En Cisjordanie occupée, les attaques de colons contre des Palestiniens se multiplient ainsi que les raids israéliens contre des localités arabes. Selon une récente enquête, le soutien au mouvement islamiste a considérablement augmenté.
Jénine (Cisjordanie occupée).– De la boue, des morceaux de bitume arrachés, des fils électriques qui pendent… Dans le nord de la Cisjordanie occupée, les abords du camp de Jénine ressemblent à un champ de bataille.
Partout, des impacts de balles. Impossible de savoir de quand ils datent. Cela fait plus de vingt ans que les murs sont les témoins de violents combats. Depuis l’attaque du Hamas du 7 octobre, les raids israéliens meurtriers se multiplient dans ce camp de réfugiés où s’entassent 18 000 personnes.
Le dernier, mi-décembre, a duré trois jours. Douze Palestiniens ont été tués et plusieurs dizaines d’autres arrêtés. Dans un communiqué, l’armée israélienne assure que cette incursion a permis la saisie d’armes et d’explosifs. Cette fois encore, les bulldozers israéliens ont détruit plusieurs rues. À chaque incursion, ces engins gigantesques écrasent les voitures sur leur passage et détruisent également les tuyaux de distribution d’eau et le système d’évacuation des eaux usées. « À croire qu’ils font également la guerre aux égouts ! », ironise un habitant.
Dans ce dédale de ruelles, un jeune combattant hâte le pas. Casquette noire vissée sur la tête, il parle peu. « Falloujah », c’est le surnom donné par les habitants à ce quartier, fief des groupes armés, en référence à la ville irakienne, théâtre d’affrontements particulièrement violents ces dernières années.
Les combattants du Hamas, du Djihad islamique palestinien et d’autres brigades locales vivent ici. Pour y pénétrer, il faut impérativement être accompagné. Plus que jamais, l’étranger est vu comme une potentielle menace. L’armée israélienne mène des raids meurtriers presque tous les jours dans ce labyrinthe.
Au fur et à mesure des années et des guerres, il est devenu le symbole de la lutte contre l’occupation. Dans certaines ruelles, de gigantesques bâches ont été tendues entre les maisons. Un ciel de toile noire qui permet aux groupes armés de se déplacer en échappant à la surveillance des drones israéliens.
« Il ne faut pas rester là, l’un des nôtres se cache ici », ordonne le combattant qui nous sert de guide. En quelques secondes, tout le monde remonte dans la voiture. Assis à l’arrière, le jeune Palestinien finit par lâcher quelques phrases. Arrêté par l’armée israélienne à 17 ans, il a été libéré l’été dernier après deux années en prison.
Sans emploi, privé d’éducation, il erre dans ce camp insalubre dont il n’a pas le droit de sortir. Jénine est devenu sa nouvelle cellule. Il a choisi de prendre les armes.
Sur son portable, il nous montre des images de lui tirant en l’air avec un fusil M4. Sur son écran cassé, les vidéos de propagande des groupes armés palestiniens défilent. « Tout le monde les regarde, ici », se réjouit le combattant. Sur les murs de « Falloujah », les portraits des « martyrs » sont partout. Tous sont morts lors d’affrontements avec des soldats israéliens. Tous sont jeunes, très jeunes parfois. Tous sont devenus des héros pour le quartier.
Au détour d’une rue apparaissent les décombres de plusieurs maisons. Fin novembre, elles ont été en partie détruites au cours d’un raid israélien qui a duré plus de seize heures. Aujourd’hui, il ne reste quasiment plus rien. Seulement deux canapés, recouvert de poussière, dont on devine encore leurs couleurs. Vert pour l’un, marron pour l’autre.
« C’est là que Mohamed Zubeidi a été tué », lâche notre jeune guide. Sur un mur qui tient à peine debout, une grande photo de celui qui est désormais « martyr » a été accrochée. À ses côtés, Hussam Hanoun, un membre du Hamas, lui aussi tué ce jour-là. Mohamed Zubeidi avait 27 ans, il était combattant pour le Djihad islamique palestinien.
Dans la maison familiale des Zubeidi défilent chaque jour des proches, des voisins venus présenter leurs condoléances. Un portrait du défunt est posé sur une table.
« Voilà Mohamed. Il a été tué le 29 novembre. Ce logo sur le côté, c’est celui de la compagnie d’électricité pour laquelle il travaillait », explique fièrement Jamal, le père. Assis sur un tabouret en plastique, le vieil homme enchaîne les cigarettes et les cafés.
Dans la pièce où il reçoit ont été accrochés une dizaine d’autres portraits d’hommes de la famille tués par l’armée israélienne. Une seule femme. « Elle a été abattue alors qu’elle traversait un checkpoint, lors de la première Intifada », raconte-t-il.
Neuf « martyrs » d’une même famille en trois décennies. « Pour la Palestine, rien n’est jamais trop, répète Jamal. C’est pour notre liberté. On fera tout pour arriver à libérer notre terre. Nous, on voudrait vivre comme tous les peuples du monde. Mais nous sommes obligés de prendre les armes. On ne nous a pas laissé le choix. » Plus de deux semaines après la mort de Mohamed, l’armée israélienne n’a toujours pas rendu le corps à son père, Jamal.
Un jeune garçon entre dans la pièce. Sur un téléphone, il joue à un jeu de course de voiture. Il a 12 ans. « Lui aussi il va devenir combattant et mourir en martyr, affirme son grand-père, Jamal. Nous lui avons donné le prénom de l’un de ses oncles, tué au combat. » Un autre enfant de 5 ans s’approche. Il porte un survêtement Nike bleu et pour lui aussi son aïeul promet un avenir fait de violences et d’armes.
Scène de liesse
Fin novembre, en Cisjordanie occupée, dans le cadre de l’accord conclu entre Israël et le Hamas, 240 détenus palestiniens ont pu sortir de prison, en majorité des femmes et des hommes âgés de moins de 19 ans, en échange d’otages kidnappés le 7 octobre. Des libérations accompagnées d’immenses scènes de liesse à Ramallah, Naplouse, Beitunia …
Dans la foule, des cris, des pleurs et partout des drapeaux des mouvements palestiniens. Verts pour le Hamas, noirs pour le Djihad islamique. Le 25 novembre 2023, sur les épaules d’un ami, Wael Bilal Mashy agite la bannière du Hamas. Ce jour-là, à Al-Bireh, près de Ramallah, des centaines de personnes sont venues pour acclamer cet ancien détenu, devenu lui aussi un héros. Le jeune homme crie « On dit oui à la résistance : que Dieu la protège ! C’est ainsi que nous voulons que les hommes soient ! Longue vie à la résistance, longue vie à ceux qui l’ont soutenue ! Longue vie aux brigades Ezzedine Al-Qassam. » Ce sont ces brigades, aile militaire du Hamas, qui étaient à la tête de l’attaque du 7 octobre sur Israël.
Selon une enquête d’opinion publiée le 13 décembre, le soutien au Hamas en Cisjordanie occupée a considérablement augmenté. 72 % des Palestiniens interrogés par le Palestinian Center for Policy and Survey Research, principal institut de sondage palestinien, estiment que la décision du mouvement islamiste de lancer une attaque terrestre sur le sud d’Israël était appropriée.
85 % des personnes interrogées soutiennent l’action du Hamas depuis le début de la guerre contre Israël. Elles sont 10 % seulement à apporter le même soutien à l’Autorité palestinienne, et seulement 7 % à être encore derrière Mahmoud Abbas, au pouvoir depuis dix-huit ans.
Agé de 87 ans, l’actuel président de la Cisjordanie occupée semble donc avoir perdu le peu de légitimité qu’il lui restait. Le 19 octobre dernier, des centaines de Palestiniens sont descendus dans les rues de Ramallah en soutien à la bande de Gaza, mais aussi pour réclamer son départ.
Ce jour-là, quelques jeunes arborent déjà des bandeaux aux couleurs du Hamas. Parmi eux, Yazan, 19 ans. Pendant plusieurs heures, il va défier les soldats israéliens posté au checkpoint de Qalandia. « Nous n’avons peur de personne. Nous avons Dieu et le Hamas. Je les remercie de nous soutenir », se vante le jeune palestinien avant de faire tourner agilement au dessus de sa tête son lance-pierre.
« L’ampleur des crimes israéliens et les discours de leurs responsables amènent ces jeunes à percevoir la lutte armée comme la seule voie possible », explique Johann Soufi, avocat spécialisé en droit international. « Le sentiment d’abandon de la “communauté internationale”, qui n’a pas la volonté ou la capacité d’imposer un cessez-le-feu, les conforte. C’est terrifiant, car nous allons assister dans les prochaines années à l’émergence d’une nouvelle génération, probablement bien plus violente et radicalisée que la précédente. Le Hamas ne sera pas vaincu par les armes, prévient le juriste. Pour chaque combattant tué à Gaza, deux ou trois rejoindront leurs rangs en Cisjordanie, à Gaza et dans les camps de réfugiés des pays limitrophes. C’est un cercle vicieux. »
Une violence sans fin
Depuis le 7 octobre, 310 Palestiniens ont été tués en Cisjordanie occupée, selon le ministère de la santé palestinien. Plus que jamais, Ramallah, Naplouse, Jénine, Hébron vivent sous la pression de l’armée israélienne qui multiplie les arrestations. Près de 4 000, selon l’Autorité palestinienne et plusieurs ONG qui dénoncent également « des perquisitions et harcèlements massifs, des passages à tabac [...] en plus des sabotages et des destructions généralisés des maisons et de la confiscation de véhicules ». Pression également des colons les plus radicaux qui attaquent les fermiers dans leurs champs d’oliviers, les bédouins aux portes du désert.
Dans le salon de sa maison près de Bethléem, Ahmed − son prénom a été changé − offre le thé à ses invités. « J’ai mis de la sauge. Elle vient de mon jardin. Buvez, c’est délicieux. » L’homme aime parler de la Palestine. Cette terre à laquelle il est si attaché. Sa petite-fille ne le lâche pas, elle a recouvert ses cheveux d’un keffieh noir et blanc, symbole de la résistance palestinienne.
Dans la cuisine, le son de la télévision est poussé à fond. Abou Obeida fait ce jour-là un discours. Le porte-parole militaire du Hamas. « Il n’a pas parlé depuis longtemps, souligne Ahmed. Cette résistance par les armes est le résultat de ce qu’ils ont créé. Si je viens, que je prends votre maison, que je frappe votre femme, vous allez réagir comment ? On a le droit de vivre comme vous. Je vous assure, on a perdu espoir. Il n’y a jamais de justice pour nous. Regardez ce qui se passe à Gaza ! Même votre président Macron cède à la pression d’Israël et des États-Unis. »
Issa, le fils d’Ahmed, entre dans la pièce. Un petit garçon qui marche à peine s’accroche à l’un de ses doigts pour ne pas tomber. « J’espère que mon petit-fils connaîtra un meilleur avenir, sans occupation », soupire le grand-père. Certaines voix palestiniennes s’élèvent encore aujourd’hui pour prôner la paix. Elles sont rares et peu audibles mais elles existent. Ibrahim Enbawi, 55 ans, fait partie de ces pacifistes. Il y a plusieurs années, son frère et son oncle ont été tués par l’armée israélienne. Aujourd’hui, il vit dans le camp de réfugiés de Chouafat, près de Jérusalem.
C’est là qu’il nous donne rendez-vous. Passer les checkpoints pour aller jusqu’à Jérusalem-Est, partie occupée, lui prendrait trop de temps. « En 1985, je suis sorti de prison un an après mon arrestation par les autorités israéliennes. J’ai réalisé à ce moment-là que la violence n’était pas une solution pour régler tout cela. Le plus important pour moi, ce n’est pas de convaincre les gens, c’est surtout de les pousser à réfléchir. Je leur pose des éléments sur la table, ensuite c’est à eux de choisir. »
Avant l’attaque du 7 octobre, le Palestinien enchaînait les conférences avec des Israéliens, pacifistes comme lui, tous membres d’une même association qui milite pour le dialogue. Les prochains rendez-vous dans les universités et les écoles ont été annulés après l’attaque du Hamas.
« On a encore un long chemin à parcourir. On partage l’eau, l’oxygène, la lumière, le vent et la terre. Ce n’est pas facile mais sans la paix, il va y avoir d’autres guerres et d’autres morts. Le problème, c’est que la culture de la paix n’intéresse personne ici. Regardez, il faut qu’il y ait beaucoup de sang comme le 7 octobre pour que les médias du monde entier s'intéressent un peu à ce que vivent les Palestiniens de Cisjordanie. » Au fur et à mesure de notre entretien, Ibrahim Enbawi le concède : « Tant que l’occupation israélienne se poursuit, cette spirale de violence ne s’arrêtera jamais. »
C’est cette même occupation qui a interdit à la famille Al-Maghrabi de célébrer la libération de Hamza, leur fils de 17 ans. Les consignes de la police israélienne étaient strictes : pas de scènes de liesse ni de musique dans le secteur de Jérusalem-Est.
À l’abri des regards, derrière les volets clos, proches et voisins se succèdent dans leur maison, sur les hauteurs de Sur Baher. Ils sont venus saluer le jeune homme, libéré dans le cadre de l’accord conclu entre Israël et le Hamas.
Il était emprisonné depuis le mois de février, accusé d’avoir lancé un cocktail Molotov sur un poste de police israélien. Condamné à trente-deux mois de détention, il aurait dû être libéré en 2026.
Rawad, son père, serre la main de chaque invité, l’un après l’autre. Charismatique, physique imposant, son regard tranche avec son sourire franc. « J’essaye, en tant que père de famille, de le protéger un maximum, confie le Palestinien. Je l’empêche de sortir pour éviter qu’il se retrouve face à des policiers israéliens, ou contrôlé par l’armée à un checkpoint, parce que s’ils regardent sa carte d'identité, ils sauront qu’il a été libéré en échange d’otages et ils vont peut-être l’humilier ou même l’arrêter à nouveau. »
Depuis sa libération, Hamza reste chez lui. Il n’a pas pu retourner à l’école. L’accès à son lycée lui a été interdit. Une nouvelle prison physique et mentale. « Grâce à Dieu j’ai retrouvé ma famille. Je suis content, bien sûr. Mais j’aimerais pouvoir poursuivre mes études », raconte l’adolescent au visage fin.
Céline Martelet et Alexandre Rito
23 décembre 2023 à 10h28
https://www.mediapart.fr/journal/international/231223/desesperee-la-jeunesse-palestinienne-tend-les-bras-au-hamas
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