Dans deux récits familiaux, les autrices Nathacha Appanah et Yamina Benahmed Daho s’interrogent sur l’héritage, souvent douloureux, reçu par les descendants d’immigrés. Elles racontent l’arrivée de leurs familles venues respectivement d’Inde et d’Algérie sur leurs nouvelles terres d’attache, non sans encombre. Deux œuvres minutieuses et nécessaires.
L’exil lègue des traces invisibles aux descendant·es d’immigré·es. Des habitudes, des sons, des bribes d’une langue non transmise ou des rites. Ces indices minuscules du déracinement ne sauraient suffire, ces vies demeurent pleines de trous et de manques.
Pour remplir les blancs de ces existences en pointillé, les autrices Nathacha Appanah et Yamina Benahmed Daho s’attellent chacune à explorer leurs histoires familiales dans deux récits d’une acuité rare, La Mémoire délavée (Mercure de France) pour la première et La Source des fantômes (Gallimard, « L’Arbalète ») pour la seconde.
L’exercice n’a rien d’évident mais les deux écrivaines parviennent à transcender le « je » et à poser un regard presque scientifique sur leurs parcours sans se départir de l’émotion inhérente aux récits de l’arrachement, forcément douloureux, à la terre natale.
Que le lecteur fatigué des spéléologies généalogiques nombrilistes se rassure. Les fantômes ici réveillés le sont pour de bonnes raisons. Le chemin réflexif emprunté étouffe toutes velléités égotiques. Ces quêtes s’avèrent passionnantes car incomplètes, emplies de vulnérabilités.
Avec la poésie et la délicatesse qui caractérisent son œuvre, Nathacha Appanah ausculte les blessures coloniales qui n’ont jamais dit leur nom. Née sur l’île Maurice, l’autrice fait remonter à la surface un pan de l’histoire enfouie, celle des « engagés » ou « coolies » en anglais.
Dès 1830, les Anglais, les Français, les Portugais et les Néerlandais ont créé un système de travail sous contrat pour compenser la pénurie de main-d’œuvre dans les champs de canne des colonies consécutive à l’abolition de l’esclavage. Ces travailleurs exploités viennent de toutes parts du globe.
Cet épisode méconnu a nourri sa première fiction, Les Rochers de poudre d’or, parue en 2002. Ses propres ancêtres ont laissé derrière eux leur village de Rangzapalle, dans l’État de l’Andhra Pradesh, et ont pris part à cette « transhumance mondiale ».
Pour les convaincre de tout quitter, il leur a été dit que les rochers de l’île Maurice abritaient des quantités d’or et qu’il suffisait de les retourner pour récupérer cette fortune. Lorsque cette légende sera racontée à Nathacha Appanah, en classe à Maurice, elle n’y croira pas, moquant même cette crédulité.
Elle-même n’en a jamais entendu parler avant. « Je n’ai pas grandi dans le culte de l’engagisme ni dans le culte de l’Inde. Jamais le nom de mes ancêtres n’a été prononcé à voix haute, leurs photos et leurs numéros honorés. »
Triturée par tous ses questionnements intérieurs, Nathacha Appanah se lance dans un jeu de piste passionnant. La romancière s’attache à reconstituer le destin de ses aïeux, non sans mal. « J’éprouve les limites de l’oralité », regrette-t-elle.
Un arbre généalogique aux branches cassées
Elle se tourne vers les archives de l’immigration indienne à l’Institut Mahatma Gandhi de l’île Maurice. « Il y a trois fiches. Ce sont celles de mes trisaïeuls et de leur fils, mon arrière-arrière-grand-père. Elles attestent de leur arrivée à Port-Louis, capitale de l’île – alors colonie britannique –, le 1er août 1872. Un peu plus d’un siècle avant ma naissance. Ou à peine un siècle avant ma naissance. »
À leur arrivée, des numéros leur sont attribués : 358 444 et 358 445 pour les parents, et le 358 448 pour leur fils de 11 ans. Où sont les deux numéros manquants ? L’autrice ne le saura jamais. Mais elle reste surtout ébranlée par ce procédé. « La déshumanisation immédiate que provoque l’attribution d’un numéro à un être humain ne m’échappe pas », écrit-elle. Nathacha Appanah n’aura de cesse d’analyser cet événement fondateur qui conditionnera sa propre trajectoire.
Cet ouvrage a des résonances fortes avec celui de Yamina Benahmed Daho, La Source des fantômes, tout aussi précis et méthodique.
La narratrice, double de l’écrivaine, doit composer et se débattre avec une autre histoire traumatique, avec un arbre généalogique aux branches cassées, celle de son père harki qui a combattu aux côtés de la France. Elle se demande comment construire son identité sur un gouffre.
Pire, l’autrice est nostalgique d’un pays qu’elle ne connaît pas et où elle n’a jamais passé de vacances, son père y étant interdit de séjour comme harki. Elle doit se contenter des « récits troués » de son père.
La famille, devenue Benali dans l’ouvrage, a posé ses valises à la fin des années 1970 dans un lotissement en Vendée, un village à l’écart de tout baptisé ici Fontayne. Lequel endroit rappelle à ses parents la vie rurale de leur village de l’Ouest algérien, Aïn Tolba.
Les trois enfants nés en France voient leur père travailler comme maçon. « Le BTP, premier recruteur d’Algériens en France après l’indépendance de 62. Le BTP, une possibilité d’être considéré comme un Arabe inoffensif et serviable », écrit Yamina Benahmed Daho.
Le paternel se reconvertira comme commerçant itinérant, à son compte. Chaque week-end, il gare son camion – « en 1989 on ne dit pas food truck » – devant la discothèque et vend aux fêtards alcoolisés des sandwichs merguez-frites.
Des traces de la vie d’avant survivent çà et là dans le pavillon familial. Les portraits aux visages inconnus qui trônent sur le haut meuble en bois de la salle à manger, un uniforme vert olive de l’armée française et quelques bribes de la langue maternelle. « Quand ils sont tous les deux, ils échangent dans leur langue maternelle, originelle. Unique moyen de ne pas perdre un dialecte exclusivement oral, de garder vivante une forme qui a résisté à plusieurs langues. »
L’aller-retour linguistique est permanent. La mère introduit même du patois vendéen dans ses phrases.
Mais les enfants n’ont jamais appris l’arabe dialectal, il reste un privilège parental, comme un secret murmuré. « Leur langue s’est évanouie dans les champs de tournesol au profit du français et du patois vendéen », écrit leur fille.
L’oreille de la narratrice est habituée à quelques mots « comme benti, goulti ou jbel et, évidemment, tous les mots que la colonisation a influencés tels que Francia, musiqa, immigri, faliza, miseria, carta ». Mais le sens profond des chants entonnés par le père reste mystérieux, même si elle se doute « qu’il parle de l’Algérie, de son village, de sa famille, de sa culture, de tout ce que la guerre l’a contraint à laisser loin derrière lui ».
Ces textes ne sont pas seulement de beaux écrins mémoriels, emplis de tendresse. Les deux romancières s’interrogent sur ce qu’il reste de l’exil. Nathacha Appanah raconte son monde, avec ses traditions et ses tabous, le mariage arrangé de ses grands-parents, sa grand-mère qui brûle pour elle un cierge à l’église catholique avant chaque examen important car elle avait davantage confiance dans « le dieu des Blancs qui parle français et anglais ».
Elle se demande surtout combien de générations il faut pour effacer une peur ancestrale. Pour les engagés indiens, la traversée de l’océan Indien, l’eau noire, est proscrite. Car, au-delà de cette frontière, leur indianité se dissout, pensent-ils. La misère les a contraints à dépasser cette interdiction. L’autrice confie avoir aussi peur de l’eau et ne jamais s’aventurer plus loin que les endroits où elle a pied, craignant d’être aspirée.
Pour Yamina Benahmed Daho, « la colonisation ne se limite jamais à la conquête d’un territoire, elle s’approprie et déforme une langue ainsi que tout ce qu’elle charrie d’histoires collectives et individuelles, de luttes et de rêves, de souvenirs, d’affects, de silences et de révélations ».
Alors il va falloir prendre souche ici à Fontayne et être la seule famille maghrébine du lotissement sans rien connaître de cette Algérie si imposante. « Face au miroir, je suis deux fois moi : une petite Vendéenne qui ne sait rien de l’Algérie, une fille d’exilés qui cherche à retenir ce qui tombe dans l’oubli / une danseuse orientale, une chanteuse de raï, une conteuse des hautes plaines. »
Les enfants Benali grandissent avec leurs amis David Couillaud, les sœurs Nathalie et Carine Vignaud, Géraldine Boissinot, Lionel Michaud. Enfants, toutes et tous squattent l’aire de jeu, puis, adolescent·es, les parkings avec des rêves d’ailleurs. « Se maquer, dit Linda, la sœur de l’héroïne, c’est des coups à crever ici et moi je veux absolument me barrer après mon bac. »
Même dans une ville tranquille, la famille a entendu des insultes racistes, essuyé des regards malveillants. Certains s’aventurent à commencer des conversations avec un intrusif « Est-ce que chez vous… ? ». Le père s’en amuse et invente des faux rituels en guise de réponse.
Avec minutie, Yamina Benahmed Daho raconte aussi le quotidien du lotissement violemment percuté par la fermeture de l’usine La Fabrique, énième victime de l’économie libérale. La fin de ce monde ouvrier sonne encore comme une nouvelle dépossession. De cette identité et de ce statut social arrachés.
Une humiliation supplémentaire. C’est aussi parce qu’il n’a pas supporté une énième vexation que le grand-père de Nathacha Appanah s’est rebellé et a frappé un contremaître blanc, et a été puni pour cela.
Creuser les plaies n’est jamais neutre et rejaillit sur celles qui s’y attellent. Nathacha Appanah s’interroge sur sa place, sur sa légitimité à écrire sur les siens, à les figer dans ses mots et à inscrire leur trajectoire dans une histoire globale qui les dépasse.
C’est presque un luxe au regard de la vie de ses ancêtres engloutis dans le tourbillon de la plantation, reconnaît l’autrice. « Comment imaginer un seul instant, dans ces années où même les enfants travaillent, où l’instruction n’est pas accessible encore, où la mort est fréquente, comment imaginer un seul instant que sa présence sur terre est digne d’être inscrite noir sur blanc ? Comment croire qu’on peut être un souvenir précieux, une mémoire à transmettre ? » Nathacha Appanah prouve que ce récit rétrospectif était plus que nécessaire, surtout en cette époque où la migration est sans cesse violemment questionnée.
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Nathacha Appanah, La Mémoire délavée, Le Mercure de France, 160 pages, 17,50 euros
Yamina Benahmed Daho, La Source des fantômes, Gallimard, « L’Arbalète », 144 pages, 18
euros
Faïza Zerouala
1 octobre 2023 à 17h11
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/011023/nathacha-appanah-et-yamina-benhamed-daho-invoquent-leurs-fantomes
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1 octobre 2023 à 17h11
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