Libéré lors d’un échange « otage israélien contre prisonniers palestiniens », le leader du Hamas dans la bande de Gaza était vu par Israël comme à même de contrôler ce territoire. Jusqu’aux massacres du 7 octobre.
La photo a circulé en mai 2021 sur tous les réseaux sociaux palestiniens. Yahya Sinouar sourit, chemise repassée, pantalon noir et barbe blanche bien taillée, assis sur un fauteuil, dans les décombres de sa maison détruite par l’armée israélienne durant la précédente guerre de Gaza.
L’homme sera-t-il un jour à nouveau capable de prendre une telle pose de défi, alors que parmi les nombreux objectifs d’ores et déjà détruits par l’aviation à Gaza figure à nouveau la maison du leader du Hamas, et qu’il est devenu l’homme à abattre pour Tsahal ?
Yahya Sinouar est devenu, samedi 7 octobre, le cauchemar du gouvernement israélien. En premier lieu parce qu’il est à l’origine d’une opération militaire qui s’est montée sous le radar des systèmes de renseignement et de protection censés être les meilleurs du monde. Infligeant ainsi en quelques heures un bilan humain apocalyptique de plus de 700 morts et 2 000 blessé·es, inédit dans l’histoire du pays hébreu.
Les raisons de ce succès logistique du Hamas restent à expliquer, autant que les défaillances sécuritaires israéliennes. Le sous-sol de Gaza est certes un gruyère, mais les tunnels au sud avaient été largement inondés et la contrebande intense qui existait encore avec l’Égypte il y a quelques années ne paraissait plus possible.
Au nord, la bordure qui encercle Gaza ne se dresse pas seulement au-dessus du sol, mais s’enfonce aussi sous terre, compliquant les infiltrations de combattants palestiniens sur le sol d’Israël à travers des tunnels, comme cela avait été le cas lors de la capture du soldat Gilad Shalit en 2006.
Cela n’a pas empêché le Hamas de disposer de suffisamment de roquettes – 5 000 tirs ont été revendiqués – pour détourner l’attention de l’infiltration de ses combattants ; d’assez d’explosifs et d’engins motorisés pour briser en plusieurs endroits le mur qui entoure Gaza, y compris dans les secteurs a priori ultra-sécurisés que sont le point de contrôle frontalier d’Erez et la base militaire de Zikim, sans parler des images frappantes d’hommes entrant en ULM en Israël ou tentant d’y pénétrer par la mer.
Échange « otage contre prisonniers »
Le changement de stratégie du Hamas est aussi massif qu’inattendu, surtout de la part d’un homme, Yahya Sinouar, qui était présenté aussi bien par les responsables sécuritaires israéliens que ceux du Hamas comme un « pragmatique » lorsqu’il a pris la tête du mouvement islamiste à Gaza en 2017.
D’autant que cet homme aurait théoriquement dû encore se trouver dans une geôle israélienne, dans la mesure où il avait été condamné en 1988 par un tribunal israélien à la perpétuité…
La sidération actuelle en Israël vient notamment de là. Alors que près d’une centaine d’otages se trouveraient aujourd’hui à Gaza, et qu’une grande part de la réponse actuelle d’Israël est suspendue à des décisions sur leur sort, l’homme fort du Hamas à Gaza a été libéré en 2011 dans le cadre d’un échange « otage contre prisonniers ». Israël avait alors accepté de libérer pas moins d’un millier de prisonniers palestiniens pour récupérer vivant le soldat franco-israélien Gilad Shalit, capturé par un commando en 2006…
L’autre élément de la sidération israélienne vient du fait que, depuis qu’il a pris les rênes du Hamas à Gaza en 2017, Yahya Sinouar semblait tenir le rôle que les Israéliens attendaient officieusement de lui : négocier avec l’incontournable voisin égyptien ; sous-traiter au Jihad islamique – une organisation plus petite et moins dotée militairement que le Hamas – la plupart des affrontements directs avec Israël en lançant régulièrement des roquettes facilement interceptées par les défenses israéliennes ; mais aussi contrôler un territoire décrit rituellement et adéquatement comme une « prison à ciel ouvert » et une « cocotte-minute », tant la population ultra-dense y manque de tout : eau potable, nourriture, accès aux soins, sans même parler de perspectives de départ ou d’avenir.
C’est pourtant cet homme qui a inauguré une forme d’affrontement avec Israël que beaucoup semblaient juger impossible. Dans la société israélienne, comme dans une large partie de la société palestinienne, prévalait en effet jusqu’à peu l’idée qu’une action palestinienne d’ampleur n’était plus possible, tant la disproportion des forces était grande, que ce soit sur le plan militaire ou diplomatique.
Changement d’échelle
La première intifada, surnommée la « guerre des pierres » en raison des images de frondes brandies par des adolescent·es palestinien·nes, fut déclenchée en 1987 dans le camp de réfugié·es gazaoui·es de Jabaliya. C’était un soulèvement populaire, massif, marqué par des barricades, de la désobéissance civile et des manifestations où les femmes se trouvaient en masse et en première ligne.
Étalée jusqu’en 1993 et la signature des accords d’Oslo, elle fit environ 300 morts côté israélien et 2 000 côté palestinien. C’est en 1987, à l’occasion de cette première intifada, que le Hamas est créé à Gaza – son guide spirituel, le cheikh Yassine, étant arrêté et emprisonné en Israël en 1989. Yahya Sinouar, lui, a été arrêté par les Israéliens dès 1988. Il restera dans les prisons israéliennes pendant 23 ans.
Yahya Sinouar, le leader du Hamas dans la bande de Gaza, salue la foule lors du 35e anniversaire de la création du Hamas à Gaza, le 14 décembre 2022.
La seconde intifada, initiée en 2000, fut un affrontement beaucoup plus militarisé entre Tsahal et les Tanzim, marqué par les importants attentats-suicides dans les centres urbains israéliens, lancés principalement par le Jihad islamique et le Hamas, qui survivra à l’assassinat ciblé, en 2004, de ses deux fondateurs, Ahmed Yassine et Abdel Aziz al-Rantissi. On estime à environ 1 000 morts israéliens et environ 3 000 morts palestiniens le bilan de cette confrontation armée qui dura près de cinq ans.
Même si les chiffres ne racontent qu’une petite partie de l’histoire, c’est dire si l’attaque menée par le Hamas le week-end dernier, avec un bilan de déjà plus de 700 morts côté israélien et de près de 600 côté palestinien, fait changer le conflit israélo-palestinien d’échelle.
Même si le nombre de morts palestiniens depuis janvier dernier avait atteint des records inédits depuis des années, et même si les attaques palestiniennes tuant des Israélien·nes sont régulières depuis ce qu’on a nommé « l’intifada des couteaux » en 2015, jusqu’aux actions commises ces derniers mois par des jeunes gens revendiquant leur appartenance à de nouveaux groupes de combattants palestiniens dans les régions de Naplouse et Jénine, l’idée que la sécurité d’Israël pouvait être véritablement fragilisée semblait s’être définitivement éloignée.
En ayant lancé ses hommes armés et entraînés sur le sud d’Israël, Yahya Sinouar pose aux Israéliens un défi que le gouvernement Nétanyahou n’avait pas envisagé, même si la position du leader du Hamas à Gaza était à la fois publique et connue des autorités militaires israéliennes.
En avril 2022, lors d’une de ses rares apparitions publiques et après une vague d’attentats qui avaient fait plusieurs morts israéliens, Yahya Sinouar avait déclaré : « Vous devrez vous préparer à une grande bataille si Israël n’arrête pas d’attaquer la mosquée al-Aqsa. »
Et, dans un long article publié à l’été 2021, le journal Haaretz citait déjà de multiples sources militaires anonymes notant des évolutions du personnage, dont une partie serait liée au fait qu’il n’avait obtenu que difficilement d’être reconduit à la tête du Hamas à Gaza lors d’élections internes au parti islamiste en mars 2021.
Confronté à la candidature de Nizar Awadallah, considéré comme un radical adepte d’une guerre totale avec Israël, Yahya Sinouar aurait radicalisé son approche et pris en compte les critiques l’accusant d’avoir, en dépit de ses proclamations, abandonné l’option militaire pour se contenter de gérer Gaza avec l’argent du Qatar et de l’aide internationale.
Pour l’une des sources au sein des services de sécurité citée dans l’article de Haaretz, Yahya Sinouar ne se verrait plus seulement comme un simple leader d’un parti palestinien, mais « se conduit comme s’il avait la mission donnée par Dieu de protéger Jérusalem et Al-Aqsa ». Une mission qui aura infligé à Israël un des pires drames de son histoire et qui plonge aujourd’hui Gaza dans l’inconnu.
Joseph Confavreux
9 octobre 2023 à 19h09
https://www.mediapart.fr/journal/international/091023/yahya-sinouar-le-pragmatique-devenu-la-hantise-d-israel
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