Alors que la Cour suprême s’apprête à statuer sur les pétitions hostiles à la réforme autoritaire voulue par le gouvernement, la situation de Nétanyahou est de plus en plus intenable. Des officiers et directeurs de services de sécurité dénoncent « les racistes fascistes aujourd’hui au pouvoir ».
Alors que la Cour suprême a entamé mardi 12 septembre l'examen des pétitions contre le premier volet de la réforme judiciaire qui donnerait au premier ministre israélien des pouvoirs démesurés, sans contrôle, les obstacles s’accumulent sur la route du régime illibéral rêvé par Benyamin Nétanyahou et ses alliés.
En fait, Israël peut se retrouver dans quelques jours, voire quelques semaines, confronté à une crise constitutionnelle historique. Et les membres de sa fonction publique placés devant un choix crucial, inédit : devront-ils obéir à une loi, rejetée par la majeure partie de la population, qui amorcerait le changement de nature du régime ? Ou à la Cour suprême si elle proclame la nullité du texte du gouvernement ?
La révolte de la société civile qui a fait descendre dans la rue des millions d’opposants – pratiquement un Israélien sur deux – hostiles à une évolution inspirée par le premier ministre hongrois Viktor Orbán ou le président turc Recep Tayyip Erdoğan ne faiblit pas, après huit mois de mobilisation.
Mais Nétanyahou et ses alliés « racistes fascistes », ainsi que vient de les définir l’ancien directeur du Mossad Tamir Pardo, ne semblent plus en mesure de contenir l’extension et l’évolution récentes du mouvement populaire contre la réforme. Car les organisateurs des manifestations ne se limitent plus désormais à dénoncer les périls qui menacent la « démocratie » israélienne telle qu’elle a fonctionné depuis la création de l’État en 1948.
Ils continuent, certes, à proclamer leur attachement aux valeurs démocratiques, mais ils s’interrogent aussi et interrogent leurs compatriotes sur le caractère réellement démocratique d’un État qui occupe et colonise, depuis un demi-siècle, la terre d’un autre peuple. Et qui a décidé, de sa propre volonté, de devenir un État d’apartheid. Peut-on servir un tel État ? C’est la question qu’ils se posent et posent aujourd’hui.
Un avocat privé pour défendre le texte du gouvernement
L’exemple vient de haut. Du cœur même du système institutionnel israélien. Au début du mois, Gali Baharav-Miara, procureure générale de l’État d’Israël, a annoncé au premier ministre qu’elle soutenait les pétitions demandant l’invalidation de la loi sur la réforme de la justice, dont le premier volet, décisif, a été adopté en troisième lecture par la Knesset en juillet.
Alors que les pétitions ont commencé à être examinées à partir du mardi 12 septembre par les quinze juges de la Cour suprême – qui siégeront exceptionnellement ensemble pour la première fois dans l’histoire d’Israël –, Gali Baharav-Miara, que le ministre (Likoud) de la coopération régionale, David Amsalem, dénonçait, il y a quelques semaines, comme « la personne la plus dangereuse d’Israël », estime que cette loi « priverait le public d’un moyen crucial de se défendre contre l’exercice arbitraire du pouvoir » et porterait « un coup fatal aux fondements du système démocratique ». C’est pourquoi, conclut-elle, « il n’y a pas d’autre choix que de déclarer la nullité de ce projet de loi ».
Situation assez baroque : compte tenu de la position hostile adoptée par la procureure générale, c’est un avocat privé qui défend devant la Cour suprême le texte du gouvernement !
Autre donnée déroutante de cette crise dont personne n’entrevoit, à ce jour, l’issue : la position radicalement hostile au pouvoir adoptée, début août, dans sa tribune du Yediot Aharonot, par Tamir Pardo, directeur du Mossad entre 2011 et 2016. Surtout connu pour avoir défini en juin 2018 le Mossad comme « une organisation criminelle avec une licence », Pardo, qui avait été nommé à la tête des services de renseignement israéliens par Nétanyahou, n’a jamais caché, depuis qu’il a quitté la direction du Mossad, les réserves que lui inspirait le caractère irrationnel, pour ne pas dire aventuriste, du premier ministre.
On sait aujourd’hui qu’en 2011 il avait contesté, avec le soutien du chef d’état-major de l’époque, Benny Gantz, la décision prise par Nétanyahou de lancer une frappe contre l’Iran, frappe qu’il jugeait illégale car elle n’avait obtenu l’aval ni du gouvernement ni du cabinet de sécurité. Le premier ministre avait dans un premier temps menacé de démissionner, avant de renoncer à son projet.
Après l’arrivée de Trump à la Maison Blanche, Pardo, inquiet, avait mobilisé plusieurs de ses prédécesseurs pour tenter de convaincre Nétanyahou qu’il faisait une erreur en conseillant au président américain de retirer son pays de l’accord sur le nucléaire iranien.
La semaine dernière, enfin, il a publié avec l’aval des « commandants pour la sécurité d’Israël » (CIS), organisme qui rassemble plus de 540 officiers supérieurs et directeurs des services de sécurité, une tribune dans laquelle il affirme que « chaque jour rapproche un peu plus Israël de la fin du rêve sioniste ». « Les messianiques et les fascistes, estime-t-il, ont lié un bloc ultra-orthodoxe, ultranationaliste et antisioniste à Nétanyahou et ont transformé son parti de droite, démocratique, en une formation raciste, ultra-orthodoxe autoritaire. »
« Les racistes fascistes aujourd’hui au pouvoir aspirent impatiemment au déclenchement d’un conflit apocalyptique au terme duquel les juifs auront vaincu tous les autres, les auront chassés, tués s’ils résistent ou les auront contraints de vivre en permanence avec un statut inférieur », a-t-il ajouté.
Pétition
Comme s’il redoutait de n’avoir pas été entendu, l’espion à la retraite a enfoncé le clou, un mois plus tard, dans une interview à Associated Press. « Il y a un État d’apartheid ici », a-t-il insisté. « La question des Palestiniens, a ajouté Pardo, est l’une des plus pressantes aujourd’hui pour Israël. Plus pressante que le programme nucléaire iranien. Quand je dirigeais le Mossad, j’ai répété à Nétanyahou qu’il devait décider où étaient les limites d’Israël. Car un pays qui n’a pas de limites n’a pas de frontières. Et si l’État des juifs n’a pas de frontières, il risque la destruction. »
Cruelle, vertigineuse et crédible, car fondée sur des réalités indiscutables, la perspective dessinée par Tamir Pardo est d’autant plus accablante pour Nétanyahou et sa coalition qu’il est difficile d’accuser son auteur d’islamogauchisme ou d’antisémitisme. Et qu’elle recoupe l’analyse avancée par les quelque 2 300 signataires – universitaires, intellectuels, artistes, rabbins, Israéliens ou amis d’Israël – dans la pétition qu’ils viennent d’adresser aux membres et aux responsables des organisations de la communauté juive des États-Unis.
Sous le titre « L’éléphant dans la pièce », les auteurs du texte constatent qu’« il existe un lien direct, en Israël, entre les attaques récentes contre la justice et l’occupation illégale de millions de Palestiniens […] qui sont privés de presque tous les droits fondamentaux, y compris ceux de voter et de protester. Et qui affrontent une violence constante : cette seule année, les forces israéliennes ont tué plus de 190 Palestiniens de Cisjordanie et de Gaza et démoli plus de 590 constructions. Les colons brûlent, pillent et tuent, en totale impunité ». « Sans droits égaux pour tous, que ce soit dans un État, dans deux, ou dans n’importe quel autre cadre politique, il y a un danger de dictature », écrivent encore les signataires.
Un éléphant nommé « occupation »
Manifestement guidés par la même analyse de la situation et résolus à ouvrir les yeux de leurs compatriotes sur la présence « dans la pièce » d’un éléphant nommé « occupation », les dirigeants de la révolte populaire n’ont pas hésité, il y a quelques semaines, à organiser pour la première fois des manifestations au cœur même des territoires occupés. L’une près du domicile du ministre de la sécurité nationale, Itamar Ben Gvir, ancien délinquant, chef du parti ultranationaliste raciste Puissance juive, dans la colonie de Kiryat Arba, au-dessus de Hébron. L’autre dans la colonie de Kedumim, près de Naplouse, autour du domicile du ministre des finances, Bezalel Smotrich, chef du Parti sioniste religieux.
Militant ardent du suprémacisme juif, Smotrich, qui se présente volontiers comme un « fasciste homophobe », a réclamé et obtenu de Nétanyahou, en plus de son portefeuille des finances, un titre de « ministre au ministère de la défense » qui lui donne toute autorité sur la colonisation et sur la vie quotidienne des Palestiniens de Cisjordanie.
À leur arrivée à Kiryat Arba, les manifestants ont été guidés par la police et la milice personnelle de Ben Gvir vers le jardin Kahane – du nom de feu le fondateur du parti raciste Kach, lequel défendait le « nettoyage ethnique » des Palestiniens, ce qui avait motivé son interdiction par la Cour suprême. Ils ont ainsi constaté que le jardin Kahane était voisin de la tombe, gardée par la police, de Baruch Goldstein, le colon qui, en 1994, massacra au fusil d’assaut vingt-neuf fidèles palestiniens en prière au tombeau des Patriarches.
« Pour beaucoup de manifestants, ce fut une surprise, accompagnée de honte, de découvrir qu’on avait pu donner le nom de Kahane à un jardin et que la tombe de Goldstein était devenue un lieu de pèlerinage », constatait Haaretz, dont la tribune consacrée à cette manifestation était titrée : « Les centristes israéliens ont découvert le jardin Kahane. Mieux vaut tard que jamais ».
Quelle est la part de cette « honte des centristes » ou de la nouvelle lucidité des électeurs traditionnels de « Bibi », enfin résolus à « sortir leur tête du sable », comme l’espérait, il y a quelques semaines, Yael Lotan, du mouvement de soldats Breaking the Silence ? Il est trop tôt pour le dire. Ce qui est déjà clair en revanche, c’est que la popularité de Nétanyahou s’effondre. Ce que ce « drogué aux sondages », selon la formule d’un ancien collaborateur, ne peut ignorer.
Sans l’armée
Selon une enquête du quotidien Maariv révélée fin août, en cas d’élection, la coalition actuelle droite-extrême-droite-religieux-colons n’obtiendrait pas la majorité mais seulement 54 députés sur 120 (contre 64 actuellement), et les oppositions réuniraient 57 députés (contre 46) auxquels pourraient s’ajouter 11 élus arabes. Un autre sondage de la chaîne de télévision Channel 3 indique que 56 % des Israéliens redoutent une « guerre interne » alors qu’un troisième montre qu’un tiers des Israéliens envisagent de quitter le pays.
Ce que nombre d’investisseurs, apparemment, ont déjà fait. Un rapport du ministère des finances révélait la semaine dernière que le montant des investissements étrangers a chuté de 60 % (par rapport à 2022) au premier trimestre.
Habitué, dans les périodes de tension, à évoquer son passé au sein d’une unité d’élite ou la mort de son frère lors du raid d’Entebbe, Nétanyahou risque désormais d’être déçu s’il attend un soutien de l’armée. Une armée que plus de deux cents lycéens refuseront d’intégrer si la menace de dictature se précise et si l’occupation de la Cisjordanie se poursuit, ainsi qu’ils l’annoncent dans une lettre ouverte.
Car les militaires, en activité ou en réserve, qui ont depuis le début apporté un soutien spectaculaire au mouvement de la société civile, ont très mal pris les critiques de l’extrême droite qui les accusait à mots à peine couverts d’être des privilégiés. Et ils ont très mal pris aussi les rumeurs de révocation du chef d’état-major, Herzi Halevi, considéré comme trop tolérant face à l’indiscipline de ses troupes.
Sans aller jusqu’à évoquer un coup d’État pour sauver la démocratie, des colonels et des généraux ne cachent pas qu’ils ont lu ou relu récemment The Democratic Coup d’Etat (« Le coup d’État démocratique »), publié en 2017 par les Presses universitaires d’Oxford : l’ouvrage contient une analyse détaillée du scénario de la révolution des Œillets qui a mis fin pacifiquement à la dictature portugaise en 1974.
D’autres, comme l’ex-général Amiram Levin, ancien chef du commandement nord de l’armée israélienne, relaient les accusations des opposants les plus radicaux à l’occupation en estimant qu’« il n’y a jamais eu de démocratie en Cisjordanie depuis cinquante-sept ans. Il y a un apartheid total. Forcée d’y exercer sa souveraineté, l’armée y pourrit de l’intérieur en restant les bras croisés et en regardant agir sans rien faire les colons émeutiers. Elle commence à être partenaire des crimes de guerre ».
Vétéran de la guerre de Kippour il y a un demi-siècle, au cours de laquelle, à 22 ans, aux commandes de son F-4 Phantom de l’escadron 201, il a abattu deux appareils ennemis et perdu sept de ses camarades, tandis que quatorze étaient faits prisonniers, Gil Regev estime aujourd’hui qu’en Israël, « sans armée de l’air, il n’y a pas d’armée. Tout dépend des réservistes. Qui sont des civils. On ne peut pas imposer aux gens, explique-t-il, des missions de combat ».
« Une mission de combat est fondée sur le volontariat, sur un contrat non écrit, poursuit-il. Qui suppose que les volontaires n’aient pas à obéir à un État messianique, corrompu. À des repris de justice ou à des personnes inculpées comme il y en a dans ce gouvernement. Si le projet du gouvernement va à son terme, le pays deviendra une dictature. Je propose donc que le chef d’état-major de l’armée, le directeur du Mossad, celui du Shin Bet aillent voir le premier ministre ensemble pour lui expliquer que son projet risque de provoquer la désintégration de l’armée. Et qu’ils lui disent : ça suffit. Cela réclame plus de courage que d’être sur le champ de bataille. Beaucoup plus. Mais ils entreront dans l’histoire. »
René Backmann
12 septembre 2023 à 13h27
https://www.mediapart.fr/journal/international/120923/revolte-en-israel-la-societe-civile-condamne-aussi-l-occupation
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