Le président des Etats-Unis, Richard Nixon, avec son conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger, sur la colonnade à l’extérieur du bureau Ovale de la Maison Blanche à Washington, le 16 septembre 1972.
Emigrant juif allemand, « Dear Henry » occupa des postes parmi les plus importants des Etats-Unis de 1968 à 1977, notamment secrétaire d’Etat de Nixon. Il usa de la diplomatie secrète dans une recherche de compromis, notamment au Vietnam et au Proche-Orient.
« Docteur Folamour », « Metternich de Nixon », « Cyclone du Proche-Orient » : ces surnoms attribués à Henry Alfred Kissinger, mort mardi 29 novembre dans sa maison du Connecticut à l’âge de 100 ans, témoignent de l’exceptionnelle personnalité et de l’immense pouvoir sur la marche du monde, de 1968 à 1977, de celui qui fut surtout appelé « Dear Henry », par affection ou dérision. Sa disparition a été annoncée par un communiqué de son cabinet de conseil.
Sa vie illustre la réussite extraordinaire d’un universitaire, théoricien de la diplomatie promu acteur de premier rang sur la scène internationale. Entre cynisme et séduction, brutalité et habileté, cet artisan de la Realpolitik américaine et de la politique de « détente » avec l’URSS privilégia la stabilité planétaire sur la démocratie et les droits de l’homme. Sa carrière témoigne de la mobilité de la société américaine où un émigrant juif allemand sans ressources parvient à accéder aux sommets du pouvoir, jusqu’à devenir le diplomate le plus célèbre du monde.
Heinz Alfred Kissinger est né le 27 mai 1923 à Fürth près de Nuremberg, premier fils d’une famille dont le père, Ludwig, instituteur, était de stricte obédience juive. Plus tard, Heinz devenu Henry évoquera avec émotion sa bar-mitsva célébrée en plein déchaînement de l’antisémitisme nazi. Paula, sa mère, organise le départ de la famille pour les Etats-Unis. En 1938, les Kissinger s’installent dans un quartier juif de New York, où Heinz fréquente l’école tout en gagnant ses premiers dollars comme garçon de courses.
Bien décidé à s’assimiler, il vit une adolescence difficile et brille aux examens. Mais la guerre altère son plan de carrière. Naturalisé dès son incorporation, il subit le baptême du feu dans les Ardennes, où il se porte volontaire pour les patrouilles dangereuses. A la fin de la guerre, l’armée lui confie l’administration des villes bavaroises et l’application de la « dénazification ». Malgré les consignes interdisant la fraternisation, Henry manifeste déjà un goût prononcé pour la compagnie des femmes. En 1947, il rentre aux Etats-Unis : la prestigieuse université de Harvard l’admet au vu de ses états de service.
Sous la tutelle du responsable du département des sciences politiques ayant ses entrées à la Maison Blanche, Kissinger est chargé d’organiser un « séminaire international » auquel participent de nombreuses personnalités étrangères. Il se constitue ainsi un prestigieux carnet d’adresses qu’il saura faire fructifier.
Une absence de scrupules
Mais « Henry » doit son ascension politique à sa rencontre avec deux personnalités du Parti républicain, en compétition permanente, Nelson Rockefeller et Richard Nixon. Le premier, alors conseiller du président Eisenhower et situé à la gauche du parti, fait sa connaissance lors d’une conférence. Ebloui par le talent du jeune universitaire, il le charge de la rédaction d’un rapport de synthèse d’un colloque international sur l’arme atomique. Le texte, édité en 1957, devient un succès de librairie.
Le président des Etats-Unis, Richard Nixon, avec son conseiller à la sécurité nationale, Henry Kissinger, sur la colonnade à l’extérieur du bureau Ovale de la Maison Blanche à Washington, le 16 septembre 1972.
Désormais connu du public, Kissinger retourne à Harvard pour écrire sa thèse de doctorat en relations internationales. Il y analyse la façon dont le chancelier autrichien Klemens Wenzel von Metternich et le secrétaire britannique aux Affaires étrangères, lord Castlereagh, avaient façonné un nouvel ordre européen au Congrès de Vienne en 1815.
Cela ne l’empêche pas de travailler comme consultant pour Rockefeller. Dans le sillage de son protecteur, gouverneur de l’Etat de New York, il fréquente les salons et devient une personnalité recherchée à Manhattan. Il publie de nombreux articles et vend un temps ses conseils à l’administration démocrate du président Johnson.
A l’été 1968, déçu que le Parti républicain ne choisisse pas son mentor Rockfeller mais Richard Nixon comme candidat à la présidentielle, le Dr Kissinger déclare que ce dernier est « inapte » à la présidence et dangereux, car capable de déclencher une guerre nucléaire. Une fois élu, Nixon n’est pas rancunier : il le nomme conseiller pour les affaires de sécurité. Les diplomates du département d’Etat, conscients que les grandes options de la politique étrangère vont leur échapper, le considèrent comme un intrus.
Installé à la Maison Blanche pendant le premier mandat de Nixon, il cumule la fonction de conseiller avec celle de secrétaire d’Etat à partir du 22 septembre 1973. Ce jour-là, les larmes aux yeux, il déclare : « Dans aucun autre pays du monde, un homme de mes origines pourrait être appelé au poste qui vient de m’être attribué. » Aux journalistes qui lui demandent comment il veut être appelé, il répond en souriant : « Simplement Excellence, cela suffira… »
L’historien Kissinger et l’homme politique Nixon forment un attelage en apparence harmonieux, uni par une immense ambition, une absence de scrupules et une volonté de contrôle total qui frise la paranoïa. Leurs rapports sont en réalité tourmentés : Kissinger surnomme le président « notre ami l’ivrogne » hors de sa présence, tandis que Nixon lui conseille de « se soigner ». Mais Nixon méprise les diplomates professionnels, d’où sa volonté de renforcer l’autorité de Kissinger. « La politique étrangère doit être la responsabilité de la Maison Blanche et non des homosexuels en pantalon rayés du département d’Etat », estime le président. Il fait de son conseiller le seul exécutant de sa diplomatie. « Il faut que ce soit Henry pour le Vietnam, la Chine, l’Union soviétique, et le Proche-Orient ».
Virtuose
Henry Kissinger cite souvent Goethe pour qui « mieux vaut une injustice qu’un désordre ». La stabilité d’un monde où les deux super-grands sont en mesure de se détruire mutuellement est son principal objectif. D’où sa recherche permanente du compromis par la négociation, en s’appuyant au besoin sur la force. Il accomplit ainsi en virtuose un difficile exercice d’équilibre par la diplomatie secrète, mécontentant les diplomates professionnels.
Opposé à la guerre du Vietnam, il reproche en privé aux présidents Kennedy et Johnson, de s’être engagés dans une aventure militaire vouée à l’échec. Mais une fois au pouvoir aux côtés de Nixon, le conseiller justifie l’engagement des forces américaines par la nécessité de maintenir la puissance américaine en Asie, sans pour autant croire possible une victoire militaire. Les « hippies », étudiants, quakers et autres pacifistes le hérissent.
Après trois ans de négociations secrètes, pressé par l’opinion, il parvient à un accord avec Hanoï en janvier 1973, menant parallèlement une intense campagne de bombardements. Il étend aussi la guerre au Cambodge, ce qui facilitera la tragique prise du pouvoir des Khmers rouges. Cette stratégie, destinée à sauvegarder un Vietnam du Sud autonome et à terminer la guerre « dans l’honneur », est mise en échec par l’offensive nord-vietnamienne qui, en 1975, balaie le régime de Saïgon. Entre-temps, fin 1973, il reçoit le prix Nobel de la paix, suscitant l’ironie de ses détracteurs.
Le conseiller spécial américain Henry Kissinger et Le Duc Tho, chef de la délégation nord-vietnamienne, échangent une poignée de mains à la suite des pourparlers ayant abouti à un accord de cessez-le-feu au Vietnam, le 23 janvier 1973 à Paris.
Le conseiller spécial américain Henry Kissinger rencontre le premier ministre chinois, Zhou Enlai, en juillet 1971, à Pékin.
A la manière de De Gaulle après la guerre d’Algérie, Kissinger s’efforce de masquer la défaite au Vietnam en « rebondissant » sur d’autres terrains et réussit deux percées diplomatiques majeures. Il met fin à deux décennies d’hostilité entre Washington et Pékin en organisant la visite de Nixon en Chine en février 1972. En parallèle, il œuvre au rapprochement avec l’Union soviétique avec la visite du même président à Moscou, en mai 1972.
Le bon climat des relations américano-soviétiques cependant s’assombrit en octobre 1973 avec la guerre du Kippour. La menace d’une intervention soviétique au Proche-Orient risque de compromettre la détente. « Henry d’Arabie » – un autre de ses surnoms – désamorce la crise : il obtient le désengagement des forces égyptiennes et israéliennes le long du canal de Suez, préparant le terrain aux accords de Camp David de 1978 entre l’Egypte et Israël.
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Cinglant, voire méprisant
Avec l’Europe, ses relations sont ambiguës. Ses origines lui permettent de comprendre l’aspiration du Vieux Continent à se dégager de la tutelle américaine, mais il reste méfiant à l’égard des dirigeants européens. Les réticences de ces derniers, leur souci de négocier directement avec les pays arabes au moment de la crise pétrolière, l’obligent à abandonner en 1974 son idée de nouvelle « Charte atlantique ». Bien plus tard, en 2022, peu après le début de l’agression russe contre l’Ukraine, Kissinger fera référence au désastre de la Première guerre mondiale pour suggérer aux Ukrainiens, au grand dam de Kiev, d’accepter de céder de leur territoire à la Russie en échange d’un accord de paix.
Mais à partir de 1972, le scandale du Watergate relègue les autres dossiers et éclabousse Kissinger. Il se défend d’avoir fait placer plusieurs de ses collaborateurs sur une table d’écoute et prend ses distances avec le président Nixon. Mais il n’abandonne pas l’homme auquel il doit son ascension. Et reste à la Maison Blanche sous Gérald Ford jusqu’à l’élection du démocrate Jimmy Carter en 1976.
Selon ses proches collaborateurs, « Dear Henry » était exigeant, impatient. Il pouvait être cinglant, voire méprisant. Mais il savait charmer ceux dont il avait besoin, à commencer par les journalistes séduits par son esprit brillant, son sens de la répartie et un humour acéré souvent exercé à ses propres dépens.
Sa voix grave au fort accent germanique était une aubaine pour ses imitateurs. Il fit sensation dans les réceptions mondaines à Washington. Il cultiva longtemps, avant son second mariage, en 1974, avec Nancy Maginnes, sa réputation de « swinger » (noceur) toujours accompagné de jolies femmes. « Elles sont attirées par le pouvoir qui est un véritable aphrodisiaque », disait-il. Mais selon ses amis, il jouait ce personnage alors qu’il était, au fond, un homme rangé et plutôt conventionnel.
Pince-sans-rire, il savait dérider et désarmer ses interlocuteurs. A un journaliste agressif, il répondait : « J’apprécie l’esprit constructif qui inspire votre question. » A un autre qui lui demandait où il se trouvait la nuit de l’effraction du Watergate, il déclara : « J’ai d’habitude d’excellents alibis pour mes soirées. » Et pour expliquer son ultime voyage à Moscou, il confia : « Je ferais tout pour du caviar. »
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