L’Aipac, relais de l’État hébreu outre-Atlantique, jouit d’une influence non négligeable sur la politique de Washington au Proche-Orient. Il entend l’utiliser, tout comme ses dollars, pour se débarrasser des élus un peu trop critiques d’Israël lors des élections de l’an prochain.
New York (États-Unis).– En novembre, Nasser Beydoun a reçu une proposition qu’il ne pouvait pas refuser. Du moins sur le papier. Cet homme d’affaires de Dearborn, ville du Michigan connue comme la « capitale arabe des États-Unis » pour son importante population issue du Proche-Orient, a raconté que le lobby pro-israélien Aipac (American Israel Public Affairs Committee) était prêt à lui donner 20 millions de dollars (un peu plus de 18 millions d’euros) pour se présenter aux primaires démocrates de 2024 contre son « amie » Rashida Tlaib.
La députée locale est l’une des membre du « Squad », ce club d’élu·es progressistes qui défendent des positions propalestiniennes, et la seule femme d’origine palestinienne à siéger à la Chambre des représentants des États-Unis.
Nasser Beydoun est tombé des nues. « Le lobby pro-israélien est un monstre politique corrompu qui s’acharne à faire taire les Américains qui contredisent son programme, a-t-il déclaré dans un communiqué. J’ai été choqué qu’ils pensent que quelqu’un comme moi pourrait se retourner contre sa communauté et ses valeurs pour une somme d’argent. »
Il n’est pas le seul à avoir reçu une telle offre. Quelques semaines plus tôt, un candidat démocrate au Sénat, Hill Harper, recevait un coup de fil d’un ancien donateur de l’Aipac, qui lui a aussi proposé 20 millions de dollars (10 millions en contributions directes, 10 millions en dépenses indépendantes de promotion de sa candidature) pour défier la députée Tlaib sur ses terres. Lui aussi a refusé.
Si l’Aipac a nié être derrière ces demandes, le groupe basé à Washington n’a jamais caché son intention de réduire au silence les démocrates un peu trop critiques d’Israël. Son but affiché : renforcer les relations entre les deux pays. Ce qui passe par des efforts de lobbying auprès du pouvoir, mais aussi par l’élection de candidat·es jugé·es « pro-Israël ».
Trois millions de membres
À en croire son site, cela signifie voter en faveur de l’aide militaire de 3,3 milliards de dollars envoyée tous les ans par Washington à son allié pour l’aider à se défendre. Ou œuvrer contre tout effort pour le fragiliser, comme le mouvement « BDS » de boycott de l’État hébreu qui a émergé dans certains campus universitaires, ou les tentatives « illégitimes et injustes » de traîner Israël devant la justice internationale.
Lors des scrutins de mi-mandat (midterms) de 2022, l’Aipac a ainsi dépensé plus de 17 millions de dollars pour aider 365 démocrates et républicain·es (sur 470 sièges en jeu) à se faire élire au Congrès. 98 % de ces candidatures ont été victorieuses, notamment celles des leaders des deux partis au Sénat à la Chambre des représentants. Le lobby fut même le plus grand contributeur de la campagne de Mike Johnson, élu fin octobre président de la Chambre (speaker).
Avec près de trois millions de membres qui financent ses opérations, et malgré l’émergence de structures concurrentes, comme son pendant de centre-gauche J Street, l’Aipac jouit d’une influence non négligeable sur la politique états-unienne au Proche-Orient. Son congrès annuel est un passage obligé pour tout·e élu·e qui a de l’ambition.
Barack Obama, qui y a fait une apparition comme candidat en 2008, a évoqué le pouvoir du groupe dans ses mémoires de 2020, Une terre promise. « Les membres de deux partis avaient peur de se fâcher avec l’Aipac, se souvient-il. À mesure que la politique israélienne a glissé vers la droite, […] son personnel et ses dirigeants affirmaient de plus en plus qu’il ne devait y avoir “aucune différence de vue entre les gouvernements américain et israélien”, même lorsque Israël prenait des mesures contraires à la politique américaine. Ceux qui critiquaient trop bruyamment la ligne israélienne risquaient d’être qualifiés d’anti-israéliens, voire d’antisémites, et d’être confrontés à un opposant bien financé lors des prochaines élections. »
Né dans les années 1950, monté en puissance dans les années 1980
Depuis l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, le lobby controversé est de nouveau sous le feu des projecteurs. Dans les cortèges propalestiniens, les manifestant·es l’accusent d’étouffer les appels au cessez-le-feu et de tenir la classe politique en otage. La résidence secondaire de son président en Californie a récemment été aspergée de peinture rouge par un groupe de militant·es en colère.
« Je pense qu’on exagère l’emprise de l’Aipac sur la prise de décision politique. En revanche, il est indéniable que c’est un acteur puissant qui bénéficie d’un bon financement et est très bien organisé », analyse Brent Sasley, professeur de sciences politiques à l’université du Texas à Arlington, et spécialiste d’Israël.
Il précise que le lobby est une entité « légitime », qui « ne fait rien de mal sur le plan légal ». « Aux États-Unis, à la différence d’autres pays occidentaux, les groupes extérieurs peuvent participer au processus de décision, surtout quand ils ont beaucoup d’argent. Cela vaut pour n’importe quel acteur, organisation juive ou non. »
L’Aipac est né dans les années 1950 pour endiguer le sentiment anti-israélien qui régnait alors au Congrès. Il est monté en puissance dans les années 1980, à mesure que la communauté juive états-unienne gagnait en influence dans les milieux politiques, économiques et médiatiques. Pendant le plus clair de son histoire, le lobby ne donnait pas d’argent directement aux campagnes des candidat·es, mais les mettait en contact avec son immense réseau de riches donateurs et donatrices.
Battre la gauche de la gauche
Cela a changé en 2021, quand l’organisation a décidé de créer un « PAC » (Political Action Committee), une entité qui permet de lever de l’argent pour soutenir (ou faire battre) un·e candidat·e. Elle s’est aussi dotée d’un « Super PAC », structure autorisée à dépenser des sommes illimitées au bénéfice de telle ou telle candidature, pour financer l’envoi de courriers de campagne ou la diffusion de spots télévisés, par exemple.
Howard Kohr, patron de l’Aipac, avait alors justifié ce changement de cap par plusieurs facteurs, dont « la montée en puissance d’une minorité très bruyante à l’extrême gauche du Parti démocrate qui est anti-israélienne et cherche à affaiblir les relations » entre Israël et les États-Unis. « Nous voulions défendre nos amis et faire savoir à leurs détracteurs que nous nous opposerions à eux », a-t-il confié en 2022 au Washington Post.
Lors des midterms de 2022, l’organisation a déboursé des millions de dollars pour faire battre des candidat·es de la gauche de la gauche, jugé·es hostiles aux politiques de l’État hébreu. Comment ? En intervenant dans les primaires démocrates. Dans le Michigan, l’Aipac a ainsi contribué à la défaite du député sortant, Andy Levin, un élu juif issu d’une dynastie politique locale, en ouvrant son portefeuille à son adversaire, Haley Stevens.
Le tort de Levin : présenter un texte de loi qui aurait interdit que l’aide militaire états-unienne envoyée à Israël soit utilisée pour « annexer ou exercer un contrôle permanent sur les territoires palestiniens occupés ». Avec l’aide du lobby, son adversaire a pu dépenser cinq fois plus d’argent que lui. Dans des scrutins comme les primaires, où la participation est traditionnellement basse, une telle force de frappe peut faire la différence.
Celle-ci n’aurait pas été possible sans le soutien financier de personnalités juives de droite. En effet, United Democracy Project, le nom du « Super PAC » de l’Aipac, est en partie financé par des grands argentiers du Parti républicain, comme le milliardaire Bernie Marcus, fondateur des magasins de bricolage Home Depot, et le financier Paul Singer. Ils ont tous les deux donné un million de dollars à l’organisation en 2022. Ce qui a fait dire à ses critiques que l’Aipac utilisait les fonds des républicain·es pour faire battre des démocrates.
L’enjeu des élections de 2024, qui verront le renouvellement de l’intégralité de la Chambre des représentants et d’un tiers du Sénat, pourrait être encore plus important. En effet, c’est la première fois que l’ensemble du corps électoral sera invité à se rendre aux urnes depuis l’attaque du Hamas.
L’Aipac n’a pas attendu pour se mettre en ordre de bataille. D’après le site d’information Slate, le comité pourrait investir au moins 100 millions de dollars dans les primaires démocrates pour se débarrasser du « Squad », constitué des progressistes Alexandria Ocasio-Cortez, Ilhan Omar, Rashida Tlaib, Ayanna Pressley, Cori Bush, Jamaal Bowman et Summer Lee. Ces sept député·es ont appelé à un cessez-le-feu dans la bande de Gaza.
De l’autre côté de l’échiquier politique, l’organisation a récemment financé une campagne de publicité négative contre le républicain Thomas Massie, député du Kentucky. Motif : il s’était opposé à l’adoption, début novembre, de l’enveloppe de plus 14 milliards de dollars d’aides à Israël voulue par son parti.
Malgré son influence actuelle, le lobby semble être à la croisée des chemins. Alors que le climat largement favorable à Israël dans l’opinion publique outre-Atlantique a facilité son travail pendant des décennies, le vent est en train de tourner. En effet, plusieurs sondages ont montré que la jeunesse états-unienne était plus favorable à la cause palestinienne que les générations passées.
« Les positions que défend l’Aipac ne sont plus aussi évidentes aux yeux de beaucoup de gens, que ce soit chez les démocrates ou chez les républicains. Rappelons que Donald Trump a rendu acceptable la méfiance envers les pays étrangers, dont Israël, analyse Brent Sasley. Surtout, il est difficile de défendre l’idée que le pays est toujours un David face au Goliath que serait le monde arabe. Israël a l’armée et l’économie les plus puissantes de la région. Sans oublier qu’il bénéficie de la protection américaine et qu’aucun pays arabe ne veut partir en guerre contre lui […]. Tout cela complique le positionnement de l’Aipac. » Rendez-vous en 2024 pour mesurer son pouvoir.
Alexis Buisson
17 décembre 2023 à 11h48
https://www.mediapart.fr/journal/international/171223/aux-etats-unis-le-lobby-pro-israelien-se-met-en-ordre-de-bataille-pour-2024-0
.
Les commentaires récents