Le film de Rachid Bouchareb est basé sur l’histoire de Malik Oussekine tué à l’âge de 22 ans par des policiers - Photo : D. R.
Les images d’archives insérées, comme à brûle pourpoint, sont là pour rappeler que l’on n’est pas en mode fiction.
Nos frangins, le dixième long métrage de Rachid Bouchareb, est le dernier d’un triptyque consacré à ce qu’a subi l’immigration algérienne en France. Il y rapporte ce qui s’est appelé dans les médias l’affaire Malik Oussekine, une «bavure» policière commise contre un jeune d’origine algérienne qui, de surcroît, la nuit du 5 au 6 décembre 1986, n’était impliqué en rien dans les manifestations estudiantines opposées à une réforme de l’éducation.
Malik périt à la suite d’une brutale intervention d’une brigade de voltigeurs, des couples de policiers à moto, dont l’un conduit et l’autre, installé à l’arrière, bastonne à la volée sans retenue, armé d’un redoutable gourdin. Le scandale a été tel que ce corps de répression a été dissous. Néanmoins, il a été reconstitué presque deux décennies après à la faveur des manifestations des gilets jaunes.
D’où le film coup-de-poing de Bouchareb qui, à l’occasion, y rappelle une autre bavure commise au même moment contre Abdel Benyahia mais passée sous silence, d’ailleurs les policiers impliqués dans les deux affaires n’ont jamais été punis. Bouchareb, qui venait de réaliser son premier long métrage en 1985, avait pris date pour en faire témoignage le moment venu, lui dont la préadolescence avait été durablement marquée par ce qui se racontait lors des massacres, un certain octobre 1961, contre de paisibles manifestants algériens pour l’indépendance.
Il lui a semblé important de rappeler d’abord ce qu’ont vécu les grands parents desvictimes, ceux qui ont combattu le nazisme pour libérer la France, ce qui a donné Indigènes, en 2006, vingt ans après. Puis, en 2010, c’est le tour des parents avec Hors la loi, qui restitue les affres de la guerre d’Algérie s’invitant en France même. Enfin, le dernier du triptyque est dédié aux petits enfants. Et alors que dans les premiers, Bouchareb a privilégié la forme de la fresque, plutôt consensuelle, même si Hors la loi a réveillé les vieux démons des pro-Algérie française, avec Nos frangins, le petit enfant Bouchareb sort la grosse artillerie cinématographique.
Il y a du André Cayate pour l’aspect réquisitoire, mais en plus somptueux. La caméra est nerveuse, le montage heurté, en parallèle parfois. Les mages d’archives insérées, comme à brûle pourpoint, sont là pour rappeler que l’on n’est pas en mode fiction.
La colère de Rachid perce à gros bouillons mais reste digne à l’instar des personnages des parents. Du grand art comme dans ces séquences renvoyant une brutalité inouïe soulignée par une surprenante musique venant en contre poing plutôt qu’en contre point. Mais le titre du film et la chanson de Renaud sont là pour rappeler à la fraternité et la solidarité entre opprimés. Enfin, les comédiens ? Tous d’une rare justesse dans pourtant un film tourbillon. Plus précisément, si les têtes d’affiche Réda Kateb et Lyna Khouidri sont égaux à eux-mêmes, Samir Guesmi est impressionnant dans un rôle de composition.
Décidement, la France n’est pas pour rien le pays de la mode : après les années hidjab, les étés burkini, nous voilà donc face à une rentrée abaya.
Après les années hidjab, les étés burkini, nous voilà donc face à une rentrée abaya. Notre connaissance du vestiaire islamique devient encyclopédique : la France n’est pas pour rien le pays de la mode. D’ailleurs, on a vu, la même semaine que la polémique sur ces tuniques longues, le retour remarqué de LVMH, en la figure du contesté Johnny Depp, égérie du groupe de luxe, parmi les annonceurs du « Journal du dimanche » (« JDD ») nouvelle formule. Celui de Geoffroy Lejeune et des batailles culturelles sans fin pour rasseoir les concepts d’une suprématie blanche au rang des théories politiques acceptables. Ce « JDD » qui, selon Sarkozy demeure un bastion du centre droit, même dirigé par le journaliste qui avait fait de « Valeurs » un fanzine zemmourien. Les obsessions identitaires, autrement dit, sont au cœur de notre pacte républicain. Et l’abaya de passer, en quelques cases habilement jouées, d’un magazine d’extrême droite au discours de rentrée du nouveau ministre de l’Education nationale, qui a décidé de l’interdire à l’école.
Les demi-habiles ont dénoncé un contre-feu destiné à masquer des problèmes autrement plus criants, quant à la pérennité du pacte républicain, affectant l’école. Je ne crois plus qu’on en soit là, à dénoncer l’usage politique du racisme et de l’islamophobie. Je crois, en cette affaire, le ministre et son gouvernement parfaitement sincères.
On a répété que l’interdiction de l’abaya allait engendrer des ruptures graves du pacte républicain – car comment distinguer une abaya d’une tunique longue, sinon en habillant celle-ci d’intentions invisibles, ce qui aurait mécaniquement pour conséquence qu’on laissera passer les filles blanches, mais qu’on soumettra les « Arabes » à un interrogatoire poussé sur leurs choix vestimentaires et préférences religieuses. L’Etat, censé garantir la liberté de conscience, vient de réinventer le confessionnal : il prendra place dans les bureaux des proviseurs ou, mieux, par une ironie sordide et vengeresse, dans ces guérites en verre blindé qui protègent désormais les établissements scolaires des intrusions terroristes.
Le président, gêné l’autre jour par les relances de HugoDécrypte, a eu beau insister sur le fait qu’il ne faisait pas de parallèle entre le port de l’abaya et la mort de Samuel Paty, il a néanmoins attribué aux deux événements une cause commune : le mépris des règles de la laïcité.
On y voit le général, commandant emblématique de l'offensive russe en Ukraine, en tenue civile aux côtés d'officiers russes en uniforme militaire et de l'Imam de la mosquée, Abou Abdallah Zebar. "Une délégation russe de haut niveau a visité la Grande Mosquée Abdelhamid Ben Badis, et a été reçue par le Directeur des Affaires Religieuses et l'Imam de la Grande Mosquée", a indiqué celle-ci dans un message accompagnant ces photos. Moscou n'a pas communiqué sur cette visite en Algérie.
Disparu depuis la tentative de putsch de Wagner
Sergueï Sourovikine faisait l'objet de spéculations, ayant disparu de l'espace public depuis la rébellion avortée du groupe Wagner en juin dernier. Selon plusieurs médias russes, il a été limogé de son poste de commandant en chef des forces aérospatiales en août, un peu avant la mort d'Évgueni Prigojine dans un crash d'avion.
Le général était jugé proche du patron de Wagner, bien qu'il n'ait pas officiellement soutenu la mutinerie de Wagner. Pendant cette révolte qui n'a duré que 24 heures, Sergueï Sourovikine avait appelé les rebelles à "arrêter" et à rentrer dans leurs casernes "avant qu'il ne soit trop tard".
Selon l'éditorialiste sur LCI Pierre Servent, le général a "joué un double jeu" : "C'est certainement le fait d'avoir joué sur les deux tableaux qui explique pourquoi il est encore en vie", estime-t-il.
Vétéran de la guerre soviétique en Afghanistan et de la deuxième guerre de Tchétchénie dans les années 2000, Sergueï Sourovikine a participé à la campagne russe en Syrie en 2015, avant de devenir l'un des principaux commandants de l'intervention militaire russe en Ukraine.
Écarté de l'armée russe, le général Sourovikine, ex-proche de Wagner, réapparaît... en Algérie
Le général russe Sergueï Sourovikine a été limogé en raison de ses liens avec le groupe Wagner.
Il est réapparu lors d'une visite officielle en Algérie cette semaine.
Moscou n'a pas communiqué au sujet de cette rencontre.
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Le général russe Sergueï Sourovikine, limogé pour ses liens avec le groupe Wagner, est réapparu après des mois d'absence pour une visite officielle en Algérie. Les images de sa rencontre avec les autorités algériennes ont été publiées mardi sur le compte Facebook de la grande mosquée d'Oran et ce vendredi dans les médias russes.
On y voit le général, commandant emblématique de l'offensive russe en Ukraine, en tenue civile aux côtés d'officiers russes en uniforme militaire et de l'Imam de la mosquée, Abou Abdallah Zebar. "Une délégation russe de haut niveau a visité la Grande Mosquée Abdelhamid Ben Badis, et a été reçue par le Directeur des Affaires Religieuses et l'Imam de la Grande Mosquée", a indiqué celle-ci dans un message accompagnant ces photos. Moscou n'a pas communiqué sur cette visite en Algérie.
Le général était jugé proche du patron de Wagner, bien qu'il n'ait pas officiellement soutenu la mutinerie de Wagner. Pendant cette révolte qui n'a duré que 24 heures, Sergueï Sourovikine avait appelé les rebelles à "arrêter" et à rentrer dans leurs casernes "avant qu'il ne soit trop tard".
Selon l'éditorialiste sur LCI Pierre Servent, le général a "joué un double jeu" : "C'est certainement le fait d'avoir joué sur les deux tableaux qui explique pourquoi il est encore en vie", estime-t-il.
Vétéran de la guerre soviétique en Afghanistan et de la deuxième guerre de Tchétchénie dans les années 2000, Sergueï Sourovikine a participé à la campagne russe en Syrie en 2015, avant de devenir l'un des principaux commandants de l'intervention militaire russe en Ukraine.
Homme d’affaires égypto-canadien, Adel Boulos oeuvre sans relâche à établir des ponts entre l’Egypte et le Canada. Il fait office de leader communautaire et préside le Réseau d’affaires égypto-canadien (Egyptian Canadian Business Network).
Il est 6h30 du matin. Adel Boulos prend son café dans sa véranda à Montréal, puisque l’hiver n’est pas encore arrivé, et ce, après avoir prié et donné à manger à sa chienne Zuri, un caniche standard qu’il a depuis 2 ans. D’autres jours, il va à Pointe-Claire (une ville à moins d’une heure) pour un entraînement de natation de 90 minutes avec son équipe de maîtres-nageurs afin de rester en forme.
C’est dans son bureau à Montréal qu’il nous accueille, deux semaines avant de voyager en Egypte. Le bâtiment aux formes cubiques abrite le siège du fournisseur de denrées alimentaires Amira. Adel Boulos est le PDG de cette boîte qui importe divers produits alimentaires du Moyen-Orient et les distribue sur le marché canadien. Ce magasin de Saint-Laurent est connu par ses belles offres, surtout les mangues, les goyaves et les figues, ainsi que les aubergines blanches, des produits ayant un goût exquis, provenant d’Egypte.
Ce sont ses parents qui avaient fondé l’entreprise après avoir émigré au Canada en 1978. « Mon père et ma mère ont décidé de tout quitter en Egypte et d’aller au Québec. Ma tante maternelle vivait à Montréal et c’était la motivation principale de l’émigration », explique-t-il. En Egypte, son père avait été un officier à l’armée pendant 15 ans et il était propriétaire d’une ferme à Wadi Al-Natroune (près d’Alexandrie), où il y avait du bétail et des chevaux et l’on y cultivait des olives, les transformant ensuite en olives vertes. Encore enfant, il y allait régulièrement avec sa soeur. Egalement, la famille faisait du commerce. « J’y étais impliqué dès l’âge de 10 ans, tenant un magasin à Zamalek », se souvient-il. Ce travail dès son jeune âge n’a certainement empiété ni sur ses études ni sur ses loisirs, puisqu’il a fréquenté l’école anglophone Saint-Georges à Héliopolis jusqu’à l’âge de 13 ans et aimait la lecture, la natation et l’équitation qu’il pratiquait au club Al-Guézira, ainsi qu’au club Galaa des officiers.
Une fois arrivés à Montréal, son père et sa mère ont dû repartir à zéro en achetant un petit commerce de pâtisserie et d’épicerie fine à la rue Sherbrooke, à Notre-Dame des Grâces. « Ma soeur Amira et moi, nous les aidions pendant le week-end. Plus tard, mes parents ont acheté une maison et ils travaillaient à partir du sous-sol. Ils ont commencé le commerce de gros et ont choisi le nom de ma soeur Amira comme nom commercial de leur compagnie. Nous sommes alors entrés dans le domaine des noix et des fruits secs. Ensuite, nous avons commencé à importer des produits alimentaires de l’Egypte, comme la mouloukhiya (corète potagère). Mon père était parmi les premiers à le faire au Canada », raconte-t-il.
Le petit Adel et sa soeur ont dû suivre la classe d’accueil pendant leur première année à Montréal afin d’apprendre le français. Leur mère, Mme Ragaa, journaliste traductrice à la MENA, au Caire, étant elle-même de culture anglophone, n’arrivait pas à les aider. Il est ensuite entré au Cégep (phase transitoire de deux ans pour être orienté à l’université) avant de poursuivre ses études à l’Université Concordia et obtenir un baccalauréat en commerce. « J’ai connu ma future épouse Moushira durant les activités à l’église lorsque j’ai commencé le Cégep. Elle était au cycle secondaire. Nous nous connaissons donc depuis notre très jeune âge. Elle a étudié l’actuariat et elle enseigne dans une école au West Island. Elle aime les mathématiques et ses élèves l’apprécient », précise-t-il.
Sa mère étant cairote et son père alexandrin, Adel Boulos se considère comme un mélange entre les deux. Il aime beaucoup la mer et ses fruits. Prendre le large à bord de son bateau sur la rivière est une belle activité qu’il pratique régulièrement. Par ailleurs, il aime aller à la Côte-Nord en Egypte pour se rappeler ses beaux souvenirs d’enfance à la mer. Une peinture dans son bureau illustre la plage de Stanley à Alexandrie où sa famille avait une cabine. Ils passaient la journée là-bas et jouaient à la raquette.
Adel est devenu par la suite comptable professionnel et a travaillé pendant deux ans comme vérificateur (audit) dans un bureau à Montréal, mais il a préféré rejoindre l’entreprise familiale en 1990. C’est l’année où il a épousé Moushira qui l’a beaucoup soutenu et a fait face avec lui à de nombreux défis, surtout qu’il prend beaucoup de risques auxquels elle n’est pas habituée.
L’entreprise était encore petite et il a beaucoup travaillé pour la moderniser, en y introduisant l’ordinateur et les nouveaux systèmes. A un moment donné, le nombre d’employés a atteint 100 personnes.
« Mes parents avaient eu certaines difficultés en commençant leurs affaires au Québec, mais ma soeur Amira et moi, ayant grandi là-bas, nous avons appris la persévérance. Nous nous sommes habitués à travailler assidûment et à ne pas abandonner. On ne considère pas le refus comme une réponse finale, mais nous essayons toujours d’obtenir ce que l’on veut », affirme-t-il avec un léger sourire en mentionnant des marques distribuées par la compagnie dans les chaînes de supermarchés et les supermarchés ethniques à travers le Canada.
Chef du Réseau d’affaires égypto-canadien (Egyptian Canadian Business Network), une organisation sans but lucratif qui existe depuis 10 ans, Adel Boulos avait accueilli à Montréal le célèbre homme d’affaires et ingénieur égyptien Naguib Sawiris qui a été honoré par l’organisation, ainsi que Nabila Makram, ex-ministre de l’Emigration et des Affaires des Egyptiens à l’étranger. Plusieurs concerts ont été animés à Montréal par des artistes égyptiens pour financer des projets de bienfaisance comme l’hôpital pour le cancer des enfants en Egypte et l’initiative Tahya Misr.
Le businessman aime être impliqué en politique ; on le voit sur une photo, accrochée au mur de son bureau, avec l’ex-premier ministre canadien, Stephen Harper, lorsqu’il était en fonction. Il avait également rencontré le président Abdel-Fattah Al-Sissi durant la conférence Masr Tastatie (l’Egypte est capable). Le président écoutait les discours des représentants des communautés pour savoir comment profiter des talents, de l’intelligence et des idées des Egyptiens à l’étranger dont le nombre atteint 15 millions d’émigrants.
Leader communautaire, il oeuvre à consolider les liens entre les Egyptiens expatriés et à leur faciliter les services consulaires. Il soutient les initiatives égyptiennes au Canada, qu’elles soient sociales, culturelles ou académiques, et établit le lien entre sa communauté et les gouvernements provincial et fédéral, ainsi que les municipalités. Il a aussi soutenu des candidates égyptiennes aux élections comme Ann Francis et Mariam Ishaq.
« J’espère que l’Egypte réalisera un jour l’autosuffisance en blé et en bon nombre de denrées alimentaires. Notre pays a tous les atouts pour cela, surtout les terrains et le bon climat. Par ailleurs, j’ai un projet en tête pour la modernisation de l’agriculture que j’espère réaliser. Il faudrait rappeler que l’Egypte est actuellement pionnière en matière d’exportation d’agrumes, dépassant l’Espagne. Notre pays aussi est le plus grand producteur de dattes dans le monde, mais tout est consommé localement », indique-t-il.
Récemment, ses efforts ont porté leurs fruits et la Compagnie des Egyptiens à l’étranger pour l’investissement a été fondée avec l’aide de la ministre de l’Emigration, Soha El-Gendy, qui avait introduit l’homme d’affaires au premier ministre, Moustapha Madbouli, pour discuter de la structure d’une compagnie avec 10 partenaires égyptiens de par le monde qui désirent investir dans différents secteurs en Egypte, dont l’agriculture, la technologie, l’immobilier, le tourisme, etc.
Adel Boulos est également membre de l’organisation Orphelins coptes qui aide 15 000 enfants dans 800 villages en Egypte avec 700 bénévoles. « Le total des dons envoyés en Egypte l’année dernière a atteint 20 millions de dollars. Les enfants sont pris en charge jusqu’à ce qu’ils terminent l’université », indique-t-il.
L’homme d’affaires trouve qu’il y a des avantages et des inconvénients dans son pays d’accueil, ainsi que dans son pays d’origine. Les deux Etats recèlent de bonnes opportunités. Il aime les deux et préfère être toujours positif, soulignant qu’il faut toujours réaliser le meilleur là où l’on vit.
Blouse blanche — Zone grise — Décennie noire de Abdallah Aggoune est le témoignage d’un docteur en médecine à l’époque de la décennie noire en Algérie, préfacé par la psychanalyste Karima Lazali.
Le docteur Aggoune raconte la montée en puissance du Front Islamique du Salut (FIS), la barbarie du Groupe Islamique Armé (GIA), la loi des émirs qu’il a soignés quand ils étaient encore des enfants innocents et les « dépassements » des forces de sécurité censées protéger les civils. Alors que la loi sur la Concorde civile impose l’amnésie et le silence aux victimes, peut-on tourner cette page tragique avant de l’avoir lue ? Au moment où les Algériens, unis dans la diversité de leurs convictions, sont mobilisés pour leurs droits, la réconciliation nationale passe par la vérité et la justice sur la « décennie noire » pour exorciser les démons de la récidive. A paraître le 24 septembre aux éditions Koukou.
Akli Gasmi a voué toute sa vie à l'enseignement. Il a été enseignant puis inspecteur de l'Éducation nationale avant de prendre sa retraite. Il vient de publier son premier livre aux éditions Hibr: «Oulkhou, village de regroupement». Dans cette interview, il parle de son livre, mais aussi de son ami d'enfance.
L'Expression: Les férus de lecture et de littérature qui vous suivent depuis des décennies se seraient sans doute attendus à ce que vous écriviez un livre sur votre ami d'enfance, Tahar Djaout, n'est-ce pas? Akli Gasmi: Non je n'ai pas écrit un livre sur mon ami Tahar Djaout bien que peut être le bienvenu. Mon livre raconte la vie de centaines de villageois enfermés durant cinq années de souffrances et de misère dans un véritable enfer à ciel ouvert.
Pourquoi avoir fait le choix de revenir sur cette page douloureuse de l'histoire de votre village Oulkhou? J'ai écrit mon vécu d'adolescent pendant la guerre de libération. Une adolescence marquée par les privations, la peur de sortir le matin et de ne pas revenir le soir. Une adolescence rythmée par la présence des soldats, des arrestations et la torture pratiquée sur des hommes et des femmes et cela dans la maison où j'étais né. Une maison dont on nous avait déplacés un matin du 1er avril 1957 à l'aube ensoleillée.
Pourquoi avoir choisi la période 1957-1962? Les soldats nous ont encerclés de nuit le 1er avril 1957. Au matin à l'aube, ils nous ont chassés de notre maison pour installer leur caserne qui allait devenir depuis cette date un centre de torture jusqu'à la fin de la guerre en mars 1962.
Votre livre est d'abord et avant tout un ouvrage qui parle de l'atrocité du colonialisme dans votre village, pouvez-vous nous parler de cet aspect? Mon livre parle de ce que des centaines de villageois ont vécu durant ces cinq années de souffrances et de misère sans nom.
Il s'agit aussi d'un livre autobiographique dans une large mesure puisque vous avez passé votre adolescence dans cette immense prison à ciel ouvert, comme vous l'écrivez, n'est-ce pas? J'ai parlé de la guerre et de ses conséquences physiques et morales sur une population de plusieurs villages, amenée de force et traitée par la violence. C'était le temps des descentes de soldats dans le village de regroupement de jour comme de nuit. Ces descentes étaient toujours suivies d'arrestations de tortures et de disparitions d'hommes et de femmes selon l'ambiance du moment.
Ecrire ce livre a-t-il été une forme de thérapie pour vous? Oui, c'est une thérapie. Les cinq années passées au village de regroupement sont encore et toujours en moi. Des souvenirs terribles hantent encore mon esprit. Chaque fois que je me retrouve à Tajmaat avec mes amis de l'époque les événements ressurgissent et animent nos discussions.
Parlez-vous de Tahar Djaout dans ce livre? Je respecte trop cet ami de jeunesse, fils de notre village, devenu vite journaliste poète et écrivain à la renommée Universelle, pour en parler comme il le mérite. Sincèrement je ne me sens pas capable de le présenter comme il le mérite. Bien que je pense toujours à lui, à son oeuvre considérable pour si peu de temps dont il a disposé.
Quelles sont les choses qui vous ont marqué le plus dans vos souvenirs communs avec Tahar Djaout? Dire les choses qui m'ont lié à Tahar Djaout, c'est écrire tout un livre.
Tahar Djaout a-t-il évoqué vos souvenirs d'enfance dans l'un de ses livres? Tahar a parlé des amis de son enfance. Je suis son aîné de 10 ans. Nous nous sommes retrouvés à Alger après l'indépendance
Comment et où avez-vous appris que Tahar Djaout avait été victime d'un attentat terroriste? J'étais à la maison le matin du drame. Vers 11 heures le téléphone sonne. Une dame de nos amis qui m'avait entendu parler de Tahar Djaout m'annonça la terrible nouvelle. Elle venait de l'écouter à la radio. Aussitôt, avec ma famille, nous sommes partis à Alger. À la maison de Tahar. Nous avons trouvé beaucoup de monde, à la cité, dont des citoyens de notre village Oulkhou.
Dans son nouveau recueil de poèmes en prose, Natakhallass memma noheb, Emad Ghazali creuse dans une écriture plus réaliste, consciente qu’il n’existe pas de paradis sur terre, et associe l’image de la vérité à celle d’« un enfant à plusieurs têtes ».
Ceux qui ont vécu la mort
N’ont jamais pensé à l’enregistrer.
Ceux dont les coeurs ont bougé, en une vitesse vertigineuse,
Ne sont jamais revenus
De la vie.
Elle s’allonge, s’étend sur le ventre, nue près de toi,
Si l’idée de la toucher te frôle
Le corps prend forme et se multiplie spontanément.
Elle redevient une enfant, elle grandit et mûrit
Comme si le temps, à tes yeux seulement, filait à la vitesse
De la lumière.
Elle se divise en une femme et une enfant
Qui tombent dans les bras, l’une de l’autre, se retournent.
En tentant de regarder chaque détail
On peut lire sur le visage
La vérité entière révélée, prenant la forme d’un enfant à plusieurs têtes,
Qui te regardent avec les traits d’une femme enfant
Pendant que la femme garde une seule tête qui t’épie
Son visage a les traits d’une femme qui n’a pas eu une enfance.
Je vis l’écriture comme si c’était la vie.
Je vis la vie,
Comme si c’était une traversée rapide.
Je vis la mort,
Comme si c’était un oeil de poisson.
Cette femme épuise mon coeur,
Plus elle est fine et tendre, plus elle fatigue mon coeur.
Pour une raison cachée
Pour une raison que je ne nomme pas
Pour une raison qui n’existe peut-être pas.
Il se frappe la tête,
Il trace quelques mots,
Il s’extasie.
Ce n’est pas moi.
C’est l’homme talentueux,
Les images tombent sur lui,
Comme des vipères colorées,
Elles s’entortillent et s’enchevêtrent et on n’en voit pas les deux bouts,
Elles l’emportent en trottant et il est comme captivé,
Il est pris et laisse de nouveau son empreinte.
Ce n’est pas moi.
A mi-chemin, de la pérennité à l’éternité,
Je suis né.
Non pas comme les milliers qui naissent, attaché à une branche,
A une distance immémoriale du passé
A une très haute distance de l’avenir,
Mon ami m’a dit: Tu n’es pas perdu.
Je répondais: Et cet arbre?
J’hésitais entre le sens du chemin de mes pas
Et l’impatience de mes bras.
Mais je le croyais,
Et je contenais tout l’univers.
Toi, tu dors pour dormir,
Mais moi je cours vers la rencontre de mes secrets
Vers des souris qui ne cessent de bouger
Autour de l’embrasure de la fenêtre
De la vieille maison familiale
Où s’arrête le cadre de l’image,
Et quelqu’un me jette une souris éventrée.
Vers le centre dont les villes sont ramifiées
Les mêmes rues dans chaque ville
Les boutiques et les lieux de culte
Les cafés, les marchands de fruits et les bars
Seuls les panneaux m’avertissent pour distinguer la langue de mon peuple
De la langue de l’envahisseur
Et ce n’est pas tout
Je fais attention aussi aux monnaies peu franches dans ma main,
Je cours vers le bus en cherchant
La place Ataba,
En fuyant les aéroports,
Lassé des hôtels où se sont déplacées
Les files d’attente pour le pain.
Mais la place ne se trouvait pas là-bas,
C’était loin, très loin.
Et ainsi de suite.
Je vais tout le temps esquiver l’idée
Que je suis seul
Rien ne peut répertorier mon existence,
Avec la frénésie des questions,
Echauffé à l’approche de la fin.
Je ne suis pas revenu, par le passé,
Photo : Maya Goweili, graffiti rue cheikh Rihan, centre-ville.
A cette question difficile à résoudre
Je veux dire l’habitude
Mes habitudes n’étaient pas toutes mauvaises
Et n’étaient pas toutes secrètes.
Je gardais ma porte close
Et je tenais seulement le stylo.
Avec cette première habitude toutes mes autres habitudes sont nées,
Le rêve de voler, la haine du pouvoir,
Epier le déhanchement des femmes,
L’écriture quand je m’ennuie
De la constance des saisons,
Fumer seul assis au café,
Attendre longtemps avant l’instant de passer au sommeil,
Distinguer des vers au mètre long avec un soin extrême, et cetera.
Mon problème c’était de perdre rapidement chaque plaisir
A peine j’avais acquis une habitude
L’étonnement qui l’accompagne se dissipait lentement,
Je me retrouvais poussé à chercher de nouveau
Sans la moindre énergie nécessaire à ma libération
D’une seule vieille habitude.
Ma nouvelle habitude rejoint ses soeurs
Les espaces rétrécissent avec le temps,
Je me suis dispersé alors
Je suis devenu une proie sans merci
Et sans douleur
Car je me suis probablement habitué aux contrastes
Les préceptes et le désordre, être effronté ou sublime, la connaissance
Et la certitude
Le stylo et la page blanche
La compassion et la cruauté,
Et ainsi de suite.
J’aurai la nostalgie de plusieurs choses
Le ciel, fâché du conflit de la nuit et du jour,
Le jour avec un sombre nuage chargé de secrets
Vers la terre ferme
Sur laquelle les murs ne sont pas sur le point de s’écrouler.
Parfois, l’amour voué à un autre être humain devient comme un credo
Et c’est alors que, à l’aveuglette, nous sommes menés à l’abattoir.
J’ai dit à la gloire: qu’elle périsse!
Il vaut mieux un instant de plaisir évanescent qui dure
Car au moins ça éternise chaque individu, en son enfer.
Tout poète naît avec ses murs autour de lui.
Dis-moi: Comment rendre un mur moins épais ?
Tout ce qui t’est arrivé est arrivé alors que tu n’en étais pas conscient
Comme dans un rêve
Et ce qui se déroule en rêve on ne peut lui faire confiance.
Le regard s’éteint par la familiarité
Et plusieurs sons rendent l’oreille familière
La main reproduit le toucher
Et le coeur est le centre des battements qui s’inventent intimement
Sans jamais se ressembler
Et qui nous manquent quand ils passent une seule fois,
Le nez analyse les odeurs, qu’elles soient bonnes ou stupides
Et il secrète une morve stupide.
Le cerveau pompe les vérités et les imaginations
Celles qui étaient et celles qui seront
Et celles qui existent entre les deux.
La langue engendre le langage
Et consomme les appâts
Et nourrit l’odorat et l’intellect
Et les battements entre deux.
La question du paradis qui est si difficile à résoudre
Ne consiste pas en « ce qu’aucun oeil n’a vu et aucune oreille n’a entendu »
Il faudrait plutôt redonner les bonnes bases aux sens.
Et si nous t’avons sauvé de l’éternité
Et nous avons écrit pour toi la mort, par notre sagesse,
C’est pour que tu puisses t’élever.
Emad Ghazali
Il est né au Caire en 1962. Après un diplôme d’ingénierie en 1989 de l’Université de Aïn-Chams, il obtient un diplôme d’études théâtrales de la faculté des lettres de la même université en 1992. Parallèlement à son travail, il a très tôt commencé l’écriture, s’attachant tout d’abord au poème libre puis au poème en prose. Son recueil de poèmes en prose, Al-Makan bi khefa est sa 6e production aux éditions Al-Dar en 2008 et au GEBO en 2009. Il a déjà publié 9 recueils de poèmes, dont Oghniya oula (première chanson) en 1990, Fadaät okhra lil-taër al-dalil (d’autres espaces pour l’oiseau désorienté) en 1999, Natakhallass memma noheb (esquiver ce qu’on aime) en 2013. Il a reçu le prix Soad Al-Sabbah du poème en 1990, celui de la créativité du nom d’Ahmad Bahaeddine en 1999, et le Prix de l’encouragement de l’Etat en 2000.
Les accords d’Evian, qui ont mis fin à la guerre d’Algérie ont plus de soixante ans. En France, ceux qui ont combattu ont peu parlé des «événements» comme on les nommait à l’époque, souvent synonyme de honte. Les lois d’amnistie, la reconnaissance tardive de la guerre n’ont pas contribué à faire émerger la parole. Emmanuel Vigier, réalisateur marseillais, est fils d’appelé. Dans sa ville natale, en Auvergne, il a interrogé son père et ses proches. Un silence toujours pesant.
« Ce qu’ont fait nos pères »
C’est un film que j’ai commencé à écrire il y a quinze ans, après « J’ai un frère », premier chapitre d’une trilogie sur l’après-guerre, que j’ai tourné en Bosnie.
Ce deuxième opus vient interroger la mémoire de la guerre d’Algérie, à travers celle de mon père, ancien appelé. Un homme qui a longtemps tu les deux années qu’il a passées près de Djelfa, dans un régiment d’artillerie.
Seule trace : un album d’images dans lequel la guerre reste hors-champ.
Mémoire de la guerre d’Algérie
NOS PÈRES, DES TORTIONNAIRES ?
Dans son documentaire Ce qu’ont fait nos pères, Emmanuel Vigier confronte son paternel à ses souvenirs d’appelé du contingent pendant la guerre d’Algérie. Enfouis sous des décennies de silence, quelques lambeaux de vérité sortent en grinçant. Pour CQFD, le documentariste a conversé avec l’écrivain et journaliste Bruno Le Dantec, lui aussi fils d’appelé. Dialogue mémoriel.
C’est un film âpre, par moments étouffant, d’un silence qui pèse des tonnes et que le temps qui passe peine toujours à percer. Ce silence, l’historienne Raphaëlle Branche y a consacré une enquête, Papa, qu’as-tu fait en Algérie ?, parue en 2020 à La Découverte. Et c’est cette même question que le documentariste Emmanuel Vigier pose à son père (et à quelques autres anciens appelés de son entourage), caméra au poing.
Le paternel distille ses réponses au compte-goutte. En résumé, il jure qu’à l’armée, il était juste comptable, qu’il n’a pas combattu. Que la torture, il savait, mais qu’il n’a pas participé. S’est-il rebellé ? Il n’avait pas de raisons de le faire, il dit : « J’étais pas révolutionnaire. » Ça, le fils a du mal à l’accepter. Il insiste, se documente par ailleurs. Et finit par exhumer une vérité tue sur les Algériens qui remplissent l’album photo que son père a ramené de la guerre : ces hommes et ces femmes n’ont pas été photographiés dans leur village tranquillement, mais à l’intérieur d’un camp de regroupement forcé1 – pour priver les maquisards indépendantistes d’appui populaire dans les campagnes, l’armée française vidait des vallées entières de leurs habitants.
Un peu plus loin dans le film, soulagement. Et horreur en même temps. Soulagement car le père d’un ami du réalisateur lâche quelque chose, enfin. Horreur parce que ce qu’il raconte c’est qu’un jour, on lui a demandé de participer à une séance de gégène, la torture à l’électricité. Il a refusé. Mais il a vu et n’a rien empêché.
Plus tard encore, c’est une fille d’appelé que le documentariste fait causer. « On est toute une génération à ne pas avoir osé poser les questions, observe-t-elle. On craignait les réponses. » Il y avait de quoi.
Ce qu’ont fait nos pères sera diffusé sur France 3 Paca jeudi 9 juin à 23 h 50, puis disponible quelque temps en replay. Son réalisateur, Emmanuel Vigier, est apparenté à la grande famille de CQFD : plusieurs années durant, il y a tenu la chronique « Hétéro facho », sur l’homophobie et les questions LGBT. Dans les lignes qui suivent, il converse avec un autre compagnon de route du journal que vous tenez entre les mains, Bruno Le Dantec, qui s’est récemment lancé dans un travail de mémoire, écrit, autour de la vie de son père, qui eut également la malchance d’être rappelé sous les drapeaux à l’époque maudite de la guerre d’Algérie (1954-1962), alors même qu’il avait déjà fait son service en métropole.
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CQFD : Est-ce que c’est une question qui vous a toujours travaillés, hantés peut-être, «qu’est-ce qu’a fait papa en Algérie?» Ou même : «Est-ce que mon père est un salaud, un tortionnaire, est-ce qu’il a tué?»
Emmanuel Vigier : « Pour moi, très clairement, oui. Il y a une quinzaine d’années, j’ai essayé une première fois de faire ce film, après avoir longtemps travaillé sur l’après-guerre en Bosnie. Mais j’y ai renoncé. J’étais dans une colère qui m’aurait empêché de le faire. En tout cas, tous les copains fils d’appelés à qui j’en ai parlé à cette époque m’ont expliqué que c’était une question centrale dans leur vie, que le silence avait pesé partout. Est-ce que pour autant il faut la poser, cette question ? Dans le film, mon amie d’enfance interroge cette nécessité. Elle précise que ce que nos pères ont vécu leur appartient.
Je l’ai finalement posée à mon père, cette question. Mais je ne suis pas sûr que mon film y réponde complètement. Il y a plein de façons d’être un salaud... Sur la torture par exemple, mon père dit avoir été un témoin auditif, parce qu’il n’était pas loin du bureau où elle était pratiquée. Bon. Quelle est la part de responsabilité du témoin, de celui qui obéit, du bon petit soldat ?
« Quelle est la part de responsabilité du témoin, de celui qui obéit, du bon petit soldat ? »
En tout cas je reconnais à mon père le courage et l’honnêteté de m’avoir répondu comme il a pu sur un sujet embarrassant, pour lui comme pour beaucoup d’autres anciens appelés. Ils ont participé à un épisode de l’histoire sur lequel il y a eu un déni d’État pendant des décennies. La guerre d’Algérie n’a été reconnue en tant que “guerre” par la loi qu’en 1999. »
Bruno Le Dantec : « Moi, cette question ne m’a pas travaillé jusqu’à ce que mon père en parle. Le fait qu’il soit allé en Algérie m’interpellait, mais je n’ai jamais eu ce soupçon. Peut-être parce que j’avais une grande confiance en lui, l’impression qu’il ne pouvait pas faire de mal à une mouche.
Je me rappelle quand même qu’un jour, je lui ai demandé : “Est-ce que tu as participé à des combats ? Est-ce que tu as fait usage de tes armes ?” Il m’a dit que non, et je le crois. Il n’a passé que six mois là-bas, à partir de juin 1956, quand il a été rappelé.
Au début, il montait la garde dans les domaines viticoles de la Mitidja, au sud d’Alger. Puis son régiment a été envoyée en camp disciplinaire à Boghar, une petite ville au sud de Médéa, parce que des Corses de l’unité avaient sifflé un ministre, Max Lejeune, lors d’un passage en revue. À Boghar, mon père et son unité ont passé énormément de temps à patrouiller. Mais il ne m’a jamais parlé, par exemple, de camps de déplacés. »
Emmanuel Vigier : « Sur les camps de regroupement, mon père a mis un long moment à me dire ce qu’il en était vraiment. Et c’est parce que je travaillais avec une historienne, Marie Chominot, pendant le tournage, que mon père est parvenu à raconter la réalité de ces images, la situation des gens qu’il a photographiés. Sans cela, les photos orientalistes de son album seraient restées sans légende.
Cela dit, mon père, à la différence peut-être du tien, c’est un bon petit soldat. C’est quelqu’un qui obéit. »
Bruno Le Dantec : « Mon père, ce n’était pas un rebelle non plus. Mais il était critique. Mes parents ont jeté toutes les lettres qu’ils se sont écrites, presque chaque jour, pendant que mon père était en Algérie. Mais ils ont gardé des photos qu’il avait envoyées à ma mère. Derrière l’une d’elles, il écrit au sujet de son pistolet mitrailleur : “Bel engin de mort que je quitterai volontiers.” Ou encore : “Mon sourire n’a rien de guerrier.”
Sa révolte, il ne me l’a confiée que quelques semaines avant sa mort, les larmes aux yeux. Il m’a raconté la fois où un sous-officier a fait un carton, gratuitement, sur un gamin qui passait à dos d’âne. Il m’a dit qu’il avait crié “Nooon !” et que le sous-officier l’avait regardé en haussant les épaules, en disant : “C’est comme ça qu’on patrouille.” Avant de poursuivre son chemin.
Il m’a aussi raconté la mort de deux copains... tués par d’autres soldats français. La première histoire, c’est un officier qui sépare les soldats en deux groupes sur un terrain qu’ils connaissent mal. Entre chien et loup, les deux groupes tombent l’un sur l’autre. Pris de panique en voyant des ombres venir en face, un gars tire. Il tue un copain de mon père, un Toulousain. On a encore des photos de l’enterrement, avec le drapeau français sur le cercueil… L’autre mort absurde, c’est le dernier jour, des troufions picolent et font un rodéo en jeep pour fêter leur retour chez eux : ils écrasent un mec contre un arbre, lui explosant la rate. Vraiment des morts stupides. Enfin, celles-là, pas la mort du gamin, qui n’est pas stupide mais absolument atroce.
Le reste des récits de mon père, ça ne dépassait pas ce qu’il avait pu raconter sur sa vie militaire en métropole. C’est-à-dire l’ennui, le sentiment d’être à un endroit où tu n’as pas envie d’être, l’allergie à tout ce qui est hiérarchie, discipline, mais c’est tout. Peut-être que j’aurais dû plus le cuisiner, hein. Pour autant, je suis certain que ce qu’il m’a raconté sur la fin, c’est le plus fort de ce qu’il a vécu. Il pleurait quand il m’a dit : “J’ai encore dans la tête le cri de la mère du petit.”
Mais bon peut-être que je suis naïf. Je ne me suis jamais dit : est-ce que mon père est un salaud ? Je ne me suis même pas posé la question. »
Emmanuel Vigier : « Moi je me la suis posée fortement, et j’ai toujours du mal à y répondre aujourd’hui. Parce qu’encore une fois, philosophiquement, quelle est la responsabilité du témoin ou de celui qui obéit ? Quel est le rôle du bon petit soldat dans l’affaire ? Il y a là quelque chose de sombre. Pour autant, je ne veux pas juger mon père, il a fait son possible. Mais nous, les fils, qu’est-ce qu’on en retire de cette histoire ? Qu’est-ce qu’on en fait aujourd’hui ? »
CQFD : Qu’est-ce que tu en fais, toi, aujourd’hui?
Emmanuel Vigier : « Je pense que ça a constitué beaucoup de colères en moi. La normativité, la normopathie, toutes les formes d’obéissance me taraudent jusque dans mon travail, c’est certain. Est-ce que ça vient de là directement ? En partie sans doute. »
CQFD : Dans le film, on assiste à une discussion entre ton père et toi. Et on a l’impression que tu lui en veux, qu’en tout cas ça te déçoit beaucoup qu’il ait été ce bon petit soldat, qu’il n’ait pas été un rebelle…
Emmanuel Vigier : « Je suis en conflit avec mon père de manière constante depuis longtemps. Au regard de nos rapports, c’est d’ailleurs très surprenant qu’il ait accepté de me parler de sa guerre d’Algérie, de se dévoiler. Après, suis-je déçu de ce que j’ai découvert à cette occasion ? Oui, peut-être, mais c’est compliqué de mettre des mots sur ce malaise. Et puis, est-ce que nous avons à juger nos pères ? Au nom de quoi ? Et d’ailleurs dans le film, il me le renvoie, il me dit : “Et toi, qu’est-ce que tu aurais fait [si tu avais été à ma place] ?” Question délicate.
Il faut se méfier des explications psychologiques, parce que toutes ces histoires individuelles sont prises dans une même histoire collective. Tous ces gars ne sont pas partis en Algérie avec le même bagage culturel : mon père, contrairement à celui de Bruno, n’était pas instit’ ; il venait du fin fond de l’Auvergne, il savait à peine où se situait l’Algérie, sa conscience politique était toute petite. Je ne suis pas en train de l’excuser, je suis en train d’essayer de comprendre. »
Bruno Le Dantec : « Au niveau politique, ma mère dit que “c’est l’Algérie qui nous a fait de gauche”. Elle venait d’une famille très conservatrice, catholique et raciste. Avec mon père, ils ont eu une espèce de prise de conscience à ce moment-là. Ça a été le début d’une réflexion politique, antiraciste, anticoloniale. »
Emmanuel Vigier : « Ton père en a fait quelque chose, de ce qu’il a vu, de ce qu’il a vécu. Le mien a ravalé sa peine et sa colère. Il n’en a rien fait. Ce qu’il dit dans le film, c’est : “Nous avons perdu les plus belles années de notre vie.” Ces hommes, dans l’entourage de mon père, ont été pris au retour dans un silence terrible. Ils n’en ont même pas parlé à leur femme.
« Nous avons perdu les plus belles années de notre vie. »
Et puis il y a la question de la torture, qui n’est pas une petite page de la guerre d’Algérie, c’était une pratique courante. Ce qui fait que pendant le repérage pour le film, je me suis parfois retrouvé face à des gens qui avaient participé à la torture, qui ne s’en sont jamais expliqué. Ça fait du poids, tout ça. Et il n’est même pas question de justice sur cette question-là, puisque les lois d’amnistie se sont succédé. »
CQFD : On a l’impression dans le film que ton père ne va pas au bout de l’histoire, qu’il ne dit pas complètement tout, qu’il en garde un peu par-devers lui…
Emmanuel Vigier : « Moi j’ai l’impression qu’il ne peut pas aller plus loin. Et que dans sa phrase “Nous avons perdu les plus belles années de notre vie”, il y a un mystère, qui ne regarde que lui. »
CQFD : Quel est son parcours durant la guerre d’Algérie?
Emmanuel Vigier : « C’est deux ans près de Djelfa, à Aïn Maabed. Dans l’armée, il est comptable. Ce qui a été très étrange dans sa manière de se raconter, c’est qu’il l’a fait par bribes. Au début, c’était juste : “J’étais comptable, je n’ai rien vu.” Et puis avec le temps, les conversations, j’ai compris que ce n’était pas si simple, que les rôles n’étaient pas si clairement définis, qu’il y avait quand même des patrouilles, des opérations auxquelles il a participé. Mais je pense que c’est peut-être aussi tout simplement une façon de se raconter, de se mettre à distance, ce “Je suis comptable, j’ai un rôle administratif.” Sauf que le rôle administratif lui aussi pose question… Mais c’est difficile, mon père a plus de 80 ans, au nom de quoi je vais lui mettre dans les mains un bouquin d’Hannah Arendt pour lui parler du concept de banalité du mal ? C’est impossible. »
CQFD : Est-ce que vous avez eu l’occasion de discuter avec des descendants d’indépendantistes algériens?
Emmanuel Vigier : « Moi oui. Pendant que je préparais le film, j’ai eu besoin de dialoguer avec des enfants ou petits-enfants d’Algériens pour comprendre comment l’histoire leur avait été racontée.
Il y avait des points communs, notamment cette question, universelle : “Qu’est-ce qu’ont fait nos pères ?”. Qu’est-ce qu’ils nous transmettent ou pas ? Ce n’est évidemment pas la même histoire en Algérie. Le silence est pesant, mais il a une autre forme, pris lui aussi dans la politique et l’histoire de l’État algérien. Sur cette question, le livre de la psychanalyste Karima Lazali Le Trauma colonial 2 aide à comprendre les conséquences de l’oppression coloniale. Elle évoque aussi des “blancs de mémoire et de parole” sur les deux rives de la Méditerranée.
Je pense qu’il est essentiel de faire ce que nous sommes en train de faire, moi, Bruno et bien d’autres aujourd’hui, comme les petits-enfants désormais : construire nos récits sans chercher à répondre à l’injonction à la réconciliation. »
CQFD : Qu’est-ce que tu appelles «l’injonction à la réconciliation»?
Emmanuel Vigier : « Je fais référence à l’ambiance autour du rapport que l’historien Benjamin Stora a remis à Emmanuel Macron en janvier 2021 sur “la mémoire de la colonisation et de la guerre d’Algérie” et à la manière dont il a été médiatisé. Ce que j’en ai compris, c’est qu’il serait aujourd’hui politiquement utile, nécessaire, que les mémoires se réconcilient, s’apaisent... C’est un langage dans lequel je ne me retrouve pas. »
Bruno Le Dantec : « C’est même dangereux, parce que le message que ça sous-tend, c’est : “On tourne la page, et après vous arrêtez de nous faire chier. On reconnaît deux trucs vite fait et maintenant on passe à autre chose, on retourne au business.” C’est l’impression que ça donne en tout cas, et c’est choquant quand on pense aux blessures toujours vives, d’autant plus côté algérien…
Et puis ce n’est pas au pouvoir d’organiser ça. Le pouvoir fait ça, puis l’instant d’après il jette de l’huile sur le feu, notamment avec sa loi contre le “séparatisme”. Pour moi, ce qui est en jeu, c’est que les gens se parlent. Se mélanger, ça ne veut pas dire oublier mais se trouver des complicités, des amitiés, des solidarités en tant qu’habitants d’un même pays. Ou de deux pays intimement liés comme le sont la France et l’Algérie. Un jour, un taxi algérois m’a dit, en passant devant le monument aux héros de l’indépendance : “C’est leur Algérie” – en parlant des généraux, du FLN. Il me disait, à moi Français, qu’aujourd’hui, le principal ennemi du peuple algérien, c’était le pouvoir algérien. À nous d’être aussi clairs vis-à-vis du pouvoir ici, qui manipule lui aussi les mémoires. À nous d’établir un dialogue direct, de peuple à peuple pourrait-on dire. »
Emmanuel Vigier : « À mes yeux, il y a un vrai enjeu du côté de la création, de la fiction, de comment on s’empare de ce silence dans lequel on a vécu. Ce qui est important, c’est qu’aujourd’hui les histoires se racontent. Qu’elles nous réconcilient ou pas, on s’en fout, c’est impossible de toute façon. Mais il y a nécessité de les raconter, ces histoires, de nous les approprier, de lutter contre le silence. Qui est aussi un silence d’État. »
Bruno Le Dantec : « Et un silence qui enfante des monstres... »
1 Écouter à ce sujet « L’Algérie des camps », une série documentaire de Dorothée Myriam Kellou, France Culture (07/10/2020).
Propos recueillis par Clair Rivière
À propos de la série
Née en France, dans une famille franco-algérienne, Dorothée Myriam Kellou s’interroge sur l'histoire de l'Algérie, et découvre alors l’histoire des regroupements de populations pendant la guerre. Dorothée Myriam part avec son père en voyage pour documenter cette mémoire intime encore enfouie.
Dorothée Myriam Kellou part en voyage avec son père à Mansourah, son village natal en Algérie, pour documenter une mémoire intime et douloureuse : les camps de regroupement organisés par l’armée française qui ont rassemblé plus de deux millions de personnes à partir de 1955.
Que faire quand on grandit avec un père silencieux qui ne peut pas parler de son expérience de la colonisation française en Algérie ? Dorothée Myriam Kellou a décidé d'interroger la mémoire de son père, réalisateur algérien exilé en France. Elle est partie en voyage avec lui à Mansourah, son village natal, pour documenter une mémoire intime et encore douloureuse : les camps de regroupement des Algériens organisés par l’armée française qui ont rassemblé plus de deux millions de personnes à partir de 1955.
Ce déracinement en masse de la population rurale algérienne est un épisode méconnu de la guerre d’Algérie. Les conséquences de ces regroupements structurent encore l’Algérie aujourd’hui.
2Le Trauma colonial – une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie, La Découverte, 2018.
SOURCE : Nos pères, des tortionnaires ? - CQFD, mensuel de critique et d'expérimentation sociales (cqfd-journal.org)
Dorothée Myriam Kellou est une journaliste et réalisatrice installée à Paris. Elle est née d'un père algérien et d'une mère française, c’est autour de la dramatique et honteuse histoire des camps de regroupement de la France coloniale que la cinéaste Dorothée-Myriam Kellou a recueilli auprès de son père, dans son village natal de Mansourah, ses souvenirs de cette transplantation... en réalisant le documentaire " A Mansourah, tu nous as séparé"
Pendant la guerre d’Algérie, 2 350 000 personnes ont été déplacées par l’armée française et regroupées dans des camps. 1 175 000 ont été forcés de quitter leur lieu d’habitation déclaré "zone interdite" pour un espace contraint loin de leurs ressources.
Entre 1954 et 1959, l’armée française a déplacé 2 millions 350000 paysans algériens suspectés de liens avec les indépendantistes vers des camps de fortune. Un sujet traité à la première personne par la journaliste Dorothée Myriam Kellou, aidée par les souvenirs de son père.
Dorothée Myriam Kellou part en voyage avec son père à Mansourah, son village natal en Algérie, pour documenter une mémoire intime et douloureuse : les camps de regroupement organisés par l’armée française qui ont rassemblé plus de deux millions de personnes à partir de 1955.
L'Algérie des camps - enquête à la première personne• Crédits : Radio France
Que faire quand on grandit avec un père silencieux qui ne peut pas parler de son expérience de la colonisation française en Algérie ? Dorothée Myriam Kellou a décidé d'interroger la mémoire de son père, réalisateur algérien exilé en France. Elle est partie en voyage avec lui à Mansourah, son village natal, pour documenter une mémoire intime et encore douloureuse : les camps de regroupement des Algériens organisés par l’armée française qui ont rassemblé plus de deux millions de personnes à partir de 1955.
Ce déracinement en masse de la population rurale algérienne est un épisode méconnu de la guerre d’Algérie. Les conséquences de ces regroupements structurent encore l’Algérie aujourd’hui.
Ce podcast de Dorothée Myriam Kellou et Thomas Dutter inaugure la collection "Enquête à la première personne", lancée par France Culture avec le prix Albert-Londres.
Malek, père de Dorothée-Myriam Kellou, dans le film "À Mansourah, tu nous as séparés"• Crédits : Les Films du Bilboquet
Jean-Marie Robert, sous-préfet de laJean-Marie Robert, sous-préfet de la République à Akbou, en Kabylie, avait dénoncé les camps en pleine guerre d’Algérie. Son fils, Hugues, a récemment ouvert la malle dans laquelle son père avait rangé ses rapports secrets. Il vient à Paris rencontrer Dorothée Myriam et partager avec elle ses découvertes.
Melbou, ancien camp de regroupement • Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Habitante d'un village socialiste algérien, devant sa maison - Février 2020• Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Cérémonie du henné à Mansourah - Février 2020• Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Village de Tizi Qalaa - Février 2020• Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Abdallah Aggoune, médecin à Bougara - Février 2020• Crédits : Dorothée-Myriam Kellou
Manifestations en Algérie, contre la candidature d'Abdelaziz Bouteflika en 2019• Crédits : Getty
La mémoire de nos pères :
«A Mansourah, tu nous as séparé»
réalisé par Dorothée-Myriam Kellou
Dorothée-Myriam Kellou découvre un soir de Noël que Mansourah, le village natal de son père, a été l’un des camps de regroupement crée par l’armée française pendant la période coloniale. Elle qui a grandi à Nancy entreprend de comprendre ce passé qui lui a jusqu’à lors échappé. Cette exploration du passé, elle l’a fait accompagnée de son père en guide, narrateur, traducteur et confident. C’est d’ailleurs l’un des aspects les plus émouvants de ce documentaire, que cette relation père-fille où chacun est d’une certaine manière tour à tour l’élève et la leçon. Dorothée-Myriam Kellou emporte avec elle dans ce périple Mohamed Ilyes Guetal au son et Hassen Ferhani à l’image qui va comme à l’accoutumée nous offrir des cadres et des images d’une grande poésie et d’une grande beauté, sur ce lieu chargé d’histoire de souffrance et de courage.
Le documentaire mêle à l’histoire personnelle et familiale des éléments de ce qu’on appelle la grande Histoire, dans un équilibre plutôt réussi qui associe le présent du voyage, des témoignages, des éléments d’information, des vers récités qui ont inspiré le titre du film, une carte recensant les camps établis par l’armée française, quelques images d’archive et de belles séquences poétiques entre rêverie et remémoration. La réalisatrice, parce qu’elle ne peut ni ne veut complètement se départir de sa casquette de journaliste, offre une œuvre hybride assez originale dans le ton, un documentaire entre histoire, généalogie et enquête. Le film a d’ailleurs remporté le Prix des Droits Humains au Festival International de Film Documentaire d’Agadir (Fidadoc) en juin dernier et continue d’être projeté en festival, comme il y a quelques jours aux Etats Généraux du Film Documentaire de Lussas en France.
L’odyssée du père, son retour au pays natal sont ainsi vécus doublement par Malek Kellou bien évidemment, mais aussi par sa fille. Comme un dialogue qui se déploie sous nos yeux sur l’un des épisodes les plus douloureux de l’histoire de la colonisation: le déplacement par l’armée française de plus de 50% de la population rurale, soit plus de 3,5 millions de personnes, dont 2 millions dans des camps et 1,5 millions dans des villages comme celui de Mansourah. Malek Kellou essaye d’expliquer à sa fille la manière dont les relogements ont été organisés et l’on sent tout au long de leurs échanges combien transmettre n’est pas toujours chose aisée.
C’est contre tous les oublis, mais probablement surtout contre le sien propre, que se débat Dorothée-Myriam Kellou. Interrogeant sans relâche son père, mais aussi d’autres habitants du village dont Aldja Salhi qui parmi d’autres documents, tend distraitement une photo du Colonel Amirouche, sans s’en émouvoir outre mesure, alors que Dorothée-Myriam Kellou n’en croit pas ses yeux. Cette séquence que Hassen Ferhani filme avec retenu pour refléter la pudeur de cette militante, est d’une grande beauté. La route est encore longue avant que nous puissions sortir des grands romans nationaux qu’ils soient algérien ou français qui ont bien trop souvent glorifié à outrance ou omis sciemment que la colonisation a bouleversé des millions de vies. Touché chaque habitant de chaque village. D’une manière ou d’une autre.
Le documentaire tente ainsi de dire les traumatismes liés à ce passé. Les cauchemars du père, la vie brisée de l’autre, les larmes qu’on ne peut retenir, la morsure encore vive de souvenirs douloureux. D’autres blessures et brûlures bien réelles. La destructuration d’une société entière à qui l’on a dit à la sortie de la guerre qu’il fallait avant tout garder la tête haute car elle était victorieuse. Le documentaire laisse deviner aussi le pouvoir de guérison que tout travail de mémoire permet d’enclencher. L’histoire n’est elle pas avant, comme l’a écrit Pasolini, la passion des fils qui voudraient comprendre leurs pères ? Il oubliait – probablement par mégarde - les filles qui fort heureusement ont, elles aussi, leur mot à dire et leur histoire à tisser.
« À Mansourah tu nous as séparés »· Que faire quand on est face au silence d’un père qui a tenté de refouler la colonisation française pour vivre en France ? La réponse de Dorothée Myriam Kellou a été un film. En images, elle part en voyage avec lui à Mansourah, son village natal. Ensemble, ils documentent une mémoire intime encore enfouie : les regroupements de populations pendant la guerre d’Algérie.
La prochaine projection du film aura lieu le 5 novembre à Paris à l’Institut du monde arabe.
Dorothée Myriam Kellou et son père Malek KellouElise Ortiou Campion
L’effacement. C’est le mot qui me vient à l’esprit quand on me demande de parler de l’Algérie. Je ne suis pas la seule. Ils sont nombreux comme moi, en France, ailleurs dans le monde, à s’interroger sur leur histoire, celle de leur père, de leur mère, de leurs parents, anciens colonisés. Ils sont nombreux à s’interroger et à faire face à un vide. Ils sont nombreux à avoir besoin de comprendre leur histoire, aussi douloureuse fût-elle, pour se construire au présent, de manière apaisée. Ils sont nombreux à chercher et à tomber sur des réponses archétypales, à s’enfermer dans des « identités racines », figées, mythifiées, qui les séquestrent plus qu’elles ne les libèrent. C’est pour moi, pour eux, pour nous que j’ai souhaité faire ce film : À Mansourah, tu nous as séparés.
Depuis mon enfance, je cherchais l’Algérie, le pays de mon père.
Enfant, l’Algérie avait pour moi la forme du silence et l’odeur des troquets algériens où mon père partait se réfugier. Il y rencontrait ses amis algériens. Il y retrouvait sa « mer », le bleu argenté des collines d’Algérie, image que j’avais faite mienne, avant que dans un reflux elle ne disparaisse de mon champ de vision.
Enfant, il m’emmenait au cinéma, au meilleur restaurant du coin. Là, il me parlait de son métier de cinéaste, des films qu’il avait vus, qu’il avait aimés, des films qu’il avait imaginés et commencé à coucher sur papier. Il avait toujours beaucoup d’idées, la tête pleine de projets de films comme Lettre à mes filles, un projet de film documentaire qu’il n’a jamais tourné.
Mon père nous a offert ce projet de film documentaire à ma sœur et moi un soir de Noël. À l’époque, je n’en ai rien fait. Je n’étais pas prête à affronter les blessures de mon père. Lorsque j’ai travaillé en territoires palestiniens occupés, j’ai commencé́ à m’interroger sur le fonctionnement d’un système colonial et les blessures qu’il peut infliger à la psyché́. C’est lors de mes études d’histoire aux États-Unis que j’ai commencé à questionner directement la mémoire de mon père.
« LETTRE À MES FILLES »
J’ai relu Lettre à mes filles :
En 1955, j’avais 10 ans. L’armée française avait décidé́ l’évacuation des hameaux trop isolés, dont celui dans lequel nous vivions : Mansourah. Nous avons été́ regroupés au centre, un lieu placé sous le contrôle de l’armée française. Le terrain était entouré́ de barbelés électrifiés et il nous fallait obtenir des autorisations pour cultiver nos champs laissés à l’abandon. Je ne suis jamais retourné dans mon village depuis cette époque. Je n’ai jamais revu ma maison, je n’ai jamais revu mes amis de Mansourah. Aujourd’hui, c’est mon rêve le plus cher d’y retourner.
J’ai appelé́ mon père. — « Papa, c’est quoi les regroupements ? — « C’est le point d’attaque d’une vie brisée par la guerre qui nous a donné́ droit à l’errance et à l’immigration. »
Cela n’évoquait rien pour moi. Quelle était cette mémoire que mon père avait préféré́ passer sous silence ? Qu’avait-il vécu ? Comment cette histoire l’avait-elle marqué ? Comment son rapport au monde avait-il été́ bouleversé ? Et eux là-bas, ses « amis à Mansourah » qu’il n’a pas revus depuis 50 ans, quelle mémoire portent-ils en eux ? Et qu’en ont-ils fait ? L’ont-ils transmise à leurs enfants ? Ont-ils, comme mon père, préféré la chasser pour continuer à vivre ? Et qu’est devenu le village de Mansourah aujourd’hui ? Comment a-t-il été́ transformé par cet épisode ?
À LA RECONQUÊTE D’UN PASSÉ INCONNU
Je lisais les livres publiés sur le sujet et passais plusieurs jours à fouiller les archives militaires de la guerre d’Algérie au Service historique de l’armée de terre (SHAT) à Vincennes. Plusieurs rapports dits « secrets » signés de la main du colonel Buis, commandant en chef du secteur de l’Hodna-Ouest, concernaient le regroupement des populations à Mansourah.
L’objectif des regroupements était d’abord militaire : priver l’Armée de libération nationale (ALN) de tout soutien logistique, voire politique, de la population rurale. L’objectif était ensuite politique : placer la population rurale algérienne sous la surveillance et l’influence directe de la France.
En 1962, on compte plus de 2 350 000 Algériens regroupés dans des camps créés par l’armée française et 1 175 000 dans des villages ou bourgs placés sous surveillance militaire française. Au total, c’est plus de la moitié de la population rurale algérienne qui a été déplacée de son lieu d’habitation d’origine pendant la guerre d’Algérie1.
Les regroupements de populations ont profondément modifié le visage de l’Algérie rurale. Les travaux de Pierre Bourdieu2 et de Michel Cornaton3 mettent en lumière les changements profonds et irréversibles que les regroupements ont causés dans les modes de vie et les mentalités des populations : abandon de l’agriculture familiale et de l’artisanat, développement du salariat, attentisme et immobilisme social, exode en masse vers les villes.
Malgré l’ampleur et les conséquences de ce phénomène historique, les regroupements restent largement absents de la mémoire collective, en France comme en Algérie. Benjamin Stora a un jour parlé des regroupés comme des « derniers grands silenciés » de la guerre. L’urgence était donc pour moi, cinquante ans après, d’accéder à la mémoire de mon père et de ceux, dans son village natal, qui ont grandi ou vieilli « à l’ombre des barbelés ». Aussi je souhaitais aller au-delà du point de vue de l’armée française qui présentait les regroupements comme outils de modernisation de l’Algérie rurale.
METTRE EN IMAGES L’INDICIBLE
J’ai pensé au cinéma pour accéder à cette mémoire, car c’est le langage que mon père a su me transmettre. Je n’avais pas d’expérience dans l’écriture de scénarios ou en réalisation. Je me suis lancée. Ce film était pour moi une nécessité. J’ai préféré ne pas l’inscrire dans le cadre de la commémoration officielle du cinquantième anniversaire de l’indépendance en Algérie. Je souhaitais qu’il soit coproduit par la France et l’Algérie, qu’il soit financé par plusieurs fonds dans le monde, qu’il reste libre dans sa fabrique, et qu’il échappe à toute histoire officielle. Ce projet de film devenait une obsession. Il était dévorant et dans mes rêves, j’étais dévorée, mais je refusais de lâcher. Je me sentais une responsabilité, parfois accablante de faire ce film, de mettre en lumière cette mémoire que j’avais pu recueillir dans le village. J’ai lancé une campagne de financement participatif et reçu des soutiens de toute part, et même depuis le village. « Pour le film », était-il écrit sur une enveloppe que j’ai reçue un jour en 2013. « Que le film que tu fabriqueras ne soit pas un tigre dessiné sur le capot d’une voiture en pleine pluie », était-il ajouté. Que ce film sur cette mémoire soit assez fort pour qu’il ne soit pas aussi vite effacé de la mémoire de tous, je traduisais.
Après plusieurs faux pas, j’ai pu faire les bonnes rencontres pour accompagner ce film, créer un réseau de soutiens et de confiance pour qu’il voie le jour. J’ai suivi une formation à la réalisation documentaire aux Ateliers Varan, réalisé une résidence d’écriture organisée par le Festival international du documentaire d’Agadir (Fidadoc) en partenariat avec Africadoc, j’ai trouvé des productrices en Algérie (Mariem Hamidat, HKE production), en France (Eugénie Michel-Vilette, les Films du Bilboquet) puis plus tard au Danemark (Sara Stockmann, Sonntag Pictures), sensibles au projet et désireuses de le porter avec moi, malgré les portes qui se refermaient. « Cette histoire est vieille de 50 ans, vous ne voulez pas passer à autre chose ? », ai-je un jour entendu. Je restais silencieuse. Pour « passer à autre chose », peut-être aurait-il fallu d’abord en avoir parlé ? Pourquoi n’existait-il encore aucun film lorsque j’ai commencé à travailler sur le sujet ? Les seules images qui existaient sur les regroupements étaient celles de l’armée française — un outil de propagande pendant la guerre.
Après plus de cinq ans, « 62 versions » d’un scénario (il y en a eu moins, mais c’est devenu une blague entre amis), et plusieurs repérages, je suis arrivée au premier jour du tournage. Ce jour-là, j’avais tellement le trac que je pensais avoir attrapé une grippe. Je restais emmitouflée dans les couvertures de la chambre de mon oncle. Hassen Ferhani, réalisateur du très beau film Dans ma tête un rond-point est arrivé. Il avait accepté d’être chef opérateur sur mon film. Elyas Guettal, l’ingénieur du son, également. Je suis sortie de la chambre et ai été heureuse de vivre un tournage miracle, où chacun s’est entièrement donné, ou tout m’a semblé fluide après tant d’années et d’embûches.
Mon père était là. Il était d’accord pour être filmé, il avait accepté de se réinscrire dans cette histoire, qui l’avait marqué lui aussi. Au départ, il ne voulait pas. Il préférait que je filme les autres. Il m’aura fallu plus de six ans pour que j’accède à l’intimité émotionnelle de mon père pour filmer l’indicible : le poids du silence. Aujourd’hui, il peut me raconter et dire aux autres son histoire, comme le film-mémoire que nous avions créé. À Mansourah tu nous as séparés est devenu un support à la narration.
Le film a été projeté en première mondiale au festival Visions du réel à Nyon, en Suisse, là où mon père avait projeté son premier film dans les années 1970. Je marchais donc dans ses pas. Je le suivais jusqu’à Mansourah, cette fois avec ma sœur et ma nièce, qui le découvrait pour la première fois avec les habitants du village. « À Mansourah, tu nous as rassemblés », m’a dit mon père à la fin du film. Je ne sais pas à qui le « tu » s’adressait — au film sans doute. Le film poursuit sa tournée, en France, en Italie, au Maroc, en Grèce, bientôt en Tunisie, aux Pays-Bas et au Canada.
À l’issue d’une projection dans l’un de ces festivals, j’ai demandé à mon père pourquoi il n’avait pu, pas su me raconter cette histoire quand j’étais enfant. Il m’a répondu : « Je voulais te protéger. » Mais le silence protège-t-il ?
DOROTHÉE MYRIAM KELLOU
Journaliste et réalisatrice basée à Paris, elle a notamment révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de… (suite)
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