Suzanne el Kenz, écrivaine palestinienne algéro-française, vient de publier aux éditions Barzakh « De glace et de feu ». Ce roman sonne tel un long cri de détresse et de rêves : si je t’oublie, Palestine. Entretien sur la guerre avec cette native de Gaza.
À l’occasion du 26e Salon international du livre d’Alger, qui s’est achevé le 5 novembre, les éditions Barzakh ont publié un roman onirique, violent, envoûtant de Suzanne el Kenz : De glace et de feu. Une femme malade dans un hôpital en France « rêve de s’évader vers les glaciers », cultivant des visions indociles pour dompter la douleur.
On comprend qu’elle vient d’une contrée tragique, cette Madame Le Benn : « Elle avait trop souffert pour s’emprisonner dans la case du malheur. Faisant partie des résistants, elle savait ranger dans des cases, comme dans des boîtes à chaussures, tous les événements tragiques de sa vie, elle en avait les codes et pouvait même, dans l’état où elle était réduite, les rouvrir et les refermer à volonté. »
Un homme prétend l’aimer : « Qui suis-je pour lui ? Un res nullius qu’il a le droit de s’approprier ? Oui, comme cela fut jadis, oh il n’y a pas si longtemps de cela, ma terre, celle des brouteurs de thym, tout mon pays que d’autres s’approprièrent sans que quiconque lève le petit doigt. »
Ce pays, c’est la Palestine : « Derrière chaque pierre il y a une trace. D’aucuns disent que ces traces sont sacrées. Le pays des monothéismes. Ces surhommes sont nés là-bas, ou étaient-ils de passage seulement, un passage tonitruant et il y en a un certain nombre qui y sont morts avec tombeau, pèlerinage et tout ce qui s’ensuit. C’est un pays entre ciel et terre, certains le voyaient plus proche du ciel que de la terre au point que cette dernière est devenue l’objet de surenchères extraordinaires. »
Suzanne el Kenz est née en 1958 à Gaza, qu’elle préfère écrire Ghazza, plus fidèle à l’arabe sur le plan phonétique. Elle était du reste professeure d’arabe en lycée, à Nantes (Loire-Atlantique), après avoir dû quitter l’Algérie de la décennie noire avec son mari, le sociologue Ali el Kenz (1946-2020). Et c’est de Nantes qu’elle a répondu, au téléphone, à nos questions.
Mediapart : Vous écrivez que « quand on vient du pays des prophètes, on passe sa vie dans l’expectative ». Qu’attendez-vous, alors ?
Suzanne el Kenz : Je ne suis pas croyante, même si j’aurais peut-être aimé l’être. Je n’attends donc pas de promesse relevant du religieux. J’attends que les gens vivent en paix, dans une normalité quasi ennuyeuse, comme dans les pays plats, routiniers, sans histoires...
À l’occasion de la guerre en cours, je me suis plongée dans les photos de mes parents, avant qu’ils ne connaissent plusieurs exils : c’était à Gaza, dans les années 1950 et 1960. C’était un tout autre monde.
Avec la photographe Joss Dray, nous avions un projet, qui s’est perdu dans les sables, consistant à exploiter, au meilleur sens du terme, un tel corpus iconographique. Ma famille du côté maternel, les Shawa, étaient de grands propriétaires terriens, impliqués dans la politique palestinienne, avec une lignée de maires de Gaza, en particulier Saïd Shawa.
Je suis donc née dans cette ville, comme mes parents, mes grands-parents, mes arrière-grands-parents. Mais je n’ai pas le droit d’y retourner, mes parents étant partis en Égypte puis en Arabie saoudite avec nous, enfants, juste avant la guerre dite des Six Jours de juin 1967.
Pour des raisons politico-administratives qui créent des situations légales diverses pour le peuple palestinien ainsi morcelé, les autorités israéliennes me refusent tout droit d’entrée, malgré mon passeport français obtenu en 1977.
En revanche, n’importe quelle personne juive n’ayant aucun lien avec cette terre sera, pour sa part, accueillie à bras ouverts en Israël. Il y a là un déni et une injustice que je ressens cruellement.
Quelle possibilité vous reste-t-il ?
Il me reste donc à me plonger dans les archives familiales, faute de pouvoir rendre visite à ma parentèle restée sur place. Et en regardant les photographies de jadis, je me dis à chaque fois : qu’est-ce qu’il a fallu vivre, aux Gazaouis, depuis les dernières décennies, pour en arriver là ?
La réponse à cette question ne figure pas dans le traitement que « proposent » les principaux moyens d’information français dans leur couverture des événements actuels. Durant les dix premiers jours, tout au moins, ce fut un alignement complet sur les médias gouvernementaux israéliens.
Le contraste est saisissant avec les chaînes arabes, qui rendent compte, sur place à Gaza, du carnage en cours, quartier par quartier, quasiment maison par maison.
Pour ma part – mais c’est le sort de tous les Palestiniens en exil en Europe et singulièrement en France –, si je suis interrogée, c’est tout de suite : « Faites entrer l’accusée. » On ne m’écoute que pour m’entendre dire ce que l’on me somme de déclarer : la condamnation de l’attaque du Hamas le week-end du 7 octobre dernier. Puis l’on cesse de m’écouter dès que je commence à expliquer qu’Israël a laissé les Palestiniens dans la cocotte-minute de Gaza, qui ne pouvait qu’aboutir à une explosion.
Comme si toute explication devenait justification ?
Je ne suis pas du côté du Hamas, je n’adhère en rien à son projet politico-religieux. Mais l’ennemi – parce qu’il faut bien aujourd’hui appeler Israël l’ennemi –, en prétendant s’attaquer au Hamas, détruit le peuple palestinien ; famille après famille, enfant après enfant.
Et face à ce gouvernement d’extrême droite dirigé par Nétanyahou, les démocraties occidentales font comme si elles avaient affaire à l’une des leurs – à défendre sans conditions. Au bout de 10 000 morts palestiniens qui n’ont pour la plupart rien à voir avec le Hamas, mais qui ont été tués au nom de l’éradication du Hamas, que se passe-t-il sinon un phénomène d’identification ainsi créé entre Hamas et Palestine ?
L’identification au pire de chaque société est-elle à l’œuvre ?
Je ne peux vous suivre vers un tel parallèle qu’à la condition que vous précisiez qu’il y a, dans cette affaire, un colonisateur et un occupant – Israël – opprimant des colonisés occupés : les Palestiniens.
Et ce, au nom d’une histoire européenne dont nous faisons les frais : ce sont les Européens qui ont exterminé les juifs d’Europe pour ensuite leur offrir la Palestine, en raison de leur mauvaise conscience. Ce sont l’Europe et l’Amérique qui passent tout à Israël, comme à un enfant gâté.
Nous, nous n’étions pour rien dans une telle horreur du XXe siècle. Or au siècle suivant, aujourd’hui, au bout du compte, sachez qu’avant que toutes les communications ne soient coupées à Gaza, ma famille paternelle élargie comptait déjà quarante-six morts, auxquels s’ajoutent au moins vingt du côté maternel : ces cousins et petits-cousins que je n’avais jamais vus pour certains faisaient pourtant partie des miens.
Comment expliquez-vous cet angle mort dans lequel semble maintenu le peuple palestinien ?
Il faut d’abord le constater, en prendre conscience, sans forcément pouvoir l’expliquer. Ne pas voir les Palestiniens, c’est nier leur existence, parfois au-delà de l’imaginable et donc du supportable.
La rave party organisée à quelques petits kilomètres de Gaza le week-end du 7 octobre s’inscrivait dans une telle cécité volontaire – je condamne bien entendu l’assassinat de cette jeunesse israélienne qui s’aveuglait mais qui n’en était pas moins innocente, et je serais dévastée si mes enfants avaient connu pareil sort. Cependant, l’invisibilisation du peuple palestinien fait partie de cette cocotte-minute infernale que j’évoquais.
Or je tombe à la télévision ou à la radio française sur des reportages hallucinants, comme à propos de ces citoyens israéliens qui vont se baigner dans la Méditerranée, à Tel-Aviv ou ailleurs, « pour respirer », disent-ils, non loin de Gaza où une population étouffe littéralement, quand elle ne meurt pas sous les bombes.
Faites une courte expérience : écoutez le ton saccadé des journalistes de France Info dénombrant les morts de Gaza pour ensuite, toujours avec les mêmes modulations, passer à tout autre chose – un fait divers anecdotique, le sport, les fleurs, la météo. Et demandez-vous alors ce que vous ressentiriez si vous étiez palestinien…
N’avez-vous plus aucun espoir ?
J’ai très vite perçu l’entourloupe des accords d’Oslo d’il y a trente ans : créer un État-croupion palestinien faible et donc inexistant, à côté d’un État fort par excellence, Israël. L’extrémisme religieux n’a fait qu’empirer les choses. J’étais et je suis toujours pour un État binational, je me suis toujours située à gauche, avec en ligne de mire la lutte contre le capitalisme et l’impérialisme.
Et me voici obligée d’assister au triomphe d’une forme de nationalisme – mais comment ne pas le devenir sous les bombes ? J’assiste également à une colère immense née de la prise de position américaine et européenne en faveur d’Israël et de ses exactions vengeresses. Je ne peux que craindre le pire à naître dans certains cerveaux surchauffés, rendus fous par de telles injustices au point d’en commettre de sanglantes à leur tour.
Comment être optimiste et distinguer le moindre espoir au milieu de cette catastrophe inachevée ?
Suzanne el Kenz,
De glace et de feu,
Éditions Barzakh, Alger,
180 p., 900 dinars algériens.
Antoine Perraud
9 novembre 2023 à 18h56
https://www.mediapart.fr/journal/international/091123/en-pretendant-s-attaquer-au-hamas-israel-detruit-le-peuple-palestinien
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