connaissent l’importance de la question israélo-palestinienne dans notre magazine. Personne n’a oublié l’énergie que son fondateur mettait à faire advenir une paix juste et respectueuse de chacun. Il l’a raconté souvent, il en portait l’espoir dans sa chair même.
Fils de l’Algérie, homme de gauche, anticolonialiste passionné, il savait aussi que rien ne serait possible sans faire une place au peuple arabe. Les plus anciens de la rédaction – dont je suis – se souviennent de son émotion lors des accords d’Oslo en 1993, et de la célèbre poignée de main entre le Premier ministre israélien Yitzhak Rabin et son vieil ennemi palestinien Yasser Arafat. Le rêve d’une vie était réalisé !
Un demi-siècle d’éclats de lumière et de longs tunnels de désespoir
Dans quel abîme de désespoir l’aurait plongé, trente ans plus tard, l’explosion de ce rêve dans un nouveau bain de sang et de haine ? Nous venons de feuilleter les innombrables couvertures que notre journal, depuis sa création en 1964, a consacrées au Proche-Orient. 1965 : « Quelle solution pour Israël ? » 1967 : « La guerre ! » Un an plus tard, l’espoir déjà : « Juifs et Arabes, vers la paix ? » Et ainsi de suite, jusqu’à nos jours. La guerre, la paix, la paix, la guerre.
Plus d’un demi-siècle d’éclats de lumière suivis de longs tunnels de désespoir. Chaque fois, une même ligne : rejet absolu des extrémistes racistes et meurtriers, d’où qu’ils viennent ; appui à ceux qui cherchent à concilier deux légitimités et à apaiser deux souffrances. Jean Daniel est mort en 2020. Son cap est toujours le nôtre. « L’Obs » n’a aucune complaisance envers les atrocités commises par le Hamas sur des civils innocents. Il sait aussi que le cycle infernal de violences que cette action a relancé – les bombardements sans discrimination tuant d’autres innocents – ne sera clos que lorsqu’on aura permis à deux peuples de coexister dans la sécurité et la dignité.
Pour le redire ici, il faut une fois encore en passer par l’histoire. Elle seule peut permettre de démêler l’écheveau complexe où nous sommes aujourd’hui. Elle ressemble, comme si souvent, à un interminable champ de bataille, mais a l’avantage de rappeler des faits et aide à nous extraire des messianismes exaltés qui, de part et d’autre, brouillent le jugement. La grande règle est d’accepter de lire l’histoire sans bandeau sur un œil, et de saisir qu’elle est d’autant plus riche et passionnante qu’elle est double.
Songez aux premières analogies venues du côté israélien pour décrire l’horreur du 7 octobre : un « pogrom », une barbarie « nazie ». D’éminents spécialistes de ces périodes ont depuis mis en garde contre des équivalences forcément trompeuses : les actes du Hamas relèvent du crime de masse, mais on ne peut les comparer avec d’autres abominations relevant d’un contexte différent. Quelle importance ?
Palestine : ces terres ont-elles été accaparées ?
L’imaginaire évoqué est présent dans les têtes des défenseurs d’Israël depuis sa naissance même. Le but de l’Etat rêvé par les pères du sionisme n’était-il pas de mettre fin à des siècles de persécutions, qui ont commencé avec l’antijudaïsme médiéval, redoublé à la fin du XIXᵉ siècle dans l’Empire tsariste, et culminé avec la machine de mort nazie ?
La découverte d’Auschwitz a été un choc et le motif principal qui a poussé l’Organisation des Nations unies, en 1947, à accorder aux juifs le droit de constituer un Etat. Israël devait être à jamais le havre où ils seraient à l’abri du retour de l’horreur. C’est l’argument de l’« Etat refuge ». Il est juste et reste, à raison, porté par la communauté internationale.
Chacun doit aussi avoir à l’esprit que les Arabes ont perçu ce même argument comme une injustice. En quoi était-ce à eux de payer les conséquences d’un crime commis en Europe dont ils n’ont été en rien responsables ?
De ce côté de la Méditerranée, la création d’Israël appartenait à une autre histoire : elle semblait l’ultime épisode d’un autre traumatisme, dont eux-mêmes ont souffert et commençaient alors à sortir, celui de la colonisation. Un Occidental voit les premiers sionistes débarquant en Palestine comme des victimes de l’antisémitisme à qui il faut donner un foyer. Un Arabe, comme les cousins des Européens d’Algérie venus les déposséder de leurs terres.
Ces terres ont-elles été accaparées ? Autre vaste question. Dès sa conception, le nom même de « sionisme » porte l’idée non pas d’« installation » à Sion – c’est-à-dire Jérusalem – mais de « retour ». C’est essentiel. Les juifs ne peuvent considérer comme une colonisation leur arrivée en Palestine, puisqu’ils la pensent comme le retour à la patrie lointaine dont ils ont été chassés, après une ultime révolte perdue contre les occupants romains, autour du Iᵉʳ siècle de notre ère.
Accords d’Oslo : chacune des deux parties reconnaît enfin le droit de l’autre à exister
Mais comment oublier que d’autres populations ont vécu aussi sur cette terre, avant ou à l’époque de la Judée – dont les Philistins, d’où vient le nom de Palestiniens, sont les plus connus –, et d’autres encore pendant des siècles après ? Faut-il les rayer de la carte ? Ce serait d’autant plus immoral et fou que la plupart de ces populations, devenues au cours des siècles chrétiennes et musulmanes, appartiennent à des religions issues spirituellement du judaïsme, qui s’enracinent dans la même histoire et placent au centre de leur vénération cette même Jérusalem qui n’appartient pas à une religion, mais à trois
On voit beaucoup, depuis le 7 octobre, refleurir sur les réseaux sociaux un argument qui se veut sans appel : alors que les Juifs de l’Antiquité possédaient un Etat, la Palestine, après la destruction de celui-ci, n’en a jamais été un. C’est factuellement exact.
En dix-huit siècles, la région est restée une province régentée par des empires successifs (romain, byzantin, arabe, ottoman, puis britannique). Et alors ? En quoi n’avoir pas eu d’Etat annulerait-il le droit pour un peuple d’en former un ? Ceux qui professent une telle ineptie ont-ils ouvert un livre d’histoire ? Ni l’Italie ni l’Allemagne n’ont jamais été des Etats avant que leurs populations, au XIXᵉ siècle, se forment une conscience nationale qui a abouti, après des décennies de combat, à la formation des deux pays que nous connaissons. La conscience nationale palestinienne existe. Elle trouvera tôt ou tard son expression politique.
Après des décennies de déni réciproque, on a cru, avec les accords d’Oslo, cette lancinante question enfin réglée. Chacune des deux parties reconnaît enfin le droit de l’autre à exister.
Qui sera capable de relancer la machine d’espoir ?
Cette mécanique s’est vite brisée. Les responsables du désastre sont connus. Les fous de Dieu du Hamas, qui n’ont jamais cessé leurs actions violentes, en portent une part énorme. Doivent-ils nous faire oublier d’autres fous de Dieu, dont certains sont ministres du gouvernement israélien, qui, en poussant à la colonisation en Cisjordanie et à Jérusalem au nom d’un messianisme délirant, ont réussi à tuer dans l’œuf toute possibilité de créer un Etat palestinien véritable ? Qui sera capable de relancer la machine d’espoir ? Le panorama n’incite pas à l’optimisme.
Après le cauchemar du 7 octobre, suivi des bombardements sur Gaza, trop de souffrance, trop de haine se sont accumulées ici et là pour espérer que de nouveaux Rabin et Arafat, si tant est qu’il en existe encore, réussissent à se faire entendre de populations traumatisées. Dès lors, il faut espérer qu’une pression extérieure brise cette spirale du pire. D’où peut-elle venir ? On pense aux Etats-Unis, éternel gendarme de la région. Certes, la première puissance mondiale, soutien trop inconditionnel de l’Etat hébreu, est souvent apparue comme partiale. On ne peut oublier qu’elle fut aussi faiseuse de paix, en parrainant celle avec l’Egypte (1979), puis avec la Jordanie (1994) comme avec les Palestiniens lors des fameux accords d’Oslo.
Cet article fait partie d’un dossier sur l’histoire d’Israël et de la Palestine en 32 dates, depuis -1000 et le réel ou mystique royaume de David et Salomon jusqu’aux 7 octobre 2023 et les attaques terroristes du Hamas, en passant par la révolte des Juifs contre les Romains en 70, la prise de Jérusalem par les Anglais en 1917, l’intifada de 1936, la création de l’Etat d’Israël en 1948 suivie de l’exil de 700 000 Palestiniens, l’assassinat d’Abdallah Ier de Jordanie en 1951 et celui d’Yitzak Rabin en 1995…
Les mêmes ont hélas été incapables de les rendre viables. Obama a tenu en 2009, au Caire, un discours qui a suscité d’immenses espoirs. Il n’a été suivi d’aucun effet. Ensuite est venu Trump, affligeant d’inculture historique, et entraîné par une force redoutable : les Eglises évangéliques, d’autres fous de Dieu poussant à un soutien fanatique d’Israël au nom d’un messianisme dont on découvrira plus loin les détails effrayants.
Parallèlement, le même Trump a tenté une politique de deal, de normalisations bilatérales entre Tel-Aviv et divers Etats arabes qui eurent bien soin de mettre sous le tapis la « question palestinienne ». Celle-ci vient de se rappeler au monde de la façon la plus épouvantable. En lançant enfin quelques vagues condamnations à l’encontre de « colons extrémistes », Joe Biden semble se souvenir que les Palestiniens existent. Comment leur donnera-t-il une occasion d’espérer ? Pour l’instant, on l’ignore.
Faut-il donc compter sur l’Europe, et particulièrement sur la France ? Notre pays aussi semble terriblement fracturé. On a beaucoup critiqué la dérive sectaire de Jean-Luc Mélenchon et d’une partie de l’extrême gauche, empêtrés dans des considérations sémantiques pour refuser de qualifier de terroristes des actes de terreur. On a eu raison
On s’étonne qu’il n’y ait pas eu autant de critiques pour dénoncer la dérive d’une partie de la droite – la majorité des Républicains – et de l’extrême droite, qui s’est engouffrée tête baissée dans un soutien à la droite nationaliste israélienne et essaie d’importer le récit qu’elle met en place : il ne s’agit plus de défendre le droit de deux peuples à vivre côte à côte, mais de tout miser sur un seul, Israël, désormais présenté comme un avant-poste de la civilisation occidentale, luttant contre des barbares assimilés aux islamistes de Daech.
Ce raisonnement est inacceptable moralement. Que le Hamas ait une parenté idéologique avec les fanatiques de l’ex-prétendu « califat » est clair. Oser instrumentaliser ce fait pour dénier à tous les Palestiniens le droit à vivre en paix sur leur terre est honteux.
Par ailleurs, l’idée même de faire de l’Etat hébreu une sorte de citadelle occidentale hors d’Occident est une folie qui finira par une tragédie. Faut-il rappeler les cas historiques auxquels elle renvoie ? L’Afrique du Sud de l’apartheid, la Rhodésie, les Etats francs des croisades. Tous ont été balayés par l’histoire.
On le répète. Tous ces extrémistes, qu’ils soient d’extrême gauche ou de la droite dérivant vers l’extrême droite, sont des incendiaires qui conduisent au pire et affaiblissent la seule solution raisonnable, celle qu’implique la longue histoire que nous vous racontons ici, celle qui, à ce jour, reste portée par la France : deux peuples, une terre, et le droit pour chacun d’y vivre en sécurité et en paix.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/histoire/20231220.OBS82355/israel-palestine-la-tragique-histoire-d-une-terre-promise.html
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