Dans l’affaire de son prêt russe, Marine Le Pen prétend avoir signé « avec une banque, pas avec Poutine ». Des mails issus de la boîte du vice-président de la Douma Alexander Babakov démontrent pourtant comment le pouvoir russe s’est impliqué.
« Je signe un prêt avec une banque, pas avec Vladimir Poutine. » En mai, interrogée par la commission d’enquête parlementaire sur le prêt russe de 9 millions d’euros obtenu par son parti en 2014, Marine Le Pen a réfuté toute ingérence du Kremlin. Questionnée sur le fait que la banque russe prêteuse « était dirigée par un proche du pouvoir » et que jamais elle « n’aurait fait ce prêt sans l’accord de Monsieur Poutine », la cheffe de file du Rassemblement national (RN) a assuré : « Je n’en savais absolument rien ! Mais rien ! »
Lors de la révélation de cet emprunt par Mediapart déjà, Marine Le Pen avait jugé « ridicule » de penser qu’il s’agissait d’un geste du pouvoir russe pour un parti ami.
Des documents rendus publics par des hackers ukrainiens, et analysés par Mediapart, mettent à mal son discours. Ils démontrent des contacts étroits entre le pouvoir russe et le Front national (FN) entre 2014 et 2016, et le rôle central joué par un conseiller de Poutine dans ce rapprochement, au moment où Marine Le Pen cherchait des fonds en Russie pour financer ses campagnes électorales.
Organisation de rencontres à un haut niveau à Moscou, aide pour l’obtention de visas, prise en charge de certains billets d’avion par les Russes : Alexander Babakov, nommé en 2012 représentant spécial du président Poutine pour la coopération avec les organisations de Russes à l’étranger, a ouvert les portes de la Russie à la présidente du FN.
Fin août, les hackers ukrainiens de Cyber Resistance – membre de l’Ukrainian Cyber Alliance, réputée proche des services de renseignement ukrainiens – ont annoncé avoir piraté la boîte mail du secrétariat de cet homme clé des réseaux d’influence du Kremlin en Europe, et actuel vice-président de la Douma : 21 677 fichiers portant sur la période 2008-2023 (lire notre Boîte noire).
Ces « Babakov Leaks » ont été révélés sans que le principal intéressé ne réagisse ni ne démente. Questionné par le média d’investigation russe en exil Agentstvo sur ces fuites, Alexander Babakov n’a pas souhaité faire de commentaire. Nos multiples sollicitations auprès de lui et de ses collaborateurs sont également restées sans réponse.
Dans ces messages, on retrouve une partie de l’état-major de l’époque du Front national et les piliers de ses recherches de financements : Marine Le Pen, son chef de cabinet Nicolas Lesage, son vice-président Louis Aliot, le trésorier Wallerand de Saint-Just, les eurodéputés Aymeric Chauprade et Jean-Luc Schaffhauser – qui ont servi d’intermédiaires dans les deux prêts russes des Le Pen – et l’avocat en droit des affaires Didier Bollecker, mandaté par Schaffhauser pour superviser le contrat de prêt.
Sollicités par Mediapart, aucun d’eux n’a contesté la véracité de ces mails. Jean-Luc Schaffhauser a indiqué n’avoir « rien à dire » sur des « mails confidentiels qui n’ont pas à être en [notre] possession ». Wallerand de Saint-Just nous a affirmé n’avoir « jamais rencontré Monsieur Babakov », n’avoir pas eu « connaissance de son rôle auprès du FN » et n’avoir eu « des contacts qu’avec la banque ». Les autres n’ont pas répondu.
Un oligarque au cœur du pouvoir
Alexander Babakov, 60 ans, n’est pas n’importe qui. Deux fois vice-président de la Douma (en 2007-2011, puis depuis 2021), il a le profil typique d’un oligarque proche du Kremlin qui jongle avec plusieurs casquettes, mêlant politique et business dans le secteur de l’énergie. Son patrimoine en France, opportunément absent de ses déclarations de revenus et patrimoine, a fait l’objet d’une enquête de l’opposant Alexeï Navalny dès 2013. En 2017, son nom et celui de Vilis Dambins, gestionnaire de ses actifs offshore, sont apparus dans le scandale financier des Panama Papers.
Successivement député et sénateur depuis 2003, il a rejoint le parti de Vladimir Poutine en 2011 et grimpé les échelons. Jusque l’invasion de l’Ukraine, les deux hommes s’affichaient ensemble, recevant des chefs d’État européens. Alexander Babakov a été dûment récompensé pour sa loyauté : la présidence l’a décoré en 2008 de l’ordre de l’Amitié, en 2017 de l’ordre de l’Honneur et en 2020 de l’ordre du Mérite.
Les échanges de mails entre le « représentant spécial » de Poutine et le Front national interviennent à un moment charnière. Après l’annexion de la Crimée en mars 2014 et les sanctions économiques de l’Union européenne, isolé, Vladimir Poutine cherche des relais de propagande à l’Ouest, et joue les parrains des partis d’extrême droite européens. Alexander Babakov, lui, est déjà indésirable dans l’Union européenne : il figure sur la liste noire des hommes d’affaires visés par les sanctions.
Marine Le Pen l’a rencontré dès février 2014, en Russie. Un rendez-vous hors agenda, organisé en toute discrétion par l’eurodéputé et consultant international Jean-Luc Schaffhauser, ami de Babakov dont il a fait la connaissance « par le biais de l’Église orthodoxe, dans les années 2000 ».
Après cette entrevue, toute la galaxie Babakov s’est mobilisée dans les recherches de financement du Front national, comme Mediapart l’avait révélé. Avec une certaine efficacité. En septembre 2014, alors que le Donbass se creuse de tranchées, Marine Le Pen décroche un prêt de 9 millions d’euros auprès de la First Czech-Russian Bank (FCRB), une petite banque moscovite qui fera faillite deux ans plus tard.
En juin 2016, en vue de l’élection présidentielle, elle signe un nouveau projet de prêt russe de 3 millions d’euros, qui tombe finalement à l’eau car les deux banques russes envisagées perdent leurs licences bancaires dans d’obscures conditions. À chaque fois, ce sont Alexander Babakov et ses proches qui ont mis le parti d’extrême droite en contact avec ces banques au profil douteux, au cours de rencontres à Moscou, Paris et Genève.
Une lettre de Marine Le Pen sollicitant de l’aide
Les mails dévoilés par Cyber Resistance démontrent, noir sur blanc, le rôle de facilitateur et de mise en relation joué par ce fidèle lieutenant de Poutine entre 2014 et 2016.
Un document inédit montre que Marine Le Pen a clairement sollicité l’aide d’Alexander Babakov pour établir des connexions à haut niveau en Russie. Dans un courrier à en-tête du Parlement européen daté du 31 mars 2015, elle lui demande de « [les] aider », comme il l’a fait « la dernière fois », pour l’organisation d’une rencontre avec le président de la Douma, Sergueï Narychkine, et avec toutes les personnes qu’il jugera « utiles ». Elle conclut son courrier en lui exprimant « à nouveau toute [sa] sympathie et [sa] cordiale amitié pour tout ce qu’[il fait] pour [eux] ».
La réponse arrive le 30 avril. Alexander Babakov l’invite, « ainsi que le député européen Jean-Luc Schaffhauser », à venir à Moscou du 24 au 26 mai « pour des réunions et des entretiens », sans plus de détails. À l’exception d’une rencontre à huis clos avec Sergueï Narychkine à la Douma, rien ne filtre du séjour de la présidente du FN dans la capitale russe, qui ne figure pas sur son agenda prévisionnel.
Des visas obtenus grâce à Alexander Babakov
Lorsque Mediapart l’avait questionnée, Marine Le Pen avait parlé de simples « rencontres politiques ». Les mails piratés démontrent au contraire une imbrication entre ces entrevues politiques et les recherches de financements du parti.
En témoignent par exemple les lettres d’invitation signées de la main d’Alexander Babakov et adressées personnellement à l’ambassadeur de Russie en France, Alexander Orlov. Ces courriers, transmis à quelques jours des départs prévus, ont permis la délivrance express de visas russes à Marine Le Pen et à plusieurs élus ou cadres de son parti. Y compris pour aller signer le prêt russe.
Une première intervention a lieu en avril 2014. Elle permet à Marine Le Pen et Louis Aliot de s’envoler à Moscou, où ils sont reçus le 12 avril par le président de la Douma, Sergueï Narychkine. Lors de cette rencontre, officielle et médiatisée, la présidente du FN soutient le projet de fédéralisation de l’Ukraine souhaité par le Kremlin et rejeté par Kyiv. Ce que l’on ignorait jusqu’à présent, c’est qu’elle avait souhaité emmener dans ses bagages le consultant Jean-Luc Schaffhauser. L’artisan du futur prêt russe figure en tout cas dans la liste des demandes de visas.
C’est à nouveau une lettre d’invitation signée d'Alexandre Babakov qui permet au trésorier du FN, Wallerand de Saint-Just, et à l’avocat Didier Bollecker d’obtenir des visas pour se rendre à Moscou du 9 au 23 septembre, afin de finaliser le contrat du prêt russe – signé le 11 septembre –, puis en mai 2016, lorsque le parti repart à la chasse aux financements pour la campagne présidentielle. Questionné par Mediapart, Wallerand de Saint-Just affirme qu’il ignorait « que ces documents provenaient de Monsieur Babakov » et qu’il « ne sai[t] pas pourquoi le FN est passé par lui ».
D’autres lettres d’invitation dans l’optique de visas ont suivi : Marine Le Pen, son garde du corps Thierry Légier et Jean-Luc Schaffhauser, pour la visite de mai 2015 ; puis son chef de cabinet Nicolas Lesage, pour deux séjours en compagnie de Jean-Luc Schaffhauser, en octobre 2014 et en septembre 2015. La consigne au sein des équipes d’Alexander Babakov est claire : « Prière de rédiger une lettre à notre ambassadeur de la part de A. M. Babakov pour demander un visa à entrée unique pour J. L. Schaffhauser, député européen, et Nicolas Lesage, chef de cabinet de la présidente du Front National (France), du 1er au 4 septembre », peut-on lire dans un mail daté du 28 août 2015.
Des billets d’avion payés par les Russes
Des documents prouvent aussi que des billets d’avion ont été pris en charge par les Russes durant cette période.
En 2014, le conseiller international de Marine Le Pen, Aymeric Chauprade – qui a joué les intermédiaires dans le second prêt russe, obtenu par le microparti de Jean-Marie Le Pen en avril 2014 – est convié au forum parlementaire international, qui se tient à Moscou le 26 juin. Cet événement, organisé par la Fondation de l’oligarque orthodoxe Konstantin Malofeev et par des mouvements pro-life et réactionnaires, est conçu comme un ralliement des forces conservatrices russes et européennes.
D’après une facture et des échanges de mails entre l’assistante parlementaire russe de M. Chauprade, Tamara Volokhova, et le secrétariat de Babakov, les billets d’avion (2 825 euros) ont été payés depuis le compte d’une personne physique russe vers le compte du Front national. À aucun moment, le Front national ne semble s’être inquiété de cet étrange versement.
La même année, un mois après la signature du prêt russe, des billets d'avion sont aussi envoyés par un proche de Babakov, permettant à Jean-Luc Schaffhauser et Nicolas Lesage de s’envoler dans le Donbass, pour légitimer les élections organisées par les séparatistes prorusses et condamnées par la communauté internationale. Sur place, ils réalisent des films de propagande, diffusés notamment sur Nations presse info (NPI), un site du Front national supervisé par Louis Aliot. Celui-ci avait été informé du voyage en amont, selon des mails obtenus par Mediapart.
Questionné sur le principe de déplacements payés par les Russes, Jean-Luc Schaffhauser ne voit pas le problème : « La coutume parlementaire dans les relations entre Parlements est que la puissance invitante prenne en charge les frais. » De leur côté, Aymeric Chauprade et Tamara Volokhova n’ont pas répondu.
Le lobbying de deux proches de Babakov
Dans les mails hackés, on retrouve les noms de plusieurs Russes de la nébuleuse Babakov qui se sont activés pour le Front national.
Comme le businessman letton Vilis Dambins, l’homme des actifs offshore de Babakov, qui avait rencontré secrètement le trésorier du FN et l’avocat Didier Bollecker en novembre 2016 à Paris. Questionné par Mediapart, l’homme d’affaires avait alors démenti avoir été « un intermédiaire dans les accords mentionnés » et contesté avoir « pu agir sur les ordres de M. Babakov ». Dans les mails piratés, le même Vilis adresse pourtant à un proche de Babakov – qui fait le relais avec le secrétariat du député russe – le passeport de Didier Bollecker, en amont de sa venue à Moscou pour signer le prêt russe, en septembre 2014.
Traits d’union entre Alexander Babakov et le Front national, Alexander Vorobyev et Mikhail Plisyuk apparaissent abondamment dans les échanges. C’est par eux que transitent toutes les demandes. Ils sont à la tête de deux structures, l’institut de l’OTSC (Organisation de l’entente sur la sécurité collective, bras militaire de la CEI, dominée par la Russie), et l’Institut de recherche sur l’intégration internationale. Alexander Vorobyev est devenu officiellement en 2021 le conseiller de Babakov à la Douma. Le second fait figure de « Monsieur affaires internationales » dans leurs échanges.
Babakov, Plisiyuk et Vorobyev sont accusés par la justice américaine d’avoir, entre 2012 et 2017, utilisé l’Institut de recherche sur l’intégration internationale comme cheval de Troie pour leurs activités d’influence aux États-Unis et d’avoir mené des actions de propagande anti-ukrainienne auprès de membres du Congrès.
En France, Plisiyuk et Vorobyev ont été au cœur d’une première tentative de prêt au Front national de 10 millions d’euros, en juin 2014, via l’Académie européenne, une fondation créée par Jean-Luc Schaffhauser pour œuvrer au rapprochement avec la Russie. Le 29 juin 2014, le conseil d’administration de l’Académie s’était réuni au domicile strasbourgeois de l’eurodéputé pour valider l’entrée des deux Russes parmi ses membres et évoquer la question du prêt au FN.
Selon un témoin, Wallerand de Saint-Just était présent et aurait rencontré les deux hommes. Questionné, le trésorier nous a assuré que ces deux noms ne lui « disaient rien ». L’argent semble avoir finalement suivi un autre canal. Car trois mois plus tard, le Front national a décroché le fameux prêt de la FCRB, d'un montant équivalent.
L'influence des deux Russes sur Jean-Luc Schaffhauser semble importante. Plusieurs mails démontrent que l’eurodéputé, à peine élu au Parlement européen en juillet 2014, leur a soumis des projets de communiqués. Dans un mail, Alexander Vorobyev transmet par exemple à Schaffhauser un « exemple de déclaration » sur la situation en Ukraine, que l’eurodéputé transfère à Marine Le Pen et à son conseiller aux affaires européennes pour validation, et dont il reprendra les propositions dans sa première intervention au Parlement européen.
L’élu organise aussi, avec Mikhail Plisyuk, une table ronde sur l’Ukraine à Bruxelles, intitulée : « Ukraine, information et désinformation mais réelle guerre civile en Europe : que peuvent faire les députés européens ? » Ces éléments, et l’accélération du lobbying prorusse au FN durant cette période, accréditent l’hypothèse d’une contrepartie politique au prêt russe, fermement démentie par Marine Le Pen.
Questionnés par Mediapart sur leur rôle dans les recherches de financements du Front national, aucun d’eux n’a répondu.
Interrogée en mai par la commission d’enquête sur nos révélations concernant ses liens avec Alexander Babakov, Marine Le Pen avait évoqué un « ami de Jean-Luc Schaffhauser » qu’elle avait rencontré deux fois, réfutant le caractère « secret » de ces entrevues. Sans en dire plus.
Le prêt russe et son soutien au Kremlin jusque l’invasion de l’Ukraine sont devenus les principaux boulets de la cheffe de file du RN. Lors du débat de l’entre-deux-tours de la présidentielle, c’est sur ce sujet qu’Emmanuel Macron l’avait mise en difficulté, l’accusant de « dépendre du pouvoir russe » : « Vous parlez à votre banquier quand vous parlez de la Russie, c’est ça le problème. »
Bien conscient que ce sujet est devenu un « angle d’attaque politique », Jordan Bardella, président du RN, a annoncé cet été que le remboursement du prêt, initialement prévu en 2019 et rééchelonné jusqu'en 2028, interviendrait « avant la fin de l'année, sauf dépense exceptionnelle ». Les commissions versées en marge de ce prêt font, elles, toujours l’objet d’une enquête du Parquet national financier.
Marine Turchi et Madeleine Leroyer
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Marine Turchi et Madeleine Leroyer
14 septembre 2023 à 17h30
https://www.mediapart.fr/journal/international/140923/pret-russe-des-mails-hackes-revelent-la-proximite-entre-marine-le-pen-et-le-pouvoir-poutinien
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OLJ / Par Karl RICHA, le 13 septembre 2023 à 22h08
https://www.lorientlejour.com/article/1349233/la-princesse-et-le-president-quand-la-mort-de-grace-kelly-eclipsa-celle-de-bachir-gemayel.html
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