Manifs dans les couloirs, invectives sur les réseaux sociaux, malaise chez les étudiants : depuis le 7 octobre, la guerre entre Israël et le Hamas fracture l’institut de la rue Saint-Guillaume.
C’est une manif comme Sciences-Po Paris n’en avait jamais vu : plusieurs dizaines d’étudiants, les bouches barrées de Scotch noir et affiches à la main, défilant dans le cloître le 27 octobre pour réclamer la fin des « massacres à Gaza ». Sur la boucle WhatsApp créée par le groupe à l’origine de cette action, Students for Justice in Palestine, les mots d’ordre se déclinent plus crûment encore. Les attaques du Hamas sont qualifiées de « résistance justifiée », en aucun cas de terroristes. Certains messages comportent même des relents antisémites. A une élève qui s’indignait qu’une vie juive semble valoir si peu aux yeux de certains, un camarade a rétorqué : « Demande à Rothschild ! »
Tout se passe comme si une frontière invisible s’était dressée depuis le 7 octobre rue Saint-Guillaume. D’un côté, des étudiants juifs qui se sentent ostracisés et niés dans leur peine. Et de l’autre, des élèves pro-palestiniens qui pointent la responsabilité de l’Etat hébreu, voire de tous les juifs, dans l’escalade guerrière. Sciences-Po accueille 76 ressortissants des deux pays ennemis, tentés de rejouer le conflit. Dans cette fabrique de l’élite française où l’on se plaît à débattre, la logique de camp semble désormais prévaloir. Ici comme dans d’autres universités, ils s’affrontent sur Instagram, WhatsApp, à coups d’affiches – « Palestine vivra » ou « Bring Them Home Now » – et de rassemblements en mémoire des victimes.
« C’est hypertendu, explosif, inflammable », constate Samuel Lejoyeux, président de l’Union des Etudiants juifs de France (UEJF). La direction a même signalé au procureur de la République deux étudiants dont les messages sur les réseaux sociaux peuvent s’apparenter à de l’apologie du terrorisme et de la discrimination.
Un stress attisé par des commentaires de camarades
Le climat s’est dégradé juste après les attaques. Le 10 octobre, sur le campus de Paris, des étudiants de l’UEJF – « les sionistes » comme les surnomment leurs contempteurs – ont collé sur les murs de l’institut des photos d’Omri Ram, un jeune Israélien passé ici en 2022 dans le cadre d’un échange universitaire et tué par le Hamas lors du festival techno de Réïm. Au même moment, dans les couloirs, des militants pro-Palestine ont tracté pour appeler à participer à une manifestation interdite en solidarité avec Gaza. Rachel (le prénom a été modifié), étudiante de 20 ans, témoin de la scène, se souvient :
« Ils ont failli en venir aux mains. On se sent très seuls, toujours obligés de justifier les actes d’Israël, comme si cet Etat n’avait pas le droit d’exister. Beaucoup affirment que ce qui s’est passé là-bas n’est pas vrai. »
Politiquement plutôt à gauche, les élèves de Sciences-Po pencheraient davantage du côté de ceux qui souffrent, soit, à leurs yeux, les Gazaouis. « Si tu condamnes le Hamas, tu es sioniste, donc raciste et islamophobe », résume Maxime, responsable du Printemps républicain à Sciences-Po Paris. Les « vous êtes des colonisateurs » et autres « le Hamas, c’est la libération » balancés dans les couloirs ont eu raison de la santé mentale de Rachel. Arrêtée, elle est sous anxiolytiques.
Il n’y a pas que le campus de Paris qui s’embrase. C’est le cas aussi à Menton, une annexe spécialisée sur le Proche-Orient, où la majorité des étudiants viennent de l’étranger : Egypte, Maghreb, Etats-Unis. Ici, la guerre s’importe dans les amphis et les téléphones. Le 7 octobre, alors que le Hamas abat des centaines de jeunes fêtards, un étudiant envoie un message sur le groupe WhatsApp de sa promotion : il honore la mémoire de ces vies fauchées. En réponse, des émojis drapeau palestinien et poing levé fusent. Un post évoque « la guerre décoloniale » qui serait à l’œuvre.
Selon les étudiants de confession juive, l’air devient presque irrespirable. « Pour les pro-Palestiniens, embrasser la cause de Gaza est un moyen de renouer avec une identité arabe. A leurs yeux, le sionisme incarne une injustice à combattre, analyse Louise (le prénom a été modifié), venue de la région parisienne pour étudier à Menton. Ici, les juifs ne sont pas les bienvenus : le climat est antisémite et le dialogue impossible. »
Depuis un mois, elle ne dort plus. « Je ne participe plus à rien, je me tais. » Cette jeune fille, 18 ans, a même cessé d’aller en cours. Trop de stress nourri par des proches disparus ou engagés dans l’armée israélienne, et attisé par des commentaires de camarades acquis à la cause palestinienne.
Dans le viseur des élèves juifs de Menton, un groupe créé par une dizaine d’étudiants, Palestine : Understanding The Struggle (UTS), et l’association Sciences Palestine. Le 8 octobre, cette dernière publie sur Instagram une série de posts censée expliquer « les violences en Palestine et en Israël ». L’une des diapositives évoque les « résistants palestiniens de Gaza ». Une autre, la « lutte entre l’oppresseur et l’opprimé, le colonisateur et le colonisé ». Depuis, le compte a été supprimé, mais certaines des publications ont été transférées sur un autre profil géré par UTS.
Souci d’apaisement
Ces posts n’ont pas échappé à l’extrême droite. Alexandra Masson, députée RN des Alpes-Maritimes, a écrit au directeur de Sciences-Po Méditerranée pour réclamer des sanctions et saisi le procureur de la République pour apologie du terrorisme. Dans la foulée, les réseaux sociaux attisés par l’identitaire Damien Rieu, ex-candidat Reconquête ! aux législatives à Nice, se sont échauffés. Des militants pro-palestiniens ont été menacés de mort. Soraya (le prénom a été modifié), membre de l’association et étudiante à Menton, confie :
« C’est de l’intimidation, on n’est pas un repère d’islamistes ! On recevait des appels à nous tuer, des messages de haine. On s’est sentis en danger. »
Pour sensibiliser au sort des Gazaouis, UTS a organisé mi-octobre une semaine de port du keffieh dans l’enceinte de l’école. Une action mal vécue… Ces étudiants se font désormais plus discrets à la demande de l’administration, par souci d’apaisement.
Au premier étage de la rue Saint-Guillaume à Paris, la direction tente de jouer les juges de paix. Au lendemain de l’offensive du Hamas, Mathias Vicherat, directeur de Sciences-Po, a écrit à tous les étudiants pour condamner « les attaques terroristes », apporter « sa solidarité aux différentes communautés » et annoncer un moment de recueillement à la mémoire d’Omri Ram. En riposte, des élèves estimant le mail « déséquilibré » ont lancé une pétition pour réclamer à l’avenir un traitement moins partisan. Elle a récolté 729 signatures. Mathias Vicherat tempère :
« Il n’y a pas plus d’actes antisémites ni de tensions à Sciences-Po que dans d’autres universités. Nous avons un principe : pas d’importation du conflit. Et quand des lignes rouges sont franchies, nous sommes intraitables. »
Plusieurs propos litigieux sont en train d’être examinés par la cellule de lutte contre le racisme et l’antisémitisme. En un mois, trois conférences ont été organisées pour donner des clés historiques. Une prochaine aura lieu, avec le Mémorial de la Shoah, sur l’antisémitisme. Et une psychologue parlant hébreu vient d’être recrutée pour entendre le mal-être des étudiants français ou étrangers qui n’osent plus parler.
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