Chaque nuit ou presque, deux mois durant, Jean-Marie Le Pen se rend au domicile d’un « suspect », accompagné d’une escouade de parachutistes. Ses victimes, quand elles ont survécu, ou leurs proches, ont témoigné au fil des années des tortures subies. Rappel.
Les récits dont on va lire une synthèse sont ceux de victimes et/ou de témoins oculaires. Ils sont tirés du périodique Résistance algérienne (1957), cité par Hafid Keramane dans La Pacification (1960) et Vérité-Liberté (1962), du Canard enchaîné (1984), de Libération (1985), du film de René Vautier À propos de… l’autre détail (1985), du livre de Hamid Bousselham Torturés par Le Pen (2000), du journal Le Monde (2002), du livre de Florence Beaugé Algérie, une guerre sans gloire (2005) et enfin du film de José Bourgarel, La Question : Le Pen et la torture (2007).
Presque tous leurs auteurs ont témoigné plusieurs fois, sans varier, et sont venus le faire en France sous serment lors de multiples procès intentés par Jean-Marie Le Pen dans les années 1980, 1990 et 2000.
Le quotidien de l’officier opérant comme Le Pen au niveau d’une section durant la « bataille d’Alger » nous est connu. Chaque nuit ou presque, sur la base d’un renseignement obtenu d’un interrogatoire réalisé par lui ou par d’autres, ou encore d’une fiche des Renseignements généraux, il se rend au domicile d’un « suspect », accompagné d’une escouade de parachutistes.
Puis il se livre, souvent accompagné d’un mouchard cagoulé (un bou shkara, disent les Algériens), à une « arrestation » qui a tout d’un enlèvement et dont bien des familles algériennes ont conservé le souvenir : entrée au domicile avec une violence ostentatoire, brutalités et insultes à l’égard des proches, fréquents saccages des lieux souvent accompagnés de vols, absence d’explications sur le motif de l’arrestation comme sur le lieu de détention du « suspect ».
La famille n’a généralement plus aucune nouvelle, pendant quelques mois ou des années, parfois pour toujours.
Telle fut la routine du lieutenant Le Pen. C’est ce que disent de façon circonstanciée et parfaitement crédible plusieurs témoins directs, principalement des victimes de ses « interrogatoires ». Ils dessinent la chronologie et la géographie, nécessairement partielles mais parfaitement cohérentes avec ce que nous savons par ailleurs, des agissements de Le Pen à Alger.
Lorsqu’il a tenté de les réfuter, Le Pen a prétendu qu’il n’avait pu intervenir dans tous les lieux où ils affirment l’avoir vu opérer, car beaucoup étaient hors de « son secteur ». C’est faux. Des secteurs d’occupation d’Alger sont en effet répartis entre les différents régiments de la 10e division parachutiste. Mais la plus grande souplesse dans l’action leur est recommandée, au nom de l’efficacité. La recherche de « suspects » les conduit nécessairement à faire preuve d’une grande mobilité et à mener des raids dans toute la ville.
Des dizaines de victimes en deux mois
Deux vastes et belles villas algéroises réquisitionnées, dotées de grands jardins, servent de centres de « tri » principaux au 1er REP de Le Pen, c’est-à-dire qu’on y enferme des « suspects » pour les interroger : la villa Sésini, PC du régiment, et la villa Les Roses à El Biar, où cantonne l’unité de Le Pen. La caserne de Fort-L’Empereur, également située sur les hauteurs de la ville, est aussi utilisée à cette fin. Mais les unités engagées se partagent au gré des besoins des dizaines d’autres centres de torture disséminés dans la ville et sa périphérie, où ils s’échangent fréquemment les « suspects ».
Selon Le Pen, les accusations de torture à domicile portées contre lui par certains témoins seraient invraisemblables. Il n’en est rien. Les parachutistes subissent alors de la part de leur commandement une forte pression pour faire à tout prix du chiffre. Et l’interrogatoire doit être réalisé au plus vite, si possible sur-le-champ, pour empêcher d’éventuels complices dénoncés d’avoir le temps de s’enfuir.
En janvier 1957, l’armée quadrille les quartiers algériens et y multiplie les démonstrations de sa puissance, tout entière mobilisée sur un objectif : empêcher le succès de la grève générale de huit jours annoncée par le Front de libération nationale (FLN), en dissuadant la population d’y participer. Déclenchée le 28 janvier, violemment réprimée, la grève est pourtant massivement suivie, mais elle fournit aux militaires parmi les grévistes de nouveaux « suspects » à interroger.
Si plusieurs témoins ont eu affaire à Le Pen durant les mois de février et mars 1957, il faut noter qu’aucun ne dit l’avoir croisé en janvier. En effet, le député est alors rentré « en permission » à Paris durant une quinzaine de jours, afin d’y faire campagne lors d’une législative partielle.
Février 1957
Nous retrouvons donc Le Pen pour la première fois dans la nuit du 2 au 3 février, veille du dernier jour de la grève, dans trois récits recueillis en avril 2002 par la journaliste du Monde Florence Beaugé.
Au soir du 2 février, Le Pen et ses hommes font tout d’abord violemment irruption au 5 impasse de la Grenade, dans la Casbah. Les hommes sont interrogés sur place, devant tous les présents. Abdelkader Ammour, 19 ans, est l’un d’eux. Dénudé, il est immédiatement soumis à la torture, selon les procédés déjà très normés en usage au sein de l’armée française, souvent appris en Indochine et qui ont été décrits par d’innombrables témoins, algériens ou non. Ils ne nécessitent qu’un équipement très sommaire – une source d’électricité et d’eau – et, en théorie, ne laissent que peu de traces physiologiques, à la différence d’autres procédés tels que le « chalumeau », le nerf de bœuf, la suspension ou encore la bouteille destinée au viol, qui sont toutefois aussi parfois utilisés par les militaires.
D’abord, des électrodes sont placées sur ses seins et son sexe. Puis il doit ingérer de force de grandes quantités d’eau sale. C’est Le Pen, assis sur lui, qui commande la torture. Une voisine, Saliha Meziane, dont le mari fait partie des torturés dans cette maison, raconte à la journaliste que les hommes suppliciés hurlaient « comme des loups ». Le viol d’une femme de la maison est rapporté.
À ce moment, les habitant·es de la maison ignorent le vrai nom du lieutenant qui dirige l’opération. Ses hommes ne l’appellent en effet que par un pseudonyme : « lieutenant Marco ». Quelques semaines plus tard, comme d’autres de ses victimes, ils découvriront son identité en le reconnaissant sur une photo publiée dans la presse d’Algérie. On l’y voit en effet décoré de la croix de la Valeur militaire par le général Massu, à la villa Sésini.
Durant la même nuit, « Marco » apparaît quelques centaines de mètres plus loin, au 33 rue N’Fissa, chez les Merouane. Et à nouveau un plus loin, au 3 rue Ben-Ali, toujours dans la Casbah, chez les Amara.
Chez les Merouane, il cherche deux des fils, Ali et Boualem. Leur frère Mustapha est interrogé par Le Pen : ingestion d’eau sale, puis torture au moyen d’un sommier métallique électrifié par ses soins. Enfin, pistolet sur la tempe, il subit un simulacre d’exécution. Le lendemain, il est conduit, de même que son père Mohamed, à la caserne de Fort-L’Empereur où se trouvent de nombreux détenus en cours d’interrogatoire. Le Pen l’y torture à nouveau, de même que son père. Après quelques semaines, ce dernier et quatre autres prisonniers, selon Mustapha Merouane, sont exécutés et leur corps sans doute « brûlé ».
Au petit matin, chez les Amara, Le Pen cherche Ali, dit Allilou. Comme il est absent, Mohamed, 18 ans, et Saïd, 24 ans, sont embarqués à Fort-L’Empereur, où Saïd est torturé, au point, dit son jeune frère à Florence Beaugé, d’être « méconnaissable ». Ils y côtoient de nombreux détenus, tous torturés. Saïd Amara disparaîtra, donné comme « abattu le 13 mars » par un document militaire archivé.
Peu après, à un moment qu’il situe « à la fin de la grève », donc au début de février, Mohamed Abdellaoui, 27 ans, ouvrier chez Bastos, a lui aussi rencontré Le Pen et ses hommes. Il l’a également raconté à Florence Beaugé en 2002. Pris chez lui au 4 rue du Sphinx, dans la Casbah, il est conduit à la caserne de Fort-L’Empereur et enfermé avec d’autres. Puis un soldat l’interpelle en des termes pour lui incompréhensibles à ce moment : « Abdellaoui, le député t’attend à l’Assemblée. » Dans un bureau, l’attendent ceux que les détenus appellent les « patrons » : le lieutenant Le Pen et le commandant Aussaresses. Ils cherchent un responsable important du FLN. Abdellaoui est torturé à l’eau et à l’électricité par Le Pen et Aussaresses.
Le 10 février, le lieutenant Le Pen et ses hommes défoncent la porte d’Ahmed Korichi et le conduisent à la villa Les Roses. Torturé à l’électricité sous les ordres de Le Pen, il y reste dix-sept jours. Il ira témoigner à Paris en mars 1985 au procès intenté par Le Pen au Canard enchaîné.
Dans un témoignage publié par Libération en 1985, Makhlouf Abdelbaki affirme quant à lui avoir été arrêté le 22 février, conduit dans un lieu dont il est le seul à faire mention et qu’il définit de façon imprécise comme « un camp à Sidi Ferruch ». Il dit y avoir été longuement torturé sous les ordres de Le Pen.
Au cours du même mois de février, sans que la date exacte ne nous soit connue, Boukhalfa Hadj, agent municipal, maître d’hôtel du maire d’Alger Jacques Chevallier, reçoit lui aussi en pleine nuit la visite de l’escadron de Le Pen. Le maire d’Alger, ancien ministre de la défense, est un « libéral ». Il a des relations avec des nationalistes et les « paras » veulent savoir qui lui rend visite.
Sous la direction de Le Pen, Boukhalfa est torturé à l’électricité, à l’eau, on lui enfonce les yeux dans les orbites, ce qui le laissera quasi aveugle, et on lui casse les doigts. En 1966, Jacques Chevallier lui fournit un certificat dans lequel il identifie formellement Le Pen comme le lieutenant responsable de ces actes. On entend et on voit Boukhalfa dans un film de René Vautier diffusé au procès du Canard enchaîné. On peut aussi y voir ledit certificat, reproduit par Lionel Duroy dans Libération et authentifié.
Le même cinéaste militant a, dans les années 1980, enregistré le témoignage d’Ali Rouchaï, dit Dahmane. Sa torture par Le Pen a été dénoncée par le périodique clandestin du FLN Résistance algérienne dès juin 1957. Arrêté sur son lieu de travail « le 21 ou le 22 février », il est conduit à la villa Les Roses par Le Pen. Après trois jours de tortures selon les procédés en vigueur, désespéré et craignant de parler, il se tranche la gorge avec un tesson de bouteille. À l’hôpital où on le fait soigner, les paras harcèlent le médecin pour le reprendre. Ce qu’ils font après près d’un mois, pour le torturer à nouveau.
René Vautier a aussi filmé Mohamed Louli, 30 ans au moment des faits. C’est chez lui, à Notre-Dame d’Afrique, que Le Pen et ses hommes l’ont pris, dans la nuit du 23 au 24 février. À la villa Les Roses, en présence de Le Pen et du capitaine Martin, il est torturé à l’eau. Puis, en compagnie d’autres détenus, il creuse des « tombeaux » dans le jardin. Les militaires y « stockent » les détenus en attente d’« exploitation ». Ils le font aussi, nous le verrons, à la villa Sésini.
Malika Rahal et moi-même avons vu, en novembre 2022, dans la cave d’une ferme coloniale servant à la torture, la ferme Perrin, de semblables installations. Louli ajoute qu’entre deux séances de torture, Le Pen fait des sermons, des « séances de politique », dit-il. Il dit encore avoir vu quatre détenus mourir de la torture et un autre abattu.
Lakhdari Khelifa, 34 ans, est ouvrier chez Job et syndicaliste de l’UGTA, l’Union générale des travailleurs algériens, syndicat indépendantiste affilié au FLN. « Un soir de février », raconte-t-il à René Vautier, il tombe dans un guet-apens dans la boutique d’un tailleur auquel il rend visite, rue Montaigne. Il est conduit par le lieutenant Le Pen à la villa Les Roses, où ce dernier le torture à l’électricité. Il note : « Le Pen, c’était un parleur, il faisait de la psychologie : “Pourquoi vous faites la guerre, qu’est-ce qui vous manque en Algérie ? Moi, je suis un député, je suis venu ici pour la pacification.” » À la villa Les Roses, il côtoie de nombreux détenus torturés, dont Ali Rouchaï.
Mars 1957
Le 1er mars, Le Pen et ses hommes sont à nouveau dans la Casbah. Ils pénètrent au 7 rue des Abencérages, chez les Moulay. Ils y cherchent Ali Bahriz, le frère de Mme Moulay. Du fait d’une ressemblance physique, ils se saisissent par erreur, comme cela arrive souvent, de son frère Rachid. Ils le conduisent dans un immeuble d’El Biar, celui où Ali Boumendjel sera bientôt « suicidé » et où seront notamment torturés Maurice Audin et Henri Alleg, puis à Fort-L’Empereur. Ayant compris leur erreur, ils reviennent le lendemain avec Rachid, ensanglanté.
Son beau-frère, Ahmed Moulay, est alors interrogé. Son fils, Mohamed Chérif Moulay, alors âgé de 12 ans, raconte à Florence Beaugé comment toute la famille assiste, terrorisée, au long supplice d’Ahmed Moulay. À l’ingestion forcée d’eau souillée va succéder l’électricité. Moulay est électricien et les paras l’emportent dans son atelier. Puis un para s’écrie : « Mon lieutenant, il est mort ! » Le corps, rhabillé, est déposé dans la rue. Retentit alors le bruit d’une rafale de mitraillette.
Quand sa femme Rania ira demander des comptes au commissariat, elle s’entendra répondre : « Votre mari est mort au cours d’un règlement de comptes entre fellaghas. » Comme la tentative d’évasion ou le suicide, le « règlement de comptes » est l’une des façons fréquemment employées par les militaires pour maquiller une exécution sommaire. Mohamed Chérif Moulay est l’enfant de 12 ans qui a trouvé chez lui le lendemain le fameux poignard des Jeunesses hitlériennes portant l’inscription « JM Le Pen 1er REP ». Celui-ci, grâce à la détermination de Florence Beaugé, a été produit en 2004 au procès intenté par Le Pen au Monde.
Le 8 mars, à Notre-Dame d’Afrique, le lieutenant Le Pen et ses hommes s’emparent d’Abdenour Yahiaoui, 19 ans, dont ils cherchent le cousin. Les paras sont pressés et commencent à le torturer dans la voiture. À la villa Les Roses, il est mis « au tombeau », procédé qu’il décrit dans les mêmes termes que Mohamed Louli. Le soir, c’est Le Pen qui dirige les tortures, tout en prenant des notes. Yahiaoui indique : « Il nous avait même conviés, si on avait l’occasion de passer à Paris, à demander après M. Le Pen, à l’Assemblée nationale. »
Ces sévices-là firent dès le 1er avril 1957, lendemain de la libération d’Abdenour Yahiaoui, l’objet d’un dépôt de plainte auprès de la police, son père étant lui-même policier. La plainte n’eut, comme tant d’autres, aucune suite judiciaire. Mais un rapport du commissaire principal Gilles adressé au préfet d’Alger fut conservé par Paul Teitgen. Ce haut fonctionnaire à la préfecture d’Alger, horrifié par les méthodes des militaires, le communiqua à l’historien Pierre Vidal-Naquet. Celui-ci le publia en 1962 dans un numéro du périodique Vérité-Liberté, sous le titre « Le Pen : député tortionnaire ».
Enfin, Pierre Vidal-Naquet publia dans le même périodique un autre document : un dossier de la brigade criminelle d’Alger témoignant de ce qui est sans doute la dernière des exactions commises par le lieutenant Le Pen, durant la nuit du 30 au 31 mars 1957, c’est-à-dire quelques heures avant son départ d’Alger. Une plainte a été déposée par Ahmed Bouali ben Ameur, 37 ans, veilleur de nuit à l’hôtel Albert, boulevard Pasteur à Alger. Il y déclare que, vers 2 heures du matin, pour avoir refusé de lui ouvrir l’accès au bar de l’hôtel, il a été frappé, menacé d’une arme puis enlevé par un Jean-Marie Le Pen manifestement ivre, qui l’a conduit à la villa Sésini, l’y a mis brièvement « au tombeau », avant de le libérer en lui enjoignant de « la fermer ».
La plupart des anciens du 1er REP, quant à eux, ont observé jusqu’à ce jour le silence le plus complet. Certains, tel le capitaine Martin, alors supérieur direct de Le Pen à la villa Les Roses, lui-même accusé dans des témoignages d’avoir au moins assisté à la torture, ont tenu à témoigner sous serment lors de procès intentés par Le Pen de la parfaite « correction » de ce dernier à l’égard des « suspects ». Cependant, l’ancien légionnaire hollandais Wilhelmus Waal, qui réceptionnait certains « suspects » à la villa Les Roses pour les conduire à la villa Sésini, déclara à Lionel Duroy, de Libération : « J’ai vu des sadiques, ce qui n’était pas le cas de Le Pen, mais rarement des officiers qui s’engagent de telle façon. Il tapait sur un type qui était déjà bien entamé. Et encore branché à la “gégène”. »
Fabrice Riceputi
27 juillet 2023 à 11h08
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/270723/alger-1957-la-routine-sanglante-du-lieutenant-marco
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