L’écrivain Gilles Perrault est mort dans la nuit du 3 au 4 août dernier. Il avait été rendu célèbre par ses diverses enquêtes, notamment Notre ami le roi, consacrée au Maroc et à Hassan II. Un ami marocain se rappelle cette période. La famille, Orient XXI et la Ligue des droits de l’homme (LDH) lui rendront hommage ce mardi 24 octobre à 18 h 30 à Paris.
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L’écrivain Gilles Perrault est mort dans la nuit du 3 au 4 août dernier. Il avait été rendu célèbre par ses diverses enquêtes, notamment Notre ami le roi, consacrée au Maroc et à Hassan II. Un ami marocain se rappelle cette période. La famille, Orient XXI et la Ligue des droits de l’homme (LDH) lui rendront hommage ce mardi 24 octobre à 18 h 30 à Paris.
Ceux qui l’avaient rencontré ou lu ses ouvrages ne l’oublieront jamais. Encore moins ceux ayant subi les affres de la répression sous le règne du roi Hassan II : les prisonniers d’opinion embastillés jusqu’aux débuts des années 1990, les militaires des deux putschs emmurés dans l’exécrable bagne de Tazmamart, et les enfants du général Mohamed Oufkir et leur mère mis sous les verrous sans procès en 1972.
Gilles Perrault, décédé dans la nuit du 3 au 4 août 2023 à l’âge de 92 ans, connaissait sans doute du Maroc ce que se racontaient nombre d’écrivains et de journalistes français : une monarchie répressive mais ouverte sur l’Occident, un roi ami fidèle à la France qui avait l’art de séduire et de flatter par son immense culture francophone et francophile ses élites et ses médias.
Quant aux disparités socioéconomiques criantes qui y sévissaient, elles ne dérangeaient pas outre mesure les élites de la France, une fatalité, se disaient-elles, que beaucoup d’autres pays partageaient au demeurant, et qu’il ne fallait pas s’en alarmer. En tout cas, l’auteur de livres-enquêtes à grand succès, notamment L’Orchestre rouge et, surtout, Le Pullover rouge sur l’affaire du jeune Christian Ranucci, l’un des derniers condamnés à mort guillotinés en France avant l’abolition de la peine capitale, s’intéressait peu à ce que se passait au Maroc.
LETTRE DE PRISON
Voilà un jeune homme de 33 ans, sous les verrous depuis dix ans pendant le règne de Hassan II qui, encore plus curieux après sa lecture de l’enquête sur Leopold Trepper, le chef du service d’espionnage soviétique en Occident pendant la seconde guerre mondiale (« l’Orchestre rouge »), écrivit une lettre à l’auteur pour lui demander quelques détails. On était en 1984. Une phrase à la fin de l’ouvrage avait particulièrement touché le lecteur-prisonnier. Parlant de Trepper, arrêté par Joseph Staline après son retour en URSS une fois la guerre terminée et envoyé croupir pendant dix ans à la Loubianka de Moscou, l’auteur commente :
Il sort de la Loubianka tel qu’il y est entré : communiste. Et nous qui ne sommes pas communistes, nous aimons pourtant qu’il le soit resté, car la défaite d’un homme que les vicissitudes, même affreuses, amènent à rejeter ses convictions comme un fardeau trop lourd, c’est une défaite pour tous les hommes.
L’auteur de la lettre, ne connaissant même pas l’adresse de l’écrivain, l’envoya comme on en envoie une bouteille à la mer à son éditeur : Fayard, 13 rue de Montparnasse à Paris. J’étais l’auteur de ce courrier et la phrase sur Trepper avait résonné toute la nuit dans ma tête : je n’étais plus communiste, quant à moi, et j’avais quitté toute activité militante. Et pourtant, on m’avait arrêté, torturé, forcé à rester poignets menottés et yeux bandés pendant de longs mois au centre de détention clandestin de Derb Moulay Cherif, puis condamné à l’issue d’un procès-mascarade à 22 ans de prison ferme. Je suis parti les purger à la prison centrale de Kenitra avec une centaine de mes camarades lourdement condamnés eux aussi. Quitter l’organisation « IIal Amam »1 à laquelle j’appartenais ne signifiait pas, pour moi, renier mes convictions : celles d’un homme libre qui, au-delà de toute idéologie, abhorrait l’arbitraire et le despotisme.
Sur le dos de l’enveloppe j’avais mentionné mon nom, et en guise d’adresse : PC (Prison centrale) de Kenitra. Une dizaine de jours plus tard, je reçus à ma grande surprise une réponse courtoise, avec un colis de livres dont Les Gens d’ici et Le Pullover rouge.. Une relation épistolaire s’instaura, depuis, entre moi, Gilles Perrault et son épouse Thérèse, et naîtra une amitié de quarante ans qui restera intacte et affectueuse jusqu’à son décès. Au départ, l’écrivain croyait que « PC » signifiait « Poste de Commandement » et que j’étais un soldat qui se morfondait dans une caserne à Kenitra. Je lui avais répondu que non, lui expliquant ma situation de prisonnier d’opinion.
LIBÉRÉ PAR GRÂCE ROYALE
Je n’avais jamais imaginé que ma lettre allait déclencher quelques années plus tard chez Gilles, habitant un village du nom Sainte-Marie-du-Mont en Normandie, à 3 000 kilomètres de Kenitra, une rage d’écrire sur le Maroc pour rendre justice à des jeunes qui croupissaient dans les geôles pour leurs idées. Avec le recul, si je suis fier de quelque chose dans ma vie c’est d’avoir commis cette lettre et d’avoir provoqué chez cet homme, aux valeurs humaines et de justice chevillées au corps, cette rageuse envie de dénoncer l’arbitraire, à une époque où la liberté d’expression et les libertés tout court étaient bâillonnées dans mon pays. Il m’écriti un un jour :
Je t’ai toujours comparé à Sidney, mon fils aîné, qui a ton âge et qui avait milité comme toi dans un mouvement d’extrême gauche. Lui, il avait tout au plus reçu des coups de matraque sur le crâne, alors que toi tu es dans la prison jusqu’au cou.
Je fus libéré par une grâce royale que je n’avais jamais demandée, le 7 mai 1989, après quatorze ans et quatre mois à l’ombre, laissant derrière moi une huitaine de camarades — dont Abraham Serfaty — que le régime avait refusé de relâcher. Cela faisait suite à une campagne internationale de solidarité à laquelle Gilles Perrault et d’autres écrivains et hommes et femmes épris de justice (Christine Daure-Serfaty, Nelcya Delanoë, Claire Etcherelli, Me Henri Leclerc, François Della Suda, François Maspero, Yves Baudelot, Pr Alexandre Minkovski…) avaient participé.
UNE BOMBE SOUS FORME DE LIVRE
« Le complot », comme l’avait nommé Edwy Plenel dans sa préface (ourdi par Christine Daure-Serfaty2, Perrault et Plenel, lequel dirigeait à l’époque une collection chez Gallimard, pour l’écriture de Notre ami le roi), avait commencé à prendre forme vers 1987, mais j’ignorais tout du projet. Nous continuions à correspondre Gilles et moi comme si de rien n’était, et il continuait à me gratifier de livres, dont Un homme à part , sa célèbre enquête sur Henri Curiel assassiné à Paris en 1978. Tout au plus avait-il plusieurs fois insisté pour que je lui envoie les mémoires de prison que je consignais — qui serviraient plus tard à la rédaction de mes deux livres La Chambre noire et Vers le large3. Le jour de ma libération, Thérèse et Gilles m’envoyèrent un télégramme de félicitations, je leur téléphonai pour les remercier. Ce fut notre première communication de vive-voix. Gilles me posa une question qui voulait tout dire : « Et les autres, pourquoi n’ont-ils pas été libérés, es-tu sûr qu’ils le seront aussi ? » « Je n’en sais rien », lui avais-je répondu.
Quelques mois plus tard, fin 1990, la bombe explosa à la figure du roi du Maroc sous forme d’un livre, Notre ami le Roi : incendiaire pour un régime qui soudoyait par l’argent et les prébendes une élite française pusillanime ; un canot de sauvetage inespéré pour des centaines de prisonniers politiques, civils et militaires, encore emprisonnés. Je me rappelle le courroux du roi dans les les semaines qui suivirent la sortie du livre : on obligeait les gens à réagir contre ce « brûlot », une avalanche de lettres et de télégrammes de protestation était envoyés, tous les jours, à l’auteur et à l’Élysée. Peine perdue.
Interdit au Maroc, le livre circulait à grande échelle sous le manteau et il connut un succès foudroyant. Des exemplaires furent introduits clandestinement aux prisonniers de la PC prison centrale de Kenitra, des entretiens radiophoniques de l’auteur avec la presse furent captés au fin fond de l’un des bagnes des plus indignes de l’être humain, celui de Tazmamart, où les militaires des deux putschs de 1971 et 1972, ou ceux qui avaient survécu, souffraient encore le martyre.
LE DERNIER CARRÉ DES PRISONNIERS
Résultat, le dernier carré des prisonniers gauchistes du procès de 19774 furent libérés. Les survivants du bagne de Tazmamart et les enfants Oufkir disparus depuis 1972 retrouvèrent la lumière après son aveuglante absence durant vingt ans. Abraham Serfaty, lui, fut exilé manu militari en France avec un passeport brésilien.
Dix ans plus tard, invité par le Salon du livre de Paris, en 2001, après la publication de La Chambre noire, j’organisais une table ronde pour débattre du passé de mon pays et, surtout, de son avenir sous le nouveau règne de Mohamed VI. Je téléphonai à mon ami Gilles, auquel j’avais consacré une postface dans mon livre, pour l’inviter à venir y participer. Il répondit présent. Je l’aperçus au milieu de l’assistance, presque effacé, refusant d’intervenir et d’être la vedette d’une soirée consacrée aux rescapés, « héros » de son livre. Je pris la parole pour attirer l’attention sur cette présence en lui rendant un vibrant hommage.
Pour la première fois, 17 ans après cette première lettre, je vis mon ami Gilles devant moi en chair et en os. Suivront notre première poignée de main et notre première bise. Pendant la campagne de présentation du livre, il n’avait jamais osé citer mon nom, ni d’ailleurs dans le l’ouvrage lui-même quand il avait reproduit un paragraphe de l’une de mes lettres, se contentant de répondre, à ceux qui lui demandaient d’où venait son intérêt pour le Maroc, que c’est un étudiant condamné à 22 ans de prison qui l’avait alerté. Ce n’est que trente ans après la sortie de Notre ami le roi, lors d’un [entretien accordé au journaliste et écrivain Omar Brouksy à Orient XXI, qu’il mit un nom sur cet étudiant anonyme.
Le « tremblement de terre » qu’avait provoqué ce livre, avec le recul, fut en réalité une aubaine, non seulement pour les damnés de la terre de notre pays, mais aussi pour la monarchie elle-même : il lui a permis de se ressaisir pour enclencher un processus d’ouverture, et, quelques années plus tard, de avec la création de l’Instance équité et réconciliation (IER)5.
Un jour, sachant qu’il suivait de près l’actualité marocaine, je lui avais posé une question sur ce qu’il pensait de cette Instance : imposture ou grande réalisation ? « J’ai envie de dire : les deux mon général. Réponse de Normand ? Il existait une foule d’arguments à l’appui de l’une et de l’autre jugement. Il demeure que le règne actuel, avec toutes ses imperfections, ne ressemble pas au précédent, fort heureusement ». Dans ce restaurant parisien, où il nous avait invités mon épouse et moi le soir du débat, Gilles parlait peu, écoutait surtout.
AVEC SEULEMENT UN STYLO
Nous continuâmes notre échange deux jours plus tard, en présence de mon épouse et de la sienne, dans sa maison à Sainte-Marie-du-Mont où il nous avait invités pour passer une nuit, là où en 1961, quittant Paris, il alla s’installer au bord de la Manche et de la plage Utah Beach, théâtre du débarquement des Alliés en 1944. C’est pendant cette soirée que j’avais mesuré l’ampleur de sa culture et sa passion pour l’Histoire : partout des livres, pas un coin où glisser une aiguille, là où il y a un vide il était colmaté par un ouvrage, un beau livre, un magazine…, jusqu’aux murs d’un escalier en colimaçon qui conduisait au premier étage de sa maison, remplie à ras-bord d’ouvrages. À mi-chemin de cet escalier, il s’arrêta un instant pour me montrer son bureau de travail : une petite pièce modeste meublée d’une humble table ornée d’un abat-jour, où il avait produit son immense œuvre.
Il m’avait raconté comment se déroulaient ses heures de travail : « À partir de quatre heures du matin, et ça dure toute la matinée. » Pas d’ordinateur pour saisir son texte, seulement un stylo à encre lui servant d’arme pour noircir des milliers de pages et tirer quelques cartouches pour éveiller les consciences. À force d’user de ses trois doigts pour écrire, une petite bosse avait pris place sur le bout de son majeur. « J’écris tout à la main, puis je dicte mon texte sur des cassettes de magnétophone et une spécialiste de l’ordinateur retranscrit sur sa machine. Complexe et… assez cher. »
Lors de notre échange en ce mois de mars 2001, il m’avoua les tourments qu’il avait endurés après la publication de son livre sur le Maroc :
Ah, mon cher Jaouad, tu m’as créé beaucoup de problèmes ! Notre vie n’est plus la même depuis la sortie de ce livre, et même avant : ton irruption dans notre vie a modifié quelque chose dans notre existence paisible dans ce village. L’essentiel est que vous soyez enfin libres, mes emmerdes ne sont rien devant celles qui vous avez endurées.
POUR ALLER PLUS LOIN
Principaux ouvrages de Gilles Perrault :
– L’Orchestre rouge, Fayard, 1967.
– Le Pull-Over rouge, Ramsay, 1978.
– Un homme à part, Barrault, 1984.
– Notre ami le roi, Gallimard, 1990.
– Souvenirs, Fayard, 1995-2008 (trois tomes)
– Le Secret du roi, 1992-1996 (trois tomes).
– Le Livre noir du capitalisme, Le Temps des Cerises, 1998.
– Dictionnaire amoureux de la Résistance, Plon/Fayard, 2014.
Documentaire sur Gilles Perrault :
L’Écriture comme une arme, de Thierry Durand, FAG production/France 3, 2014.
Sur la Toile :
« Est-ce que l’Orchestre rouge jouait faux ? », entretien de Chris Den Hond avec Gilles Perrault réalisé avant la mort de l’écrivain, Contretemps, 9 octobre 2023.
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