Alors que sa caméra donne à voir Alger, Franssou Prenant fait entendre les dires et les écrits de personnages français commentant ou justifiant l’invasion du pays de 1830 à 1848.
« De la conquête », documentaire de Franssou Prenant.
Découvrir un film de la trop rare Franssou Prenant (née Françoise Prenant en 1952), c’est entrer dans un univers doux-amer où les cauchemars de l’histoire se déroulent en rubans d’images et de sons. Monteuse de métier, formée à l’Institut des hautes études cinématographiques (l’ancienne Fémis, cette grande école parisienne), la cinéaste a réalisé une dizaine de films, a travaillé comme scripte avec Robert Bresson (Le Diable probablement, 1977), monté des films de Raymond Depardon et de Romain Goupil. Dans ses toutes jeunes années, elle incarne l’héroïne d’Albertine ou les Souvenirs parfumés de Marie-Rose (1972), de Jacques Kébadian, joyeux tract sur la liberté sexuelle.
Si Franssou Prenant a raconté la Guinée (L’Escale de Guinée, 1987) ou le Liban sous l’angle de l’exil (Sous le ciel lumineux de son pays natal, 2001), l’Algérie reste son pays de cœur : elle a passé trois années à Alger, à l’adolescence (de 1963 à 1966), avec ses parents partisans de l’Algérie libre, délaissant les bancs de l’école pour la cinémathèque qui venait d’ouvrir. Trois de ses films forment ainsi un triptyque algérien : I Am Too Sexy for My Body, for My Bo-o-dy (2012) est une captation de danses et de chants ; les deux suivants plongent dans les déchirements des conflits en dissociant textes et images, Bienvenue à Madagascar (2015) et De la conquête, qui sort ce 11 octobre après avoir été programmé, au printemps, au Cinéma du réel, à Paris, où une rétrospective était consacrée à la cinéaste.
Il ne faut pas prendre au premier degré le titre du film, De la conquête, lequel sonne comme un traité politique. S’il ravive la mémoire tragique de la colonisation de l’Algérie par la France, de 1830 à 1848, ce documentaire opère par fragments et impressionne par sa puissance formelle : en super-8 muet le plus souvent, Franssou Prenant confronte ses plans paisibles de la ville d’Alger ou du désert du Sahara à la dureté des textes et déclarations de personnages français du XIXe siècle, commentant le désastre de l’invasion en cours.
Insoutenable froideur
Le film fait ainsi résonner le langage fleuri des généraux, des intendants, des écrivains et des théoriciens (Victor Hugo, Ernest Renan, Charles Fourier, Alexis de Tocqueville…), dont on ne découvrira le nom qu’au générique de fin. Ce florilège mortifère est dit en voix off par une dizaine d’interprètes, acteurs, plasticiens, écrivains, metteurs en scène (Christophe Clavert, Jean Rolin, Aristide Bianchi, Lamine Ammar-Khodja, Marcel Bozonnet…). Alger et ce qu’il en reste se révèlent à l’image, tandis que sont énoncés les pillages de l’époque, les destructions des bâtiments et d’ornements. La ville vue par la cinéaste relève du morcellement, du kaléidoscope mouvant, avec ses couleurs, ses ombres, sa vision éclatée, tel ce plan trouble aux couleurs chaudes, laissant deviner bateaux et maisons en front de mer, vus à travers les percées d’un mur de terrasse.
Entraîné dans un flux maîtrisé de paroles, le spectateur ne cherche pas tant à identifier « qui parle » qu’à absorber les mots, à en mesurer la portée mais aussi l’insoutenable froideur. « Voilà, mon brave ami, comment il faut faire la guerre aux Arabes : tuer tous les hommes jusqu’à l’âge de 15 ans, prendre toutes les femmes et les enfants (…), les envoyer aux îles Marquises ou ailleurs, en un mot anéantir tout ce qui ne rampe pas à nos pieds comme des chiens. » On n’osera ici rapporter les comptes rendus des sinistres « enfumades », lesquelles consistaient à allumer des feux de broussailles devant des grottes, en vue d’asphyxier les populations rebelles qui se trouvaient réfugiées à l’intérieur.
Si l’autocritique perce entre les lignes, elle se voit rabotée par le ton supérieur du colonisateur : « Nous avons débordé en barbarie les Barbares que nous venions civiliser. » Ou encore : « Les pauvres diables se souviendront de notre visite. Que veux-tu, nous leur apportons les lumières, seulement nous leur faisons payer la chandelle un peu cher. » Des éclats de résistance nous parviennent enfin, notamment de l’émir Adbelkader (1808-1883), qui combattit avec force les troupes françaises, avant de se rendre, en 1847.
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