« Au cours des cinq derniers siècles, il est arrivé à seize reprises qu'une puissance montante menace de supplanter la grande puissance régnante. Dans douze cas, cette situation s'est soldée par une guerre. Quant aux quatre fois où la guerre a pu être évitée, cela n'a été possible que grâce à des ajustements de taille, de part et d'autre, dans les actes comme dans les attitudes. ... Pour échapper au Piège de Thucydide, nous devons accepter de penser l'impensable et d'imaginer l'inimaginable.
Vu la situation actuelle, il nous faut désormais infléchir le cours même de l'histoire. »[1]
Avec Israël, la conquête du monde par la force s'est poursuivie et, à contre-courant du mouvement de décolonisation, s'est faite occupation. À l'ère des États-nations, un nationalisme particulier[2] a construit le peuple juif à partir de populations judaïsées[3] pour se donner un État, le pouvoir de se protéger. Nous pouvons dire que nous entrons désormais dans une nouvelle ère, celle de la compétition entre de grands ensembles que le volontarisme politique de l'Europe et du sionisme donne en exemples et que l'émergence de pays-continents impose.
La compétition intra-européenne a soumis le monde par la force militaire, l'a contraint à son commerce, à des échanges dans des rapports de sujétion. Ces rapports ont construit des états sociaux, une division internationale du travail, des centres d'accumulation mondiaux.
Avec le XX° siècle, dans certaines régions, les rapports de dépendance se sont transformés en rapports d'interdépendance, de dépendance réciproque, puis de dépendance inversée. Le « maître » est devenu de plus en plus dépendant de « l'esclave », il lui a concédé l'industrie, croyant pouvoir se réserver la conception, la finance, la vente et le monopole de la violence. Depuis les Grecs, les Occidentaux n'aiment pas le travail et préfèrent la contemplation. Ils voulaient maîtriser toute la chaîne de valeur en ne tenant que les deux bouts. Mal leur en pris, sans industrie pas de civilisation disent les Chinois, mais de fait pas de monopole de la violence et sans ce dernier, impossible de tenir toute la chaîne par les deux bouts. Elle se rompt au milieu. Il faudra donc aux Occidentaux se réindustrialiser et pour cela régionaliser la globalisation pour préserver le monopole de la violence et sécuriser leurs approvisionnements.
Dans les autres régions, les rapports d'asymétrie sont contestés, ils continuent d'être entretenus, mais ne peuvent plus être soutenus avec la croissance démographique. Leur contestation violente conduit les puissances dominantes à réemployer la force militaire. Ne pouvant plus entretenir la croissance démographique[4], ni soumettre les populations par l'occupation de leur territoire, ni obtenir les échanges à leur avantage, elles s'efforcent de bloquer le processus de reconfiguration des rapports de dépendance et d'interdépendance, le développement de nouvelles coalitions qui pourrait enclencher le processus d'inversion des relations de dépendance au travers de la transformation de celles-ci en rapports de dépendance mutuelle. Le multi-alignement des États prend son essor. Leur intervention militaire n'a plus pour objectif de soumettre le monde à leurs échanges, mais d'empêcher que le multi-alignement ne les désavantage, ne les affaiblisse. Elles y entretiennent alors le désordre, comptant sur leur monopole de la violence pour le cantonner dans des guerres civiles. Imaginer des coalitions africaines autour de l'Égypte, l'Éthiopie et le Soudan, au nord-est, autour de l'Afrique du Sud et du Nigéria au sud-ouest et autour de l'Algérie et du Maroc au nord-ouest. De ce point de vue la CEDEAO ressemble plus à une coalition pro-occidentale.
Tous les pronostics condamnent l'Afrique aux guerres civiles. Le conseil de sécurité de la communauté internationale ne fait plus la guerre et la paix. La guerre n'a plus lieu entre des États, des armées et dans le respect du droit de la guerre, mais entre des sociétés et des États, entre des sociétés combattantes et des armées d'État. La démographie fait exploser les cadres de la division internationale du travail : le capital ne fixe plus la force de travail, ne peut plus s'approprier les ressources naturelles du monde à souhait. Les États postcoloniaux ne peuvent plus administrer leur société, démocratiquement ou non, dans l'obéissance à l'ordre mondial postcolonial. La Tunisie le crie.
Dans l'interdépendance, des rapports d'asymétrie se forment, se déforment et s'inversent. C'est l'enjeu perpétuel de la compétition. Il suffit que l'accumulation du travail/capital tourne en faveur de l'un des termes. Si entre l'Occident et le reste du monde, une telle inversion ne concerne qu'une partie du monde (l'Asie) et que se multiplient les rapports d'asymétrie au lieu d'être réduits, l'autre partie (l'Amérique latine, l'Afrique et le Moyen-Orient) risque de souffrir d'une compétition exacerbée entre les nouveaux et les anciens centres d'accumulation. Ils se disputeront les ressources naturelles.
Ce que met alors en jeu la compétition dans l'ordre postcolonial, c'est, pour l'Occident, la préservation des rapports d'asymétrie en sa faveur, et pour les nouveaux centres d'accumulation, le retournement de ces rapports à leur avantage. Il suffit pour ces derniers d'accepter l'ordre postcolonial et de substituer leurs offres à celles occidentales, de mieux faire selon les habitudes établies par l'ordre postcolonial. Les rapports d'asymétrie établis par les puissances en temps de guerre et profitants au moins-disant en temps de paix, acceptent de nouveaux partenaires avec l'émergence de nouvelles puissances industrielles et financières. Jusqu'à ce que la substitution des rapports d'asymétrie ne soit plus acceptée par les compétiteurs désavantagés. Les champions de la compétition se transforment alors en défenseurs du protectionnisme, les termes de la compétition doivent être redéfinis pour réindustrialiser et régionaliser la globalisation.
La nouvelle compétition conduit à la contestation de l'ordre postcolonial qui n'avantage plus ni les puissances qui l'ont établi ni les sociétés postcoloniales qui l'ont subi. Les puissances émergentes sont déstabilisées dans leur progression. Les nationalismes sont plus vifs. S'engage un processus de contestation de l'ordre postcolonial et une compétition pour sa reconfiguration. Depuis le 11 septembre 2001, les USA ne peuvent plus faire confiance aux rapports d'interdépendance avec l'Arabie saoudite, comme ils ne peuvent plus faire confiance aux rapports d'interdépendance avec la Chine. Il faut sécuriser, raffermir les rapports d'interdépendance qui ne doivent pas se transformer de rapports de dépendance à l'Occident en rapports de dépendance aux puissances ascendantes. Il faut combattre la sortie de certains pays de l'orbite occidentale. Il faut raviver la contrainte militaire occidentale sur le monde. Israël est la pointe militaire occidentale plantée dans le Moyen-Orient, il travaille pour que celui-ci et l'Afrique (MEA) ne basculent pas dans la compétition hors du camp occidental.
Mais le monde a changé, le multi-alignement, sans être une doctrine comme c'est le cas avec l'Inde, se développe. Beaucoup ont compris que l'opposition frontale à l'Occident et militaire à Israël n'est pas la solution. Elle est dans le décentrement recentrement du monde. Sans accumulation de forces sur lesquelles ils pourraient compter, les pays du MEA seront les victimes de la compétition entre anciennes et nouvelles puissances économiques. Face à la stratégie de domination occidentale, une contre-stratégie doit déployer une stratégie de croissance économique. Une stratégie que l'on dira décoloniale, parce qu'elle ne peut pas se déployer au sein du cadre postcolonial qui soumet l'accumulation des forces aux anciens et nouveaux centres de gravité mondiaux. Le multi-alignement est pour l'heure le moyen des petites et moyennes nations pour ne pas se soumettre à l'ordre postcolonial. Mais sans de nouvelles coalitions, il ne conduira pas à l'autonomie.
Le monde a été conquis et divisé par les puissances coloniales pour lui imposer des échanges, s'approprier ses ressources naturelles et non pour valoriser son travail. C'est dans la division du monde qu'elles ont imposé que sont nés les nationalismes qui les ont combattues. Cette division du monde ne donne pas aux nationalismes postcoloniaux trop étroits les moyens de valoriser leur travail et leurs ressources. À l'image des BRICS, il faut multiplier les ensembles qui permettent de mobiliser et de valoriser leurs ressources humaines et matérielles, d'organiser et de réguler les compétitions qui permettent une telle mobilisation et une telle valorisation de sorte qu'émergent de nouveaux centres d'accumulation qui ne soient pas des satellites des centres mondiaux d'accumulation. Autrement dit, instaurer des compétitions centripètes qui accumulent leurs résultats au lieu de compétitions centrifuges qui les exportent dès qu'ils ont atteint un certain niveau.
Le monde occidental a été déclassé dans ses propres pratiques internationales, où l'Orient se révèle supérieur. Il ne peut plus faire face à la compétition asiatique. Les nouveaux centres d'accumulation ont plus à offrir au reste du monde en échange de ses ressources naturelles. L'ingénieur oriental a pris la suite du travailleur et triomphe de l'ingénieur occidental. L'Occident coûte désormais trop cher au monde, il craint les compétitions et a espéré se réfugier dans la compétition technologique et militaire.
Si au contraire, les rapports de dépendance mutuelle se substituent aux rapports de dépendance asymétriques avec une tendance à se généraliser, la compétition mondiale peut être modérée et ne pas s'exacerber. Ce qui exige la démultiplication des centres d'accumulation, une autre distribution de la production mondiale et de la compétitivité. Si la production mondiale devait rester concentrée autour de pôles et de zones inégalement répartis sur la planète et les rapports asymétriques rester la règle entre ces pôles et le reste du monde, la concurrence entre ces pôles s'exacerberait et les guerres civiles se multiplieraient à la suite de la divergence entre croissance démographique et croissance économique.
L'Afrique qui va accumuler une large partie de la population mondiale va-t-elle pouvoir disposer de ses propres centres d'accumulation ? Ou va-t-elle être poussée à déverser ses populations sur les centres d'accumulation environnants ? Cette dernière option n'est pas soutenable. Et pour que la première se réalise, l'Afrique a besoin d'une certaine fermeture à la compétition extérieure et d'une certaine ouverture pour que puissent se déverser vers elle des capitaux des centres mondiaux d'accumulation. Nous ne sommes plus à l'ère où l'on pouvait penser que l'enrichissement des riches enrichirait les pauvres. La concentration de la richesse mondiale est repartie à la hausse. Le salut du monde que menace l'exacerbation de la compétition mondiale tient donc dans un déversement du capital vers l'Afrique, dans un renversement des flux de capitaux. Les anciens centres d'accumulation sont saturés. Afin que l'Afrique ne submerge pas l'Europe, ou s'enfonce dans les guerres civiles, l'Europe doit aller à l'Afrique et non s'ériger en forteresse. C'est là qu'est attendu l'universalisme de l'Occident, non dans de prétendues valeurs qu'il ne respecte pas. Le monde ne lui appartient plus, il appartient au monde. S'entêter dans son hégémonisme ne peut conduire qu'à une bipolarisation dangereuse du monde. Le monde qui se resserre sur l'humanité (« limites planétaires ») ne peut plus tolérer les inégalités qui se creusent. Face au développement de nouveaux rapports d'interdépendance qui pourraient renverser les anciens rapports d'asymétrie, le monde occidental apparait vulnérable. Pour s'adapter à ce changement, il se resserre, rompt les rapports d'interdépendance avec le monde non-occidental qui peuvent se transformer en sa défaveur. La guerre en Ukraine a rompu le rapport d'interdépendance entre la Russie et l'Allemagne, les USA n'ont pas cru, ou ne veulent tout simplement pas, que le rapport d'interdépendance de l'Allemagne à la Russie se transforme en rapport de dépendance de la Russie à l'Allemagne ou inversement. Ils ne veulent pas que la compétition transforme leurs rapports d'interdépendance ni en rapports de dépendance mutuelle ni de dépendance unilatérale. Ils ne veulent ni le renforcement de l'Allemagne ni celui de la Russie. Ils veulent rester le centre du monde qu'ils croyaient être devenus avec la fin de l'Union soviétique, ils ne veulent pas que l'Allemagne s'engage, au travers de ses rapports d'interdépendance, dans une compétition qui approfondisse ses rapports avec la Russie et la Chine. Ils ne veulent pas que l'Allemagne sorte de sa vassalité.
La compétition mondiale est sans fin, les guerres n'y mettent pas un terme, elles dictent les conditions dans lesquelles elle s'effectuera, mais des conditions qu'elle ne cessera pas de travailler. La guerre en Ukraine remet l'Allemagne dans le cadre qu'a fixé la Seconde Guerre mondiale. L'Europe alors ? La guerre des nations semble de nouveau de retour. En empêchant l'Allemagne de mener l'Europe dans la compétition mondiale, les USA refusent de transformer son rapport de domination en rapport de dépendance mutuelle. Les USA refusent de n'être qu'un puissant pôle du monde, d'être pleinement et positivement ce qu'ils peuvent être. Ils sont obnubilés par leur monopole de la violence qui les perdra eux et le monde.
L'Occident refuse les nouveaux rapports d'interdépendance, non pas au nom de la symétrie des relations, de la réciprocité, mais au nom de la suprématie de ses valeurs. Il préfère engager une guerre des dieux (Max Weber) qu'une compétition équitable. Il veut pouvoir ainsi préserver ses avantages, sa position dominante dans le monde. Il ne veut pas admettre qu'il n'est plus qu'une partie du monde. Il croit pouvoir encore parler au nom du monde, être le seul capable d'administrer ses compétitions et coopérations. Il ne voit pas qu'il est sur la mauvaise pente, en se resserrant, il ne compte plus sur sa force morale et intellectuelle, il ne pourra plus compter que sur sa présente force militaire et technologique qui parce qu'elle désordonne au lieu d'ordonner, se défera. Elle ne quittera pas la Terre, la Terre l'ensevelira.
Le monde s'adaptait au monde occidental, voilà qu'il doit s'adapter au monde. Mais pour s'adapter, il refuse de changer, d'abandonner ses vieilles recettes de relations internationales. Il refuse de se transformer, de devenir une partie du monde parmi d'autres. Il refuse de renoncer à des relations internationales asymétriques qu'il fait subir, mais ne veut pas subir. Il refuse d'équilibrer ses relations avec les autres parties du monde. Il tient à un mode de vie qui n'est plus soutenable. Face au développement de relations internationales asymétriques en faveur de la Chine qui lui emprunte ses politiques (politique d'endettement) et qu'il dénonce maintenant, il refuse de se faire le porte-parole d'un mouvement d'équilibrage des relations internationales qui épargnerait au monde une nouvelle hégémonie mondiale. Il a la vue courte, il défend mal ce qui peut être défendu. La guerre intérieure qu'il avait exportée, frappe à sa porte, s'insinue en lui.
L'Europe devrait se détacher des USA, pour rééquilibrer ses rapports avec l'Afrique et l'Asie. Les USA devraient se recentrer sur l'Amérique et rééquilibrer ses relations. L'Europe devrait investir dans une Afrique décoloniale, de sorte que les investissements en infrastructures de la Chine soient complétés et valorisés par des investissements productifs, de sorte que la Chine ne soit pas contrainte à une politique d'endettement de l'Afrique pour lui disputer les ressources. C'est la compétition qui dicte sa loi. Les conditions qui la fixent ne lui sont pas transcendantes, elles évoluent avec elle. Des rapports complémentaires non asymétriques avec la Chine et le reste du monde, voilà ce qui ferait de la compétition une façon de faire la paix. Car la compétition peut être une façon de faire la guerre ou de faire la paix.
Israël entre Occident et Orient
Aujourd'hui Israël représente la pointe avancée de l'Occident dans une ancienne partie du monde qu'il avait colonisé. L'Occident a placé Israël en terre conquise militairement et le défend. Ce n'est pas une dette de sang qu'il paye, ce sont ses intérêts qu'il continue de défendre par la canonnière. Mais si l'Occident ne peut plus soutenir Israël qui lui devient trop coûteux que deviendra-t-il au sein du monde musulman ? Pour l'heure, l'Occident et Israël pensent que le siècle juif[5] et américain n'est pas terminé. Israël pousse ses derniers pions. Il se précipite encore dans la guerre pour se convaincre que la roue de l'Histoire tourne toujours en sa faveur. Il ne se rend pas compte que l'Occident qui l'a meurtri, qu'il a conquis par son assimilation, est maintenant de plus en plus préoccupé par lui-même. Pourra-t-il compter indéfiniment sur les USA et la France pour assurer sa sécurité ? Pourra-t-il continuer d'être un corps étranger dans son environnement ?
Tout se passe comme si, il ne restait plus de solution pour Israël que de se constituer en bastion inexpugnable avant que l'Occident ne fléchisse trop dans son soutien. Afin que protégé de l'Occident, il en devienne le défenseur pour conserver sa position en son sein. Car tel paraît être l'enjeu : chasser les populations arabes de la Palestine, mettre fin au prétexte des deux États et maintenir des pays arabes dans la sphère occidentale. Transformer le coup d'éclat du Hamas en défaite palestinienne et arabe est l'objectif de l'Occident et d'Israël, même si, comme on le fait croire, cela n'a pas été programmé, cela n'était pas dans la logique des choses. On a monté le Hamas disent les services spéciaux israéliens pour descendre l'OLP, représentant officiel du peuple palestinien aux yeux de la communauté internationale, on le descendra à son tour le moment venu pour en finir avec le peuple palestinien, pouvaient-ils penser. Il faut chasser les populations palestiniennes de Gaza, objectif non déclaré, car non légitime, et non pas détruire l'ennemi, objectif déclaré, car légitime. En vidant Gaza de ses populations, « le bassin de son eau », il n'y aura plus de résistance palestinienne à l'occupation, plus de « poissons dans l'eau ». Il faut triompher de Hamas, du Hezbollah, pour prétendre défendre des pays arabes contre l'Iran. C'est le seul moyen de faire préférer à des pays arabes comme l'Arabie saoudite la protection du camp occidental à la médiation chinoise. Israël n'occupera pas militairement Gaza, il bombardera le territoire, détruira ses infrastructures jusqu'à le vider de sa population. Mais cette logique peut-elle encore triompher ? Le coup d'éclat de Hamas est précisément d'avoir précipité la fin de la fiction des deux États, d'avoir exposé au monde le plan de nettoyage ethnique d'Israël.
Aujourd'hui Israël ne peut plus vider les territoires palestiniens au rythme qu'il souhaite. La Jordanie et l'Égypte ne peuvent pas accueillir toute cette population chassée de son territoire, le monde ne peut accepter que s'effectue un nettoyage ethnique. Le monde, y compris l'Occident qui lui accorde le droit de se défendre, mais non point d'exterminer une population ou d'effectuer un nettoyage ethnique, ne lui permettra pas de créer un tel désordre dans le monde. L'Iran, principal allié du Hamas, n'a pas besoin de s'impliquer. Il laisse Israël assumer les conséquences de sa politique. Le Hamas va être militairement défait, mais il aura infligé une véritable défaite diplomatique à Israël : il a fait violemment s'opposer le droit international à la volonté de purification ethnique et religieuse d'Israël, il a fait subir un échec de plus au projet sioniste, dans la mesure où l'État d'Israël a été fondé pour assurer la sécurité des Juifs après l'Holocauste, il a isolé le monde occidental dans sa défense d'Israël. Israël a le droit de se défendre parce que le monde occidental l'autorise à tuer des Palestiniens. Continuera-t-on à reconnaitre son droit à se défendre et à dénier aux Palestiniens le même droit ? Le roi est nu.
L'art de la guerre
Si donc un tel plan est mis en échec, si cette course contre la montre n'aboutit pas, si la sécurité d'Israël apparait de plus en plus menacée avec un Occident qui ne peut plus soutenir ses plans, pour vivre et survivre, ne devrait-il pas quitter la Palestine ou changer de stratégie, d'alliés ? Si donc l'allié d'hier n'est plus là, qu'en sera-t-il de l'ennemi ? S'il n'est pas transformé en allié, la seule solution sera de nouveau l'exil. L'art de la guerre n'est pas de détruire l'ennemi, et certainement pas lorsque l'ennemi n'est pas une armée, mais une société, mais de transformer un ennemi en allié, non pas par la force, mais par la soumission volontaire.
L'histoire transforme régulièrement des ennemis en amis. N'est-ce pas le cas des juifs et des chrétiens ? N'est-ce pas ce à quoi ce sont attachés et sont parvenus les Juifs en Occident ? Ils se sont confondus avec eux jusqu'à faire partie de l'élite. N'est-ce pas le cas des Allemands et des Japonais ? On ne soumet pas indéfiniment une société, si on ne l'extermine pas, la compétition se poursuit après la guerre. Jusqu'à présent Israéliens et Arabes se sont refusés à la compétition. Ils ont voulu triompher par la guerre. Les Israéliens pour dicter les conditions de la compétition, les Arabes pour les refuser, pour refuser l'occupation des terres. L'enjeu de la guerre étant de définir les conditions de la compétition, chacun s'efforçant de les définir à son avantage. On oublie alors que les conditions de la compétition sont elles-mêmes définies par la compétition. La suprématie militaire qui donne l'avantage dans la guerre est le résultat d'une supériorité dans la compétition générale. Il suffit de remettre en cause cette supériorité pour transformer ses conditions. Ainsi prend sens la pensée stratégique chinoise, pour qui il faut vaincre sans faire la guerre, triompher par la compétition générale pour l'emporter par la guerre si nécessaire. Quand un pays engage la guerre parce que c'est un mauvais perdant de la compétition générale, il a déjà perdu la guerre, mais ne le sait pas encore ou ne veut pas le reconnaitre. En se tournant vers la guerre contre le reste du monde, l'Occident restreint ses compétitions externes, il ne veut pas se tourner vers ses compétitions internes qui portent sa compétitivité. L'Europe ne veut pas se donner de leadership, l'Europe vieillissante ne veut pas de sang neuf pour se renouveler, elle en a peur. Elle a peur de son passé, d'une Allemagne puissante, de l'avenir qui la réduit à une partie du monde, elle ne veut pas rajeunir. Elle ne veut pas accepter la compétition avec ses nouvelles populations, leurs pays d'origine, revoir les conditions de sa compétition interne et externe pour se donner un nouveau souffle.
La guerre n'est pas la destruction de l'ennemi, mais juste la reddition de son armée. Quand la guerre confronte des armées contre des sociétés, la guerre ne se termine pas, quand elle se termine ce n'est plus en faveur de l'armée à moins que ne soit enfreint le droit de la guerre et que l'ennemi ne soit exterminé. Peut-on se résoudre à de telles extrémités ? Les guerres sont les points de rupture de la compétition, les moments où la compétition touche à ses conditions, les uns par la force pour les défendre, les autres pour les changer. L'Allemagne et le Japon ont trop compté sur la guerre, sur la transformation par la force de leurs rivaux en alliés ; ce sont eux qui ont été retournés par la deuxième guerre mondiale par un ancien ennemi en alliés contre un ancien ennemi, l'Union soviétique. Ils se sont ensuite efforcés de devenir les meilleurs élèves de la classe occidentale pour pouvoir regagner une certaine estime d'eux-mêmes, mais pas encore le pouvoir de choisir leurs ennemis et leurs alliés. Ils ne se précipitent plus cependant pour déclasser les vainqueurs de la guerre. L'Occident a été retourné d'ennemi des Juifs en leur allié, mais un allié qui n'a choisi de l'être qu'incidemment. Le chemin de croix des Juifs n'est pas terminé. Il sera terminé lorsqu'ils pourront choisir leur allié et leur ennemi. Ils ont choisi de s'établir comme nation démocratique juive dans un territoire musulman par la force. Peut-être pour y rester, y vivre en paix parmi les leurs, faudra-t-il considérer leurs voisins n'ont pas comme leurs ennemis, mais leurs amis. Les retourner par la guerre n'apparaissant plus possible choisira-t-on de le faire par une compétition équitable ?
Pour l'heure, Israël se soucie de mobiliser l'Occident pour en obtenir le pouvoir de se défendre. Ils ne sont plus en position de faiblesse comme en Occident pour occuper un territoire colonisé, mais en position de force. Ils sont du côté des dominants, non plus dans le camp des dominés. Il ne s'agit plus de coloniser de l'intérieur, mais de l'extérieur. Ils cèdent à la force plutôt qu'à leur intelligence pour conquérir leur environnement. Ils sont comme fatigués de leur ancienne et patiente posture de minorité qui leur a donné le monde. Au fond de leur compétitivité se cache une fatigue de la compétition. C'est elle et l'impatience qui leur font préférer la guerre, les font tomber dans une guerre sans fin. L'Occident lui aurait-il refusé son aide, s'il avait choisi la compétition et la coopération avec le monde musulman ? S'il avait choisi pour se protéger de se protéger de l'Occident plutôt que du monde musulman ? Il avait quelque raison pour cela, mais il fut plus facile de suivre le plus fort. Ils ont choisi de conquérir la Palestine non pas comme ils ont conquis l'Occident, non plus par l'assimilation en tant que minorité, par laquelle ils se sont donnés au monde et le monde s'est donné à eux, mais en dominants, par la force militaire. Ils ont oublié ce qu'est le pouvoir d'une minorité, ils sont devenus le bras armé de l'Occident.
La guerre n'est pas la solution, mais l'assimilation. La transformation d'un ennemi en allié par la force n'est pas la solution. L'ennemi ne disparait pas derrière l'allié, soumis, il attend son heure. L'allié dominé peut se transformer en allié dominant et en ennemi. L'assimilation n'exclut la compétition que du point de vue du dominant qui veut perpétuer sa domination. Il croit pouvoir assimiler sans pouvoir l'être lui-même. Il le peut parfois, mais pas toujours. Car l'assimilé peut être lui aussi capable d'assimilation. Il croit pouvoir rester universel indéfiniment, autrement dit être celui qui définit les règles et seul peut les transgresser. Il peut le rester longtemps, mais pas indéfiniment. La compétition renouvèle les hiérarchies. Il y a celui qui assimilé assimile et cet autre qui disparait. L'assimilé qui assimile hérite de deux sociétés, de celle dont il parvient et de celle qu'il adopte. L'assimilé qui disparait perd l'héritage de ses prédécesseurs et n'hérite pas de celle qu'il a adoptée. La Chine conserve sa médecine traditionnelle et adopte celle occidentale.
Accepter l'assimilation, affirme Léo Strauss, n'est pas une fin en soi : « ... L'assimilation ne peut pas signifier abandonner l'héritage, mais seulement lui donner une autre direction, le transformer. Et l'assimilation ne saurait être une fin en soi ; elle peut seulement être un moyen vers cette fin. L'assimilation est une étape intermédiaire pendant laquelle il s'agit de se distinguer en s'engageant en des activités qui ne sont pas en tant que telles juives, mais comme le dirait Nietzsche, européennes ou, comme nous dirions, occidentales. ... »[6] Léo Strauss s'est occidentalisé, mais n'a pas cessé d'être juif. Peut-être peut-on être plus clair, même s'il avait voulu faire de l'assimilation une fin en soi, s'il voulait oublier qu'il a été juif, dans le processus d'assimilation il en restera la trace, d'autres lui rappelleront son origine juive. Un assimilé peut perdre son ancien héritage, mais l'assimilation n'oubliera pas d'où il vient. L'estime de sa société adoptive dépendra de sa capacité d'assimilation qu'elle imputera à son héritage premier. On peut relever de plusieurs identités sans leur appartenir, sans y compter vraiment. L'assimilation est un processus qui n'efface pas ses termes, mais ne les laisse pas inchangés. «L'assimilation ne saurait être donc une fin en soi» signifie qu'on ne peut que se distinguer, d'une façon ou d'une autre. Et c'est en acceptant de changer que l'on peut rester soi-même, valoriser ce que l'on possède. Soi-même n'étant pas une identité invariable, mais ce qui se perpétue dans ce qui change, ce qui continue de vivre et de différer.
La globalisation est un processus qui contient son contraire. Ne peut se globaliser que ce qui peut s'enraciner, dispose d'un centre de gravité. Ce qui ne le peut pas se disperse. C'est après avoir assimilé le monde occidental et s'être globalisés que les Juifs ont pu éprouver et satisfaire le besoin de s'enraciner. Ils se divisent certes sur la manière, mais pas sur le besoin. C'est dans le monde et une capacité d'agir que l'on éprouve le besoin d'une identité. Et une identité multiple dispose toujours d'une identité centrale qui est d'autant plus vivante qu'elle cultive la multiplicité et alterne les centralités.
C'est dans le sous-ensemble moyen-oriental que l'État d'Israël devenu celui de Palestine démocratique et multiculturel a toute sa place. Le Moyen-Orient trouverait sa cohérence dans une Asie organisée autour de la compétition entre la Chine et l'Inde. Il ne peut y être une part de l'Occident qui s'attacherait à diviser et soumettre l'ensemble auquel il appartient. Pourquoi Israël aurait-il peur d'un État démocratique, multi-ethnique et multiculturel ? Pourquoi a-t-il besoin de se transformer en bras armé de l'Occident pour trouver sa place en Asie et au Moyen-Orient ? Les Juifs ne sont plus les dhimmi d'un empire. Le monde a choisi qu'Israël continuerait de faire la guerre aux Palestiniens, au monde arabe et musulman dans la paix du droit international qu'il peut bafouer. De qui Israël aurait-il besoin de se défendre ? Du monde entier ? Pour l'heure, il a choisi son camp. Est-ce le bon camp ou le camp de l'ère occidentale finissant ?
Le processus d'installation des Juifs en Palestine a eu lieu par la colonisation militaire, sous l'hégémonie occidentale, par un Occident coupable de pogromes et de génocide qui accorda aux juifs le droit de se défendre, d'avoir une terre sur un territoire qu'il avait colonisé et sur lequel les Juifs considéraient avoir des droits historiques. Aussi le droit de se défendre se confondit avec l'option d'une reconquête militaire de ces droits historiques et s'imposa à celle d'une reconquête pacifique. L'achat des terres ne fut que le processus qui amorça la conquête militaire. Pour quoi gagner la Palestine n'a pas eu lieu sans la canonnière ? Les Juifs et leurs capitaux en avaient les moyens. Parce que le temps était encore aux puissances coloniales et que les Juifs sionistes en position dominante avaient la possibilité de ne pas coexister avec les Arabes sous un même État. L'État d'Israël comme celui du Japon qui se réveillait au monde développait la même propension coloniale que celle de l'Occident. L'ONU en divisant la Palestine en deux États n'a fait qu'entériner une poursuite de la guerre dans la paix.
L'idée des deux États des Nations Unies fut une mauvaise idée, mais une autre n'était pas possible, elle était dictée par la puissance militaire et le droit international. Ce n'est pas un choix proprement juif, c'est d'abord un choix occidental et soviétique. Les Arabes déjà inscrits dans le combat anticolonial répondirent eux aussi par la guerre. Les deux États s'inscrivaient dans le processus de colonisation occidental et de décolonisation des peuples colonisés. La guerre se poursuivra en dessous du droit international.
La solution est dans un État arabo-juif démocratique où la minorité n'aurait pas peur de la majorité numérique, une minorité forte de sa globalisation, de ses ramifications mondiales avec pour mission d'unifier le Moyen-Orient plutôt que de le diviser. Où la minorité aurait sa place dans la nation arabo-juive, multiethnique et multiculturelle parce que donnant une autre place à la Palestine dans le monde en général et le monde arabe et musulman en particulier. Son État ne garantirait-il pas alors et plus certainement sa sécurité ? Inconcevable à l'ère de la domination occidentale, Israël ne pouvait s'inscrire que dans la stratégie occidentale de division et de domination du monde non-occidental.
Aujourd'hui, l'Égypte, la Jordanie et le Liban ne veulent pas accepter le nettoyage ethnique qu'opère l'armée israélienne sur le territoire de Gaza. Le but d'Israël est d'éradiquer le Hamas, chose impossible sans vider le territoire de sa population. Ces pays ne voudront pas le supporter, Israël voudra-t-il vider Gaza ? Sa politique de nettoyage ethnique avait besoin de temps de sorte que l'environnement d'Israël puisse le supporter. Mais les USA voudront-ils forcer ces pays, les affaiblir et être prêts à étendre la guerre ? Tout est là, la guerre avec le monde arabo-musulman n'est pas terminée, elle se continue, mais cela doit se faire sous contrôle. Si donc Israël ne vide pas Gaza après ses destructions massives, quel avenir pour les Palestiniens et Gaza ? Une fois encore la guerre embourberait les USA et détruirait la région.
Le sommet pour la « paix » tenu récemment au Caire a clairement opposé l'Ouest et le reste du monde. Il n'y a pas eu de plan de paix dans laquelle se poursuivra la guerre. Il sera encore question de gagner la guerre et non de gagner la paix. Ce qui s'impose par la guerre se défait par la guerre. La guerre sera défaite par la paix. Cela suppose une certaine coopération. Opposer la paix du reste du monde à la guerre occidentale est la bonne démarche. Mais la paix ne signifie pas la reddition, ni le renoncement total à la guerre, mais l'accumulation des forces. Une coopération de l'Inde et de la Chine qui sauraient maîtriser leur compétition pourrait-elle sauver la région de la destruction ? Offrir aux Juifs et aux Arabes une autre insertion dans le monde ? Je ne sais pas, mais je n'entrevois pas d'autre lumière au bout du tunnel. Le salut de la région passe par une Asie tournant autour de ces deux mastodontes, avec une Inde qui donnerait à son multilatéralisme un centre de gravité asiatique. En somme, la Palestine interpelle toute l'Asie pour que celle-ci se donne un ordre qui la protègerait des guerres.
L'Ouest veut arrêter l'ascension du reste du monde avec ses destructions guerrières. Il veut rester le seul à accumuler des forces, à dicter les règles et leur application. C'est ainsi qu'il faut lire les destructions que causent les armées occidentales maintenant dans le monde.
Notes :
[1] Graham Allison. Vers la guerre. La Chine et l'Amérique dans le piège de Thucydide ? Odile Jacob. 2019.
[2] Henry Laurens. La question de Palestine (5 tomes). Voir Israël - Palestine, la paix impossible - Henry Laurens https://www. youtube. com/watch?v=4XSBHjfcvkU
[3] Schlomo Sand. Comment le peuple juif fut inventé. Fayard. 2008.
[4] On ne veut pas reconnaitre que c'est la surproduction économique occidentale qui est à l'origine de la surproduction démographique africaine. On a fabriqué des consommateurs, mais pas des producteurs.
[5] « L'âge moderne est l'âge des juifs, explique-t-il. Et le XXe siècle est le siècle des juifs. La modernité signifie que chacun d'entre nous devient urbain, mobile, éduqué, professionnellement flexible. En d'autres termes, la modernité, c'est le fait que nous sommes devenus tous juifs. » Yuri Slezkine. Le siècle juif. La découverte. 2018.
[6] Léo Strauss. Pourquoi nous restons juifs. Alia. 2017.
par Derguini Arezki
Lundi 6 novembre 2023
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5324900
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