Une nouvelle fois, le levier financier est au cœur de la réponse européenne face à la guerre à Gaza, au côté des déclarations sur « le droit d’Israël à se défendre ». Si la pérennité de l’« aide » versée aux Palestiniens ne semble pour l’heure plus en cause, l’annonce d’un contrôle renforcé et du report de certaines dépenses soulève des inquiétudes à Ramallah, auxquelles se mêle de la colère. Le 21 novembre, la Commission européenne s’est réunie à Strasbourg pour décider de la reprise ou non des aides européennes, après leur suspension le 9 octobre.
Le contrôle des financements auxquels ont accès les Palestiniens constitue un enjeu majeur depuis l’époque du mandat britannique sur la Palestine. Les organisations sionistes jouissaient alors de l’importante manne financière pourvue par les diasporas juives d’Europe et des États-Unis, tandis que les forces coloniales françaises et britanniques réprimaient les levées de fonds qui s’organisaient en soutien à l’insurrection palestinienne dans les régions arabes voisines sous leur contrôle. En parallèle, l’administration mandataire entreprenait d’aider — sans grande efficacité — les paysans palestiniens repoussés par la colonisation comme un moyen de tarir les foyers de révolte qui se multipliaient.
Après la Nakba en 1948, l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient (UNRWA) devient le principal pourvoyeur de l’aide humanitaire dispensée aux réfugiés palestiniens, installés dans des camps dans l’attente de leur « rapatriement ». Premiers bailleurs de cette aide jusque dans les années 1970, les États-Unis — progressivement devancés par l’Europe — veulent endiguer la progression communiste d’abord, puis nationaliste et islamiste1. D’un autre côté, les organisations palestiniennes formées en exil dans les années 1960 trouvent un soutien financier auprès d’États et de mécènes privés arabes et musulmans. Après 1967 et l’occupation de la Cisjordanie et de la bande de Gaza par Israël, une partie de ces fonds y est acheminée en appui au soumoud, mot d’ordre adopté par les Palestiniens qui désigne le fait de « tenir bon » face à l’entreprise israélienne de colonisation des terres et d’expropriation de ses habitants.
À la fin des années 1970, l’agence USAID lance à son tour un programme dédié à l’amélioration du bien-être et de la qualité de vie dans les territoires occupés. Il s’agit cette fois de briser l’influence de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et d’encourager une opinion publique plus favorable à l’accord pour une autonomie palestinienne restreinte, signé à Camp David entre Israël et l’Égypte. L’arrière-plan politique de cette aide est alors dénoncé par la société palestinienne2. L’évolution du contexte géopolitique mondial au cours des années 1980 et la perte de ses principaux soutiens politiques et financiers arabes conduisent cependant l’OLP à infléchir ses positions vers l’acceptation d’une autonomie politique transitoire dans les frontières de 1967, la reconnaissance de l’État d’Israël et le renoncement à la lutte armée.
LES INCONSÉQUENCES DU SOUTIEN DE L’EUROPE
Les financements européens directement versés aux Palestiniens interviennent dans ce contexte-là. Au début des années 1990, la communauté internationale s’engage à soutenir financièrement le processus de paix entériné par la signature des accords d’Oslo entre Israël et l’OLP. Il s’agit explicitement de rendre tangibles les « dividendes de la paix » pour la population palestinienne, tout juste sortie de la première intifada, en promouvant le développement économique des territoires. L’Union européenne (UE) s’impose de loin comme le principal bailleur. Une participation qui s’inscrit au cœur de la politique étrangère européenne et répond à ses objectifs de promotion de la sécurité, de la démocratie et de la bonne gouvernance fixés dans les cadres du « Partenariat euro-méditerranéen », du « Partenariat pour la paix » ou encore de la « Politique européenne de voisinage ».
Entre 1993 et 2020, les territoires occupés auraient bénéficié de 46,4 milliards de dollars (42,38 milliards d’euros) d’aide au développement, dont la moitié environ est versée par l’Europe3. Outre une participation aux dépenses de l’Autorité palestinienne (AP) : salaires des fonctionnaires, frais de santé, aides socioéconomiques, ces financements couvrent divers programmes allant de la construction d’infrastructures et de bâtiments publics à l’assistance humanitaire en passant par la réforme des institutions, l’empowerment des femmes et de la jeunesse, et le soutien au secteur privé. D’abord guidée par la perspective d’une résolution imminente du conflit, cette aide devient pourtant très vite un écran de fumée qui peine à masquer l’échec de la « solution à deux États », et un bien maigre palliatif face à l’effondrement économique palestinien.
De fait, ledit processus de paix ne met pas fin à l’occupation, et la colonisation s’accélère. Les maigres prérogatives accordées à l’AP sont constamment remises en cause sur le terrain par l’administration israélienne qui garde le contrôle des régimes commercial, monétaire et financier, ainsi que des frontières et de la majeure partie des territoires. Depuis la seconde intifada des années 2000, de nombreux observateurs dénoncent la passivité et soulignent l’inconséquence des bailleurs, au premier rang desquels l’UE, dont l’aide aurait finalement contribué à financer l’expansionnisme israélien au détriment du droit international et de toute solution politique4. L’Europe n’a pas même su empêcher la destruction régulière par l’armée occupante d’institutions et d’infrastructures établies et entretenues à ses frais, faisant aussi supporter à ses contribuables le coût de ce gaspillage sans fin. La raison d’être des financements européens restera malgré tout inchangée et ceux-ci continueront de redoubler à chaque nouvel embrasement du conflit.
UN INSTRUMENT DE CONTRÔLE ET DE SANCTION
L’UE et ses membres n’hésitent pourtant pas à conditionner l’aide versée aux Palestiniens, à de nombreuses occasions et de multiples façons. L’exemple le plus emblématique — et controversé — est certainement celui des sanctions israéliennes et internationales prononcées après la victoire aux urnes du Hamas en 2006. L’Europe suspend aussitôt son aide budgétaire ainsi que tout projet mené en coopération avec le gouvernement, et concentre ses efforts sur la réponse aux besoins strictement humanitaires de la population. Un nouveau mécanisme d’assistance est établi dans lequel le secteur privé et les ONG locales et internationales sont invités à se substituer à l’AP5. Ce boycott diplomatique et financier conduit à une crise politique sans précédent et au durcissement des dissensions interpalestiniennes. Plusieurs tentatives d’union nationale sont mises en échec.
En juin 2007, le Hamas s’empare par la force du contrôle exclusif de la bande de Gaza, tandis qu’il est évincé du gouvernement en Cisjordanie par le président Mahmoud Abbas. L’administration israélienne déclare aussitôt la bande de Gaza « territoire hostile », et renforce les restrictions sur les mouvements de personnes et de marchandises à sa frontière. Un siège imposé par terre, mer et air qui perdure depuis lors. L’aide d’urgence est quant à elle maintenue, mais les agences humanitaires sur place sont priées de stopper toute relation avec les autorités locales. Dans les faits, elles maintiennent toutefois une forme de coordination pour mener à bien leurs activités, via des arrangements qui sont constamment renégociés. Nombre de ces agences ne manquent pas de dénoncer un exercice aussi inefficace qu’insuffisant.
Un nouveau mécanisme financier (Pegase) est parallèlement activé début 2008 par l’UE, visant à appuyer le « plan de réforme et de développement » du gouvernement de Salam Fayyad en Cisjordanie. Cet ancien employé du FMI a parfaitement intégré les attentes des bailleurs en se donnant pour priorité de redresser la fiscalité, développer le système bancaire et financier, et promouvoir le secteur privé. Le renforcement de la sécurité intérieure est aussi un élément clé, afin de créer un environnement propice pour les investisseurs. Rien n’est prévu en revanche pour diminuer la dépendance économique palestinienne à l’égard d’Israël. Le mécanisme Pegase permet au même moment un contrôle plus sévère des dépenses opérées par la partie palestinienne, en accord avec les exigences israéliennes comme européennes de transparence, de bonne gouvernance et de « lutte contre le terrorisme ».
UNE DÉPENDANCE CROISSANTE
Des secteurs croissants de la société palestinienne se sont ainsi trouvés au fil des ans liés à cette économie de l’aide. Les territoires occupés, en particulier la Cisjordanie, abritent une communauté dense d’organismes étrangers, d’agences des Nations unies, d’ONG locales, d’institutions financières et de consultants privés qui s’activent dans les champs du développement, de la bonne gouvernance ou de l’assistance humanitaire. De même, le dépérissement de l’appareil productif palestinien et l’afflux de fonds étrangers conduisent l’AP à s’imposer en tant qu’acteur socioéconomique incontournable. Les salaires et diverses pensions qu’elle verse sont la principale source de revenus de très nombreuses familles. En 2021, le nombre de fonctionnaires s’élève à 208 000, ce qui équivaut à 21 % de la population active employée6.
L’aide constitue ainsi une rente suffisamment importante pour impacter les programmes, les activités et les agendas des nombreux bénéficiaires, et ainsi subvertir leurs objectifs7. Une situation qui explique pour beaucoup la frénésie de l’AP à mener toujours plus loin les réformes destinées à « assainir » ses institutions et à établir une économie de marché « équilibrée », alors même que le territoire qu’elle contrôle se réduit comme peau de chagrin. Alors que les appels à se désengager de l’économie coloniale israélienne et de ses modes de production se font aujourd’hui de plus en plus nombreux, la dépendance envers les financements étrangers se trouve au centre des préoccupations8. En maintenant ses objectifs de pacification et de libéralisation, l’aide n’apparaît pas seulement comme inefficace ; elle participerait somme toute à désarmer et à accroître la captivité de l’économie et de la société palestiniennes sous occupation.
VERS UN CONTRÔLE RENFORCÉ
Quelques États européens ont annoncé depuis le 9 octobre une suspension de leurs programmes, le temps de s’assurer qu’aucun ne participe à « financer le terrorisme », quand d’autres prévoient d’augmenter leurs budgets pour faire face à « l’urgence humanitaire » dans la bande de Gaza. Ce n’est donc probablement pas le volume, mais bien l’orientation de l’aide ainsi que ses canaux d’attribution qui risquent d’être affectés, dans le sens d’un aiguillage et d’un contrôle encore renforcés.
Cette communion précipitée des « objectifs de développement et de paix » avec les préoccupations contre-insurrectionnelles israéliennes illustre bien le piège dans lequel est prise la coopération européenne dans les territoires occupés. Quelle que soit l’importance des fonds déboursés, l’Europe est condamnée à se trouver en porte-à-faux des préoccupations proprement palestiniennes si elle ne prend pas des mesures sérieuses pour mettre un frein à l’expansionnisme israélien.
Il se trouvera certes toujours des acteurs locaux prêts à endosser le rôle attendu par les bailleurs, et même à en tirer profit. Mais l’échec de cette politique parle de lui-même, et le gaspillage en vies humaines est beaucoup trop lourd pour ne pas corriger le tir. Les aspirations palestiniennes s’expriment désormais plus fortement que jamais. La fracture est, elle aussi, bien palpable alors que certains parlent déjà de boycotter les partenariats et financements européens. Pour être véritablement une main tendue, l’aide ne devra plus jamais être l’auxiliaire des crimes réalisés contre tout un peuple.
Chercheur en économie politique sur la Palestine et le Proche-Orient à l’Institut français du Proche-Orient (IFPO) à Jérusalem.
TAHER LABADI
https://orientxxi.info/magazine/le-chantage-aux-financements-europeens-accable-la-palestine,6886
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