Yamna, créatrice de contenu algérienne, en Haïk à travers les ruelles de la Grèce
Il est rare de croiser une tenue traditionnelle algérienne dans les rues animées de Platamonas en Grèce. Pourtant, c’est exactement ce que Yamna, une artiste et créatrice de contenu algérienne, a décidé de faire. Accompagnée de son amie, toutes deux revêtues du Haïk, elles ont déambulé entre les étals de fruits et légumes, les petites échoppes, les cafés locaux et les restaurants pittoresques. Une rencontre improbable entre le patrimoine algérien et le charme méditerranéen grec.
Leur balade, bien que délicate et touchante, ne fut pas une simple promenade. Elle fut une véritable performance artistique, une déclaration d’amour et de fierté pour leur patrimoine algérien. Et pour ajouter une touche nostalgique à cette escapade, elles ont choisi comme bande-son « Les vacances de l’inspecteur Tahar », une mélodie entraînante d’Ahmed Malek, indissociable du générique du célèbre film algérien éponyme.
Yamna, avec son engagement constant pour la promotion de la culture algérienne, a encore une fois su captiver son public. Avec humour, créativité et originalité, elle ne cesse de mettre en avant la richesse et la diversité du patrimoine algérien, qu’il soit algerois ou d’ailleurs, sur les réseaux sociaux.
Mais qu’est-ce que le Haïk exactement?
Pour ceux qui ne sont pas familiers avec cette tenue, il s’agit d’un vêtement féminin algérien. Principalement porté à Alger, sa renommée dépasse les frontières de la ville.
Le Haïk est plus qu’un simple habit; il est un symbole fort du rôle des femmes algériennes lors de la guerre d’indépendance. Étendard de résistance, il rappelle le courage et la détermination de ces femmes qui se sont battues pour la libération de leur pays.
Fabriqué à partir de laine, de soie ou de soie synthétique, sa confection demande un savoir-faire et une attention particuliers. Il est à la fois délicat et robuste, tout comme l’histoire qu’il porte en lui.
En conclusion, à travers cette performance, Yamna n’a pas seulement partagé une tenue traditionnelle, mais également une partie de l’histoire algérienne, rappelant à tous l’importance de préserver et de célébrer notre héritage culturel, où que nous soyons dans le monde.
Des milliers de personnes ont défilé samedi 23 septembre dans près de 150 villes de France pour manifester contre le racisme systémique et les violences policières. Reportage à Paris.
« Justice« Justice pour Nahel », « Justice pour Cédric », « Justice pour Souheil »... Leurs prénoms défilent au micro, sur les tee-shirts, les banderoles et donnent le vertige. Comme ceux de Zyed, Bouna, Zineb, Adama, tou·tes tué·es par les forces de l’ordre ces dernières années.
À l’appel national de plusieurs collectifs, organisations syndicales telle la CGT et partis de gauche dont La France insoumise (LFI) et Europe Écologie-Les Verts (EELV), plusieurs milliers de personnes ont défilé samedi 23 septembre dans près de 150 villes de France, pour défendre les libertés publiques et dénoncer les violences policières ainsi que le racisme systémique. Des manifestations sous haute surveillance des forces de l’ordre, parfois émaillées d’incidents, comme à Paris.
Dans la capitale, au départ de la gare du Nord, au milieu de cartons rouges où étaient inscrits en lettres noires « Le pliage tue », « La clé d’étranglement tue », « La police tue », « La loi tue », « Stop aux violences d’État », les familles de victimes ont étalé leur colère, leur souffrance et leur soif de justice.
Parmi elles, une femme qui ne veut plus se retrouver sous le feu médiatique, traumatisée par ce qu’elle a vécu à la mort de son fils : la mère de Nahel, cet adolescent de 17 ans abattu à Nanterre (Hauts-de-Seine) par un policier en juin, dont la mort a secoué le pays du 27 juin au 7 juillet et entraîné cet appel unitaire à manifester.
Elle avance le visage masqué en confiant à Mediapart qu’elle ne souhaite aucune récupération politique ou autres. Elle porte un seul combat : que justice soit faite pour son fils et pour les victimes des violences policières. Elle n’accuse pas l’ensemble de la police mais les policiers qui ont tué Nahel et ceux qui se rendent coupables de violences. Nuance de taille. Elle appelle à l’union pour mener ce combat. Elle ne prend pas la parole, laisse des proches de sa famille parler à sa place : « On ne va pas continuer à tuer nos enfants sur la route. Merci de la part de la mère de Nahel. Merci à tous d’être là. »
Il y a aussi la mère de Cédric Chouviat. Il avait 42 ans et cinq enfants quand il est mort en criant « J’étouffe ! » le 3 janvier 2020 à Paris, lors d’un contrôle routier. Fatima n’est pas forcément proche des syndicats ni des politiques mais « aujourd’hui », dit-elle, « il faut dépasser nos divisions et nous unir ». Au sein même des comités et collectifs de victimes de violences policières, les prises de position peuvent diverger. « Je ne suis pas contre la police mais contre les policiers qui ont tué mon fils, poursuit Fatima. Nous ne partageons pas forcément cette position entre familles de victimes et, pour autant, il faut dépasser ces divergences. »
Fatima Chouviat se dit chanceuse parce que l’interpellation de son fils a été filmée par lui même et « que l’instruction avance dans le bon sens », mais elle s’inquiète de la suite : « Les policiers ont des peines très légères lorsqu’ils sont jugés, ce qui participe à leur sentiment d’impunité. » « Depuis l’arrivée de Darmanin, la situation est devenue encore plus dramatique et plus que jamais les syndicats de police, en particulier Alliance, semblent faire la loi, dénonce-t-elle. Ce qui pose un réel problème démocratique. »
Alliance, c’est le syndicat qui, lors des révoltes sans précédent partout en France à la suite du meurtre de Nahel, a publié un tract avec l’Unsa qualifiant les jeunes des quartiers populaires de « nuisibles ». Les deux organisations ont également organisé une haie d’honneur pour soutenir leurs collègues impliqués dans les violences sur Hedi lors de leur mise en examen. Le jeune homme de 22 ans a eu une partie du crâne amputée après avoir été roué de coups par des policiers dans la nuit du 1er au 2 juillet à Marseille.
« Nous nous battrons la tête haute, promet à son tour le comité de soutien d’Othman, une autre victime des violences policières. Nos gosses se font tuer par la police et la justice classe les affaires comme si la vie de nos gosses et de nos frères ne valait rien. Nous nous battrons contre le racisme systémique et contre l’islamophobie. Les amis, nous marcherons ensemble. Craignez-nous, nous ferons corps. »
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Le père de Souheil, tué en 2021 lors d’un refus d’obtempérer à Marseille, est « heureux qu’il y ait une coordination des collectifs des familles qui se soit créée à la suite du décès de Nahel ».« Il faut dépasser nos divergences, dit-il. Aujourd’hui, j’ai tenu à rappeler que l’interdiction de l’abaya est une nouvelle stratégie du gouvernement pour ne pas parler des vrai problèmes et pour aller sur le terrain de l’extrême droite. Si on combat le racisme systémique de la police, on doit combattre cette interdiction. »
Il appelle à « mettre de côté nos différences pour converger sur le vrai combat, celui des violences policières, du racisme et de l’islamophobie, et faire en sorte que la justice soit la même pour tous ». Sans illusion sur le changement politique qu’une telle manifestation peut provoquer, il est certain, en revanche, que celle-ci « peut alerter l’opinion et créer un front pour mener ce combat ».
Depuis le mois de novembre et la nomination d’un nouveau juge d’instruction, l’enquête sur le décès de son fils n’avance pas. « Je me bats pour le moindre droit, pour des choses élémentaires, mais je ne baisserai pas les bras. L’un des témoins a été entendu par le commissaire de la ville dont est originaire le policier tireur... C’est une aberration. On se bat aussi pour une justice qui ne bafoue pas nos droits et ne privilégie pas les policiers. »
Plus loin dans le cortège, Mathéo, 16 ans, et Solal, 17 ans, vivent leur première manifestation contre les violences policières. « Beaucoup de nos amis ne veulent plus venir en manif par peur de la police. C’est une raison de plus de défendre ce droit de manifester qu’on tente de nous enlever », explique Solal, qui n’a jamais subi de violences policières, sauf « des nasses et du gaz pendant une action pour le climat ».
À Argenteuil (Val-d’Oise) où ils habitent, ils ont été marqués par le décès de Sabri, un jeune de 18 ans tué par la police au guidon de son scooter en mai 2020. « Je me suis rendu compte que les violences sont tangibles. Un jeune est mort et ne reviendra plus », explique Mathéo, qui n’a pas dit à sa mère, employée dans une cantine et qui l’élève seule, qu’il allait en manifestation « contre la réforme des retraites, pour ne pas l’inquiéter ».
Mathéo ne se sent pas légitime pour aller manifester avec les collectifs des familles des victimes, « tout en partageant leurs revendications ». Mais l’appel de son syndicat, La Voix lycéenne, l’a convaincu de le faire aujourd’hui. « On est unis avec les collectifs et c’est important. » Il regrette que des jeunes des quartiers de son lycée ne soient pas venus : « Mais venir à Paris, ce n’est pas facile, et la répression suite aux révoltes a eu aussi son effet, hélas. »
«Nos droits sont de plus en plus bafoués, ajoute Solal, qui prend l’exemple du blocus à l’entrée de son lycée contre la réforme des retraites. Notre administration a appelé la police et travaille main dans la main avec elle pour nous interdire de nous exprimer. » Mathéo et Solal ont peur de la police : « C’est stressant de venir parce qu’on ne sait jamais comment la police va réagir contre les manifestants, et ça peut vite dégénérer. Mais c’est essentiel et là, je suis soulagé et étonné de ne pas voir les policiers autour de nous. »
Emmanuel, 34 ans, de Seine-Saint-Denis, est plus pessimiste. Ce professeur regrette que la manifestation « ressemble davantage à une agglomération de syndicats et de collectifs qu’au partage d’une lutte commune ». C’est « très blanc », constate-t-il. Les quartiers sont peu représentés, excepté par les collectifs des familles qui ne sont pas non plus nombreux.
Ce professeur a déjà subi la répression policière lors des manifestations contre la loi Travail en ayant été placé en garde à vue mais « ce n’est rien par rapport au racisme que subissent les jeunes des quartiers ». Il est inquiet pour l’avenir : « Il n’y avait pas grand monde pour manifester contre la loi Darmanin sur l’immigration. Le racisme, c’est un combat au quotidien et j’ai peur que cette manifestation nous montre combien on est encore loin de le vaincre. »
Mathieu, 26 ans, collaborateur politique EELV, vient également de Seine-Saint-Denis. Il a participé en mars aux manifestations contre les mégabassines à Sainte-Soline dans les Deux-Sèvres : « Ça a été un traumatisme de se rendre compte que l’on pouvait mourir juste pour manifester », dit-il. Pour lui, il y a un avant et un après.
Au sein de son parti aussi, la répression violente de la mobilisation a laissé des traces. La formation des militant·es a été revue : « On a renforcé la base arrière juridique, la connaissance des droits en garde à vue et les protections à mettre pendant les manifestations. » Pour chaque défilé comme celui d’aujourd’hui, « un fil WhatsApp est créé pour s’assurer que tout le monde est bien rentré et intervenir rapidement en garde à vue si nécessaire ».
S’il n’a pas beaucoup d’espoir de changement à la suite de cette manifestation, il espère lui aussi qu’elle permettra de transmettre un message commun et d’alerter l’opinion. Il appelle à faire des « ponts entre les quartiers populaires et EELV » : « Il ne faut pas qu’on s’adresse seulement aux CSP+. »
Étudiant en logistique, Khais, 24 ans, a fait le déplacement depuis Montigny-lès-Cormeilles, dans le Val-d’Oise. Son père travaille dans le bâtiment et sa mère est assistante maternelle. Il est venu parce que « les violences policières, c’est [son] quotidien et ça fait des années » : « On est un peu un laboratoire en banlieue. » Il se rappelle ce jour où vêtu d’un tee-shirt en soutien à Adama Traoré (dont la sœur, Assa Traoré, est devenue une figure du combat contre les violences policières), il s’est fait dévisager par un policier qui lui a lancé : « Si je veux, je te mets à terre. » Et c’est ce qu’il a fait.
« Je me suis retrouvé le visage au sol dans la boue et les mains dans le dos,raconte Khais. J’ai ressenti de la colère mais aussi de la peine pour cet homme qui représentait la police. Je n’en ai pas parlé à mon père pour qu’il ne s’énerve pas. Il est venu en France après la guerre d'Algérie et il est déjà, à 70 ans, usé par le travail. En fait, on nous aime pour nous faire bosser sur les chantiers et lorsqu’il faut voter. Le PC et le PS, absents aujourd’hui, sont les premiers à venir chercher nos voix pour les élections. »
Las et désabusé, Khais ne « baisse pas pour autant les bras parce que plus que jamais le racisme est en train de l’emporter en France ». Qu’il n’y ait pas eu de condamnation officielle du tract policier qualifiant les jeunes des quartiers populaires de « nuisibles » l’a terriblement inquiété. « C’est le continuum colonial français. Nous sommes traités d’animaux, d’insectes. Une humiliation à laquelle s’ajoute le silence de Macron, qui va même jusqu’à condamner les parents des émeutiers. »
Khais a soutenu les révoltes. « La cible, dit-il, c’était les institutions. Et les grandes enseignes. Il y a des raisons à cela. Cela fait des années que les unes nous méprisent et cela fait des années que nos conditions économiques se dégradent. Le nier, c’est tourner le dos aux quartiers populaires. » Le jeune homme est heureux de voir que les collectifs des familles ouvrent la manifestation. Il espère que « ce ne soit pas une manif sans lendemain, juste pour la communication des partis politiques et des syndicats ». « Ce n’est pas la première fois qu’ils nous utiliseraient », lâche-t-il.
Une manif qui divise la gauche
La gauche syndicale et politique elle-même est divisée. « Violences policières », « racisme systémique » : les termes ne font pas l’unanimité. Ainsi, le Parti communiste (PCF) a refusé de manifester. Son chef de file Fabien Roussel a expliqué sur France Info que le sujet des violences policières était « grave »,qu’il devait « être traité »,mais qu’il refusait de se retrouver dans des manifestations où le slogan « Tout le monde déteste la police » aurait droit de cité.
« Nous ne nous reconnaissons pas dans la dénonciation d’un “racisme systémique” qui ouvre la porte à l’idée d’un racisme d’État, a expliqué dans un communiqué le Parti socialiste (PS), qui s’est aussi désolidarisé de l’événement. Le racisme existe et sa progression nous inquiète. La formation des policiers et les sanctions doivent être à la hauteur. Personne ne doit minimiser sans pour autant renvoyer l’ensemble des fonctionnaires de police à ces dérives impardonnables. »
Ces formations politiques, ainsi que plusieurs figures écolos, avaient en revanche participé au rassemblement polémique initié par plusieurs syndicats de policiers et de policières, devant l’Assemblée nationale en mai 2021. Le ministre de l’intérieur Gérald Darmanin y avait lui aussi passé une tête.
À la veille du défilé lancé par les familles de victimes, il a adressé une lettre de soutien aux policiers et gendarmes, ainsi qu’un télégramme aux préfets, les appelant à « faire preuve d’une vigilance particulière concernant ces rassemblements », à prendre un arrêté d’interdiction si nécessaire et à signaler les messages « porteurs de slogans insultants et outrageants à l’endroit des institutions de la République, de la police et de la gendarmerie susceptibles de tomber sous le coup de la loi ».
Analysant les écrits et les prises de position du prix Nobel de littérature, Olivier Gloag met en lumière ses ambiguïtés et son attachement à l’Algérie française.
Dans Oublier Camus, Olivier Gloag, professeur associé à l’université de Caroline du Nord à Asheville et déjà auteur d’Albert Camus. A Very Short Introduction (Oxford University Press, 2020), s’attache à déconstruire le mythe qui entoure le prix Nobel de littérature, en particulier concernant ses engagements politiques lors de la guerre d’Algérie. Comme l’écrit Fredric Jameson dans sa préface, les « critiques [du livre d’Olivier Gloag] visent moins Camus que sa canonisation mainstream ; et, par-dessus le marché, la canonisation de son image plutôt que de son œuvre. »
Le « dernier grand écrivain colonial » ?
Albert Camus est en effet l’objet de nombreuses appropriations contemporaines et la diversité des bords politiques de ses admirateurs a de quoi surprendre. Dans son essai, Olivier Gloag souligne l’ambiguïté des positions politiques de Camus et estime que « se réclamer de Camus constitue une façon de revendiquer un humanisme aussi vague qu’ostentatoire. » Ainsi, le consensus autour de l’écrivain, envisagé comme « un saint laïque, un humaniste, un philosophe, un militant anticolonisatiste, un résistant de la première heure, un homme épris de justice et opposé à la peine de mort, un grand écrivain », « s’accorde avec une France qui tient à faire oublier son passé impérial et à ignorer son présent néolibéral ».
L’histoire de l’Algérie française voit ainsi s’opposer deux camps aux conceptions antagonistes de la colonisation du pays : ceux en faveur d’un « contrôle indirect » par la métropole incarné par Napoléon III, Clemenceau, Maurice Violette ; et ceux qui souhaitent un « contrôle absolu des Algériens », soit la majorité des Français d’Algérie. Pour Olivier Gloag, l’auteur de L’Étranger se range, avec quelques fluctuations, parmi les premiers, qui envisagent donc une participation des Algériens, mais considèrent que leur nation doit rester néanmoins dans le giron du colonisateur : « Camus n’a jamais su résoudre cette contradiction entre l’humanisme républicain et le colonialisme. Pourtant, le voici aujourd’hui consacré emblème d’une synthèse impossible. »
Son œuvre littéraire, à commencer par son roman le plus connu (L’Étranger), témoigne d’un « déni de l’Arabe en tant qu’être humain », voire d’une certaine « indifférence » à son égard. Ses personnages arabes ne sont guère décrits et ne parlent pas, ou peu. Pour Olivier Gloag, Camus est le « dernier grand écrivain colonial […] à rebours de l’Histoire », d’autant qu’il privilégie le thème du rapport à une nature idéalisée. L’universitaire estime même que, dans La Peste, la maladie éponymene renvoie pas à « l’Allemagne ou [aux] Allemands, [mais à] la résistance du peuple algérien à l’occupation française ».
« L’anti-Sartre »
Olivier Gloag, également spécialiste de Jean-Paul Sartre, revient longuement sur les rapports d’abord amicaux, puis conflictuels, entre les deux écrivains, Sartre étant partisan de la violence anticoloniale, comme il l’expose dans sa préface au livre de Franz Fanon, Les Damnés de la Terre. De son côté, Camus a toujours renvoyé dos-à-dos la violence du colonisateur et celle du colonisé, faisant, pour Olivier Gloag, le jeu du statu quo et ignorant donc la domination du colonisateur : « Leslectures contemporaines selon lesquelles Sartre était favorable à la tyrannie, tandis que Camus soutenait la liberté, s’articulent autour de l’engagement anticolonial du premier et de l’anticommunisme du second, plutôt que d’après un bilan objectif de leurs itinéraires et de leurs prises de position. » De même, les conduites des deux hommes pendant l’Occupation sont souvent opposées, Sartre étant peint en collaborateur et Camus en résistant de la première heure, au mépris des réalités historiques.
Sur la peine de mort, là encore, « ses engagements […] furent intermittents et contradictoires », en fonction du contexte, ce qui n’empêche pas qu’il soit aujourd’hui considéré comme une figure importante de l’abolitionnisme. Sa correspondance et ses écrits révèlent en outre, pour Olivier Gloag, « un profond sexisme ». « [R]écupéré par absolument tout le monde […], [Camus] reste l’écrivain emblématique de la social-démocratie française, des belles âmes convaincues d’avoir adopté la bonne position politique du moment », sans prendre le temps de faire leur introspection sur le passé colonial de la France et son poids dans le racisme contemporain.
Tout au long de son essai, Olivier Gloag relit l’œuvre et la réception de Camus à travers le prisme colonial, au risque de laisser de côté d’autres facteurs expliquant sa popularité, comme ses qualités littéraires, ignorées au profit du seul politique. Olivier Gloag a également tendance à faire des personnages de Camus les porte-parole des convictions de l’auteur. De même, estimer que le parti-pris camusien de la non-violence fait de l’écrivain un allié des colonisateurs occulte le fait que le mouvement d’indépendance indien, incarné par Gandhi, a fait ce même choix. Cela étant, Oublier Camus a le grand mérite de dépasser l’image d’Épinal de l’auteur et de montrer toute son ambiguïté sur la question coloniale comme sur d’autres sujets d’une actualité encore brûlante.
Des médecins maghrébins lorgnent un poste d'infirmier dans le désert médical français. D. R
Un post sur ma page Facebook m’a fait pratiquement sortir de mes gongs. Il s’agit de ces médecins, certainement spécialistes pour la plupart, venant des pays du Maghreb et faisant la queue, dans une cohue indescriptible, devant le centre Jean-Moulin, sis à Rungis, dans la banlieue parisienne, dans le quartier des affaires (selon certains commentateurs), pour un hypothétique poste de médecin (ou d’infirmier, selon les mauvaises langues) dans un désert médical français. En effet, dans les grandes villes de France, il est tout à fait normal que les postes de médecin reviennent de droit aux Français de souche. Ceux, parmi ces gens-là, qui auront la chance d’être sélectionnés (sous quels critères ?) seront certainement dispatchés dans des centres médicaux situés dans des villages du Puy-de-Dôme ou des Vosges où ils auront à faire beaucoup plus à la gériatrie.
Ma première réaction sur ce réseau social (Facebook) a été d’abord celle-ci : je suis médecin retraité et cela me fait mal au cœur de voir tout ce beau monde, tous ces médecins (spécialistes) formés en Algérie et dans les autres pays du Maghreb faisant la queue pour pouvoir décrocher un poste d’infirmier ou d’infirmière dans un désert médical français.
Il y a eu beaucoup de réactions à mon premier commentaire.
Les unes allant dans le même sens que ce que je venais de dire et les autres apportant plus ou moins des précisions quant à la motivation essentielle de ces médecins. Il s’agirait apparemment d’une opération d’obtention de l’équivalence de leurs diplômes d’origine. Mais pour faire quoi ? Pour travailler en France, pardi ! Ainsi, la France est-elle en train de siphonner notre sève, notre matière grise, sans que nos pouvoirs publics ne réagissent et mettent fin à cette hémorragie ?
Un autre commentateur m’a dit – je le reprends texto : «Ils n’ont pas le choix, quand ils ont su que Belmadi touche par mois le salaire de 1 000 médecins dans un hôpital sans vraiment rien faire». Je rappelle que Belmadi est l’entraîneur de l’équipe nationale de football.
A la lecture de cette réponse, mon sang n’a fait qu’un tour dans mes veines et, répétant du tac au tac, j’ai dit : la médecine est plus que de l’argent. C’est un métier noble. Le médecin doit être au service de son prochain, l’argent ne venant qu’en deuxième position. C’est pour cela d’ailleurs qu’on parle d’«honoraires» du médecin et non de «salaire». M’enfin, c’est ma façon de voir les choses, c’est ma philosophie, moi qui ai trimé pendant des années dans le secteur public avant de me diriger vers la profession libérale puis la retraite carrément. Aujourd’hui, je me contente d’une petite retraite mais j’ai la conscience tranquille ; j’ai rempli mon contrat, j’ai assumé mon devoir envers nos concitoyens. Je n’ai, à aucun moment, trahi le serment d’Hippocrate.
Ceci étant dit, cela me rappelle La trahison des clercs de Julien Banda, parce que, tout compte fait, cela ressemble à de la trahison de ces médecins envers le pays qui les a formés.
J’ai deux enfants médecins : une néphrologue et un futur orthopédiste. Ils ont aussi, peut-être, cette idée d’aller exercer leur noble métier sous d’autres cieux sous le prétexte qu’en Algérie, les médecins sont mal considérés, mal rémunérés et se sentent mal dans leur peau. C’est, dans une certaine mesure, vrai puisque moi-même j’ai vécu le calvaire, j’ai souffert, j’ai sacrifié ma jeunesse dans une ville de l’intérieur de l’Algérie que je ne connaissais même pas avant d’y être affecté. Mais, petit à petit, je me suis adapté, acclimaté à cet environnement et, aujourd’hui, je n’ai rien à regretter.
Riche de cette expérience, je n’encouragerai pas mes enfants à partir ailleurs, l’eldorado et le bonheur pouvant être là où on ne pense pas. Peut-être à Touggourt ou à Illizi…
Notre consœur Ariane Lavrilleux a été arrêtée le 19 septembre 2023 et retenue en garde à vue par la police française depuis, suite à ses révélations sur l’affaire « Sirli » et la coopération militaire franco-égyptienne. Nous republions cette enquête dont elle est l’autrice en solidarité avec elle. La France est, après les États-Unis, le principal pays fournisseur d’armes à la coalition saoudo-émiratie engagée dans la guerre civile au Yémen depuis 2015. Qui équipe et répare les avions de combat de la Coalition ? Où sont formés les militaires ? Où sont produites les bombes qui frappent les marchés et les habitations yéménites ? Enquête sur les grandes entreprises françaises qui ont profité de la guerre, avec le soutien de l’État français.
Le conflit au Yémen a tué en sept ans 110 000 personnes, dont près de 13 000 civils selon les données d’Armed Conflict Location and Event Data Project (Acled). Depuis le déclenchement, en mars 2015, de l’intervention de la coalition arabe emmenée par l’Arabie saoudite contre les rebelles houthistes, Paris n’a cessé de nier l’implication de la France. « Nous n’avons récemment vendu aucune arme qui puisse être utilisée dans le cadre du conflit yéménite », assurait, en janvier 2019, Florence Parly, la ministre des armées, au micro de France Inter. Les matériels livrés ne serviraient qu’à « assurer la protection du territoire saoudien contre des attaques balistiques venant du Yémen » précisait-elle. Quelques mois plus tard, le 15 avril 2019, l’enquête Made in France de Disclose prouvait le contraire, rapport de la Direction du renseignement militaire (DRM) à l’appui. Non seulement des avions, des hélicoptères, des chars et canons français ont participé à des offensives de la Coalition, mais ces armes ont pu servir à viser des zones civiles.
L’ex-ministre des affaires étrangères Jean-Yves Le Drian s’est aussi échiné à maintenir la version officielle. Le 13 février 2019, devant la Commission des affaires étrangères de l’Assemblée nationale –- peu réactive —, il martèle que la France [« ne [fournit] rien à l’armée de l’air saoudienne ». Un mensonge qui passe sous silence les livraisons d’outils de désignation laser du groupe Thales, expédiés à l’Arabie saoudite au moins jusqu’en 20171, ainsi que les milliers de missiles « made in France » fournis à sa coalition militaire.
Au cours de la seule année 2019, l’État français a donné son feu vert à 47 contrats d’exportation de munitions, torpilles, roquettes, missiles et autres matériels explosifs, pour un total d’un milliard d’euros vers l’Arabie saoudite et de 3,5 milliards d’euros vers les Émirats arabes unis. L’année suivante, en 2020, ces autorisations ont bondi de 40 % pour l’Arabie saoudite et de 25 % pour les Émirats. Ces chiffres correspondent aux licences d’exportation accordées par la très opaque Commission interministérielle pour l’étude des exportations de matériels de guerre (CIEEMG). Ils permettent d’évaluer l’appétit des industriels français et de leurs clients en guerre, même si in fine les contrats signés — et secrets — peuvent souvent être inférieurs.
Jusqu’à présent, le gouvernement français refuse de dévoiler le détail des armes réellement livrées dans chaque pays étranger. Ses rapports publics, présentés chaque année au Parlement, indiquent tout de même l’ampleur du commerce avec deux des pays les plus interventionnistes du Proche-Orient, l’Arabie saoudite et les Émirats, respectivement troisième et cinquième meilleur client de l’armement français. On sait donc qu’entre 2015 et 2021, la France a livré des équipements militaires, des munitions et des services de maintenance pour près de 9 milliards d’euros à l’Arabie saoudite et aux Émirats arabes unis, les deux leaders de la coalition arabe formée pour soutenir le gouvernement yéménite contre les rebelles houthistes.
Le grand écart de la France entre ses discours et ses actes en matière de respect des droits humains passe de moins en moins bien auprès de l’opinion. À Marseille et au Havre, des dockers ont bloqué des chargements à destination de l’Arabie saoudite. À l’Assemblée, des députés et ONG ont réclamé l’ouverture de commissions d’enquête et la suspension des exportations vers la coalition arabe. Aujourd’hui une majorité de Français est favorable2 à un contrôle renforcé des exportations d’armes. Discrètement, les services français surveillent aussi de plus en plus l’utilisation des armes françaises sur les champs de bataille étrangers, en particulier du Yémen, grâce aux renseignements satellitaires. Sous la pression médiatique, les livraisons d’armes à l’Arabie saoudite ont fini par fléchir en 2020. Elles n’ont pas cessé pour autant. Et l’opacité reste totale. Sans aucun débat démocratique, la guerre continue de se fabriquer près de chez nous.
Trois grandes entreprises françaises et leurs sous-traitants sont impliqués dans le conflit qui a tué plus de 13 000 civils en sept ans : Thales, qui équipe les avions de chasse et livre des munitions, le missilier franco-britannique MBDA, et l’avionneur Dassault, qui entretient les Mirage 2000 et a décroché des contrats records avec les Émirats. Les régions Centre, Nouvelle-Aquitaine et Île-de-France concentrent la plupart de leurs activités. Le 1er juin 2022, quatre ONG ont déposé plainte contre ces trois groupes français pour « complicité de crime de guerre au Yémen ». L’ouverture d’une instruction judiciaire serait une première contre des marchands d’armes de cette envergure. Le seul précédent concerne une PME française, Exxelia, dans le viseur des juges en charge de la lutte contre les crimes contre l’humanité depuis près de quatre ans, et dont les composants de missiles ont été retrouvés dans un bombardement meurtrier à Gaza, en 2014.
« Les entreprises ont beau avoir une licence d’exportation délivrée par l’État français, le choix d’exporter ou non leur revient, et elles ont l’obligation légale de s’assurer que leurs exportations ne vont pas contribuer à des violations des droits humains si celles-ci sont connues et documentées », explique Cannelle Lavite, du Centre européen pour les droits constitutionnels et les droits humains (ECCHR). Le Parlement européen et le groupe d’experts internationaux sur le Yémen ont réclamé à plusieurs reprises l’arrêt des livraisons d’armes à la Coalition, en raison de leur utilisation contre les civils. Contacté par Orient XXI, le groupe Thales rejette la responsabilité sur l’État français, principal actionnaire du groupe. « Thales se conforme strictement au cadre légal et renforce en permanence ses procédures internes de contrôle des exportations », assure à Orient XXI son service communication. En 2020, la direction de Thales s’est engagée, aux côtés de chefs d’entreprise du monde entier, « à s’associer avec les Nations unies pour respecter les droits humains ». Dassault et MBDA n’ont pas souhaité répondre à nos questions.
25 000 RAIDS AÉRIENS
La guerre au Yémen se joue d’abord dans les airs. Jamais un conflit de l’histoire récente n’avait nécessité autant de missiles, de bombes guidées, d’obus d’artillerie, de drones et de systèmes de défense aérienne, note Lotjse Boswinkel du Arab Gulf States Institute de Washington. Depuis le 26 mars 2015, date du début de l’intervention de la coalition arabe, l’organisme de référence Yemen Data Project a comptabilisé 25 000 raids aériens. Dès les premières semaines de leur intervention, les avions de la Coalition parviennent à détruire l’essentiel des cibles militaires3. Pour traquer les houthistes qui se mêlent à la population, ils attaquent les fermes, des marchés, des centres de santé ou encore des sites d’approvisionnement en eau. Les deux tiers des victimes civiles recensées par Acled jusqu’en 2019 ont été tuées par des bombardements de la Coalition.
Le cessez-le-feu annoncé le 30 mars 2022 par l’Arabie saoudite n’a mis fin ni aux raids de son opération baptisée « Restauration de l’espoir » ni aux attaques des houthistes. En l’espace de cinq mois, près de 400 Yéménites ont été tués et la coalition de Riyad a mené près de 200 frappes aériennes, toujours selon Acled.
Pendant ce temps-là, la France aide les Émirats à refaire ses stocks de missiles. Le 3 décembre 2021, le missilier MBDA décroche un contrat de 2 milliards d’euros pour équiper les 80 avions Rafale commandés à Dassault par les Émirats arabes unis. Même si les Rafale ne seront pas prêts avant plusieurs années, les missiles de MBDA seront utilisables dès leur livraison, sur les avions Mirage employés au Yémen. Pour la présidence française, ce contrat « historique » est « un aboutissement majeur du partenariat stratégique entre les deux pays ».
Le groupe MBDA, codétenu par Airbus, le Britannique BAE Systems et l’Italien Leonardo est le principal fournisseur européen de la Coalition. L’armée de l’air4 émirienne est équipée en missiles de croisière Black Shaheen (une variante du système de croisière autonome à longue portée dit « Scalp » ou Storm Shadow) dotés d’une « grande précision de ciblage grâce à un système de navigation avancé » selon les arguments de vente du fabricant. Également en service dans l’armée saoudienne, ces missiles assemblés dans le centre de la France, sont des atouts majeurs de la Coalition. Chargés de 400 kilos d’explosifs capables de dynamiter un bâtiment en une seule frappe, ils sont opérables sur tous les avions de combat de la Coalition, les Typhoon, Tornado et autres Mirage 2000.
AU COEUR DU SYSTÈME, BOURGES ET SA RÉGION
Comme le missile Storm Shadow/SCALP est un programme franco-britannique, la production des composants est répartie entre les sites industriels d’outre-Manche et ceux de Bourges5, où MBDA emploie 1 700 personnes. C’est dans la préfecture du Cher que l’on produit les systèmes électroniques et informatiques de ces missiles. On y teste aussi les munitions — une fois assemblées — dans des laboratoires qui simulent différentes conditions de vol (en soumettant le missile à des températures extrêmes par exemple). C’est aussi à Bourges que la PMEASB Aérospatiale Batteries fabrique les piles thermiques indispensables à la propulsion de ces missiles à plus de 400 km de leur cible.
L’arsenal saoudien répertorié par l’International Institute for Strategic Studies (IISS, Londres) compte aussi une des bombes phare du catalogue MBDA : la Brimstone (« soufre » en anglais), déployable sur des avions comme sur des tanks, et fabriquée à Lostock dans la banlieue de Manchester. Les salariés de Bourges ont aussi été mis à contribution pour fabriquer les premiers bancs de tests des Brimstone, expédiés clé en main en Angleterre6.
Bourges et sa commune voisine de la chapelle Saint-Ursin hébergent deux usines Nexter produisant une large variété de munitions d’artillerie. En pleine guerre civile au Yémen, les Saoudiens leur ont commandé des obus de 120 millimètres pour armer leurs chars Leclerc. En 2016, Nexter prévoyait de vendre aux Émirats 53 000 obus et 50 000 composants explosifs — des « fusées d’artillerie » en vocabulaire militaire —, selon une note du Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN) datée du 1er juin 2016 et révélée par Disclose. À la Ferté Saint Aubin, au sud d’Orléans, une PME détenue à 49 % par Thales, Junghans, devait pour sa part fournir 41 500 « fusées » de munitions d’artillerie de 155 millimètres7 à la Garde nationale saoudienne, équipée de canons César du même diamètre. Montant total des contrats : 350 millions d’euros. Malgré les réticences de certains diplomates à l’époque, l’État français avait donné son feu vert.
Cette année 2016, le carnet de commandes était tellement plein que Nexter n’avait pas les capacités de production suffisantes. Pour satisfaire le client émirien au plus vite, des obus ont dû être prélevés dans les stocks de la cavalerie française.
MBDA, Nexter et leurs sous-traitants emploient 5 000 personnes dans la métropole de Bourges, soit 10 % de l’emploi de l’agglomération. Le missilier MBDA participe au jury du concours local des start-up de la Défense, Def’ Start, et a même été le parrain de sa deuxième édition. « Après une période de restructuration à la fin des années 1990, les recrutements de la filière Défense ont augmenté fortement depuis cinq ans, explique la présidente de l’agglomération Bourges Plus, Irène Félix, grâce à des commandes de l’armée française et d’autres pays ». Les accusations de complicité de crimes de guerre portées contre le champion régional n’inquiètent pas l’élue divers gauche. « Les industries de défense savent parfaitement dans quel cadre elles peuvent travailler, répond-elle à Orient XXI. La collectivité territoriale soutient le tissu industriel, mais n’intervient pas dans les questions de diplomatie qui sont gérées par l’État ».
À 200 kilomètres de Bourges, dans le département de la Loire, l’entreprise Nexter, détenue à 50 % par l’État français, est un poids lourd de l’industrie locale. À Roanne, où il emploie près de 1 400 salariés, son usine livre les canons César dont l’Arabie saoudite est un des grands clients. Entre 2018 et 2021, le royaume saoudien en a réceptionné 42.
Sous la présidence de François Hollande, le droit international et les vies yéménites ne pesaient pas lourd face aux intérêts économiques français, au sein de la Commission interministérielle sur les exportations d’armements (CIEEMG). À l’été 2016, un an et demi après le début de l’opération saoudo-émiratie, le ministère des armées balaye les craintes des diplomates du Quai d’Orsay qui s’inquiètent du « risque de non-conformité avec nos engagements internationaux ». Impossible de remettre en question les contrats avec des pays représentant « près du tiers de nos volumes d’exportations ». Le cabinet de François Hollande approuve et ordonne même de « ne plus revenir sur la décision de principe de soutenir nos partenaires stratégiques par nos exportations ».
MOTEURS DE MISSILES À TOULOUSE
Après l’arrivée au pouvoir d’Emmanuel Macron en 2017, la doctrine Hollande est maintenue à quelques exceptions près. Pendant le premier mandat (2017-2022), la Commission interministérielle (CIEEMG) délivre au moins 77 licences d’exportation de munitions8 vers l’Arabie saoudite et 87 vers son allié émirati. Seuls quelques contrats passent à la trappe. À la Ferté-Saint-Aubin, une usine Thales de munitions a ainsi dû stopper ses livraisons vers l’Arabie saoudite à partir de l’été 2020. « Les services de l’État ont prévenu Thales que la licence d’exportation valable jusqu’en juin 2020 ne serait pas renouvelée ; donc les employés de la Ferté se sont dépêchés d’expédier les commandes en cours pour l’Arabie », raconte un salarié de la branche défense du groupe Thales, détenue à 26 % par l’État français. Ce contrat de quelques millions d’euros n’était pas crucial pour l’usine du Loiret, dépendante à 70 % des commandes du ministère des armées français. Avant les nouvelles directives, cet ancien site de TDA Armements intégré à Thales fournissait des munitions d’artillerie de 120 millimètres aux Saoudiens. Des mortiers photographiés sur les champs de bataille au Yémen, par un photographe de l’agence Associated Press, en avril 2015.
Il n’y a pas que la région Centre-Val de Loire qui est mise à contribution dans l’effort de guerre de la coalition saoudo-émiratie. À Toulouse, l’usine de Safran Power Units assemble les pièces du puissant moteur TR60, conçu spécialement pour propulser les missiles Storm Shadow/Scalp. « Sa fiabilité et ses performances opérationnelles ont été démontrées sur le terrain lors de nombreux conflits », se félicite le leader européen des turboréacteurs sur son site internet. Combien de fermes et habitations yéménites Safran a-t-il aidé à détruire ? L’entreprise n’a pas répondu à Orient XXI. « Ça ne nous regarde pas » botte en touche Jean-Paul Lopez, président de l’Association des amis du patrimoine historique de Microturbo, l’entreprise familiale inventrice du moteur propulseur de missile rachetée par Safran.
Pourtant, plusieurs années après la livraison, les fabricants gardent des liens étroits avec leurs clients. Comme le détaille le fabricant MBDA dans une offre d’emploi, « lorsqu’un client achète un système d’arme, il est nécessaire de le former à l’utilisation et à la maintenance de son système. MBDA doit également intervenir chez le client pour effectuer les niveaux de maintenance qui ne sont pas de sa responsabilité ou tout simplement pour réparer ou changer les équipements en panne ». Des visites de contrôle et mise à jour sont à prévoir au moins tous les deux ans. À l’heure actuelle, selon nos informations, MBDA continuerait d’assurer la maintenance des stocks de missiles Black Shaheen. Installé sur la corniche d’Abu Dhabi, MBDA y envoie régulièrement des équipes françaises et britanniques en mission. Des employés de Thales font aussi la navette pour réparer les systèmes de radar et missiles sol-air Crotale montés sur châssis pour les Saoudiens et les Émiriens. Les deux pays en ont plus de deux cents à disposition. Quand les changements sont trop complexes, les pièces sont rapatriées dans la petite bourgade de Fleury-Les-Aubrais, dans le Loiret, où Thales a installé le service client de ces munitions.
DASSAULT, SES MIRAGES ET SON SERVICE APRÈS-VENTE
Autre fleuron de la défense française présent en permanence aux Émirats : Dassault. Et pour cause, le petit État du Golfe a été le premier client étranger des avions de combat Mirage, en 1986, deux ans après leur mise en service au sein de l’armée française. Les Émirats en possèdent aujourd’hui 56, dont les derniers modèles « 2000-9 », acquis à la fin des années 2000, sont équipés de radars et technologies de pointe. Encore plus que les missiles, ces appareils bourrés d’électronique doivent être contrôlés et mis à jour constamment par les ingénieurs du groupe Dassault. Y compris en pleine guerre au Yémen, ces avions de chasse étant des maillons essentiels de la flotte émirienne. Partenaire sans faille des Émirats depuis quarante ans, l’avionneur français forme non seulement les équipes locales à Abou Dhabi, mais accueille aussi des stagiaires sur son site d’Argonay en Haute-Savoie, pour leur apprendre à réparer les Mirage 20009.
Le service après-vente assure de confortables revenus aux industriels. Le contrat de modernisation d’une trentaine de Mirage émiriens, signé en 2019 avec l’accord de l’État, a rapporté 418 millions d’euros à Dassault. Son PDG, Éric Trappier, promettait de « répondre aux besoins opérationnels des Émirats ». En clair, les ingénieurs français améliorent les systèmes radar et de détection de cibles pour permettre au cheikh Mohamed Ben Zayed, président des Émirats arabes unis, de poursuivre ses interventions militaires, entre autres au Yémen et en Libye. La même année, les Émirats envoyaient leur armée de l’air soutenir l’autocrate de l’est libyen, Khalifa Haftar. Parmi les victimes : 44 migrants tués dans le bombardement de leur centre de détention par un Mirage 2000. L’attaque avait suscité l’indignation internationale et été dénoncée dans le rapport des experts de l’ONU au Conseil de sécurité.
En 2015, l’année où la Coalition arabe décidait d’aller pilonner les villages yéménites, une trentaine de militaires émiriens sont venus se former dans le plus grand campus français de la filière aéronautique et spatiale, à Latresne, près de Bordeaux. Une nouvelle promo est attendue en 2023. Cette fois, l’école va accueillir plusieurs centaines de stagiaires venus des Émirats, qui se succéderont pendant plusieurs années, pour se familiariser à l’entretien des futurs escadrons de Rafale commandés fin 2021. Les apprentis pourront même aller vérifier l’état d’avancement de leurs futurs avions, assemblés de l’autre côté de la Garonne, à Mérignac. Former une armée accusée de crimes de guerre, est-ce compatible avec les valeurs de l’école financée en partie par des fonds publics ? « Nous ne formons pas de stratèges militaires ni des pilotes, mais des maintenanciers d’avion, se défend la directrice d’Aérocampus Anne-Catherine Guitard. Quand Dassault vend des Rafale, il s’arrange aussi pour vendre une partie formation « made in France » à Latresne. Sur l’« aérocampus », créé par la région Nouvelle-Aquitaine et des industriels du secteur — Dassault et Airbus en tête —, les formations proposées aux clients étrangers émiriens, qataris ou indiens servent à financer les diplômes de 350 étudiants français en aéronautique. Difficile dans ces conditions de bouder les généreux clients du Golfe. « Je me verrais mal refuser des demandes qui ont été validées par le ministère [des armées] et la présidence de la République », explique la directrice.
Les Saoudiens préfèrent quant à eux le climat lorrain. L’État français les a convaincus de venir se former au maniement de leurs tourelles canons à Commercy, ancienne base militaire dépeuplée depuis le départ d’un régiment français. Le centre spécialement construit pour les Saoudiens, grâce à des fonds publics, devait booster l’emploi local. À peine une vingtaine de postes ont été créés sur les cent promis, selon l’enquête d’Amnesty International et de La Revue dessinée10.
LA CGT POUR UN MORATOIRE SUR LES VENTES D’ARMES
Pour justifier la poursuite de leurs contrats avec l’Arabie Saoudite et les Émirats, les industriels n’hésitent pas à invoquer la sauvegarde des emplois en France. Or, l’argument est loin d’être validé par les syndicats. Au sein de Thales, la CGT mène la fronde depuis plusieurs années pour obtenir un moratoire sur les ventes de matériels de guerre à l’Arabie saoudite et aux Émirats utilisés dans la guerre au Yémen. Car en plus des bombes fabriquées dans le centre de la France, le groupe Thales est aussi le fournisseur officiel d’outils de ciblage, ou « pod Damocles », pour les forces aériennes saoudiennes et émiraties. Ces systèmes d’optique de pointe servent à guider avec précision les tirs des avions de chasse et à éviter les dommages collatéraux. Sauf quand les civils font partie des cibles désignées. Comme le bus transportant des écoliers, déchiqueté par une frappe de la Coalition, en août 2018. L’Arabie saoudite a acheté une soixantaine de pods français, dont les derniers ont été livrés en 2017, pour équiper ses avions Typhoon et Tornado (selon le Sipri). Idem pour les Mirage de la flotte émirienne. Et depuis 2017, Thales continue d’assurer leur maintenance.
Toutes ces nacelles — dont les Émirats ont déjà commandé la nouvelle version « Talios » — ont été produites à Élancourt, à quarante kilomètres de Paris. Dans cette commune des Yvelines de 25 000 habitants, les laboratoires secret-défense de Thales s’étalent sur près de 40 000 mètres carrés. Cet énorme site, qui réunit plus d’un millier d’ingénieurs et techniciens de haut niveau, est aussi le berceau des drones Spyranger commandés il y a quelques mois par la Garde nationale saoudienne11. Ces contrats s’élèveraient à plusieurs centaines de millions d’euros. Pas vraiment une source de fierté pour Grégory Lewandowsky, coordinateur CGT du groupe Thales. « Ce n’est pas parce que l’État français autorise ces ventes que nous devons les accepter. Il y a un risque juridique pour Thales de fournir des armes qui sont utilisées dans un massacre, estime le syndicaliste, le renoncement à ces contrats militaires pourrait être compensé par des investissements dans le civil comme les technologies et équipements médicaux ». Mais cette proposition de diversification n’aurait pas les faveurs de Patrick Caine, le PDG de Thales, qui rechigne à s’aventurer sur des marchés incertains et privilégie « la rentabilité à court terme », selon la CGT.
La rhétorique des industriels a d’autant plus de mal à passer que leurs bénéfices records échappent aux salariés. En 2021, Dassault Aviation a totalisé près de 700 millions d’euros de bénéfices, soit deux fois plus qu’en 202012 et ses actionnaires ont reçu 208 millions d’euros de dividendes. Mais l’avionneur n’avait rien prévu pour ses employés. Il a fallu qu’ils se mettent en grève pendant près de trois mois pour que l’industriel se décide à augmenter les salaires d’une centaine d’euros. Ce mouvement social inédit s’est aussi propagé dans les usines de production d’armements de Thales et MBDA. Elancourt est devenu l’épicentre de la colère, avec la plus longue grève de l’histoire de Thales pendant près de deux mois et demi. « L’attitude de Thales qui voulait faire des économies sur la politique salariale a été totalement incomprise par les salariés au moment où les chiffres du groupe sont excellents et où l’argent versé au capital avoisine les 1,3 milliards d’euros », témoigne Grégory Lewandowsky de la CGT Thales.
L’alliance qui commence à se dessiner entre des syndicats et ONG promet de secouer une industrie pour l’instant surprotégée par l’État français, lui-même actionnaire de plusieurs fleurons de la filière. D’autant qu’en interne, la pression de l’opinion publique commence à inquiéter les directions des ressources humaines. Certaines entreprises critiquées pour leurs armes utilisées au Yémen auraient de plus en plus de mal à recruter de jeunes diplômés.
La destinée hors du commun d'Étienne Dinet converti à l’islam en 1913 est à découvrir à l’IMA-Tourcoing (France) jusqu’au 14 janvier 2024. Mario Choueiry, historien de l’art et commissaire de l’exposition Étienne Nasreddine Dinet et l’Algérie un amour incandescent a réuni une centaine d’œuvres pour mieux comprendre la personnalité de ce grand peintre qui est aussi un pont pour réconcilier les mémoires.
Ce film revient sur les mois qui ont suivi la proclamation de l’indépendance en Algérie, le 5 juillet 1962. Quarante ans après, une dizaine d’acteurs de la révolution algérienne -leaders historiques de la rébellion, chefs des maquis de l’intérieur, cadres de l’Armée des frontières, responsables de la fédération de France du FLN -, interrogés par l’historien Benjamin Stora, évoquent, devant la caméra de Jean-Michel Meurice, cet été pendant lequel les nationalistes qui venaient d’en finir avec la guerre contre le colonisateur se sont affrontés dans une terrible bataille pour le pouvoir, jusqu’à la victoire de Ben Bella en septembre 1962.
L’humoriste, chanteur, antisemite à ses heures Dieudonné M’bala M’bala a été retrouvé mort ce matin à son domicile de Neuilly. Selon les premières informations de l’enquête, Dieudonné aurait mis fin à ses jours à l’aide d’un revolver. La these du suicide est donc pour le moment envisagée même si les enquêteurs cherchent à comprendre comment il a réussi à se tirer 2 balles d’affilée à l’arrière de la tête.
Une lettre d’adieu a été retrouvée sur place dans laquelle il reconnaît avoir choisi la mauvaise religion et la légitimité de l’état d’Israel, sur lequel il n’a tapé que pour satisfaire son public.
La tempête Daniel, qui a frappé dans la nuit de dimanche 10 à lundi 11 septembre la ville de 100 000 habitants, a entraîné la rupture de deux barrages en amont provoquant une crue de l’ampleur d’un tsunami le long de l’oued qui traverse la cité.
La confusion règne toujours. Alors que le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations unies (OCHA), citant le Croissant-Rouge libyen, a annoncé, samedi, qu’au moins 11 300 personnes étaient mortes, dont 10 100 portées disparues, dans la seule ville de Derna, située à l’est de la Libye, ravagée il y a près d’une semaine par des inondations sans précédent, le Croissant-Rouge libyen a démenti ce bilan dimanche 17 septembre à la mi-journée. « Nous nous étonnons de voir notre nom mêlé à ces chiffres. Ils ajoutent à la confusion, à la détresse des familles des disparus », a déclaré son porte-parole, Taoufik Chokri.
Les inondations ont par ailleurs fait au moins 170 morts dans d’autres endroits de l’est de la Libye, a également précisé l’organisme de l’ONU dans un point de situation samedi soir. « Ces chiffres devraient augmenter alors que les équipes de recherche et de sauvetage travaillent sans relâche », a averti l’OCHA.
La tempête Daniel qui a frappé dans la nuit de dimanche 10 à lundi 11 septembre Derna, une ville de 100 000 habitants, a entraîné la rupture de deux barrages en amont provoquant une crue de l’ampleur d’un tsunami le long de l’oued qui traverse la cité. Elle a tout emporté sur son passage.
Le ministre de la santé de l’administration de l’est de la Libye, Othman Abdeljalil, avait fait état samedi soir d’un bilan de 3 252 morts. Dans un communiqué publié plus tôt, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) avait pour sa part affirmé que les corps de 3 958 personnes avaient été retrouvés et identifiés, et que « plus de 9 000 personnes » étaient toujours portées disparues.
Des enfants empoisonnés par de l’eau polluée
«
La situation humanitaire reste particulièrement sombre à Derna », a affirmé l’OCHA, selon qui la ville manque d’eau potable. Au moins 55 enfants ont été empoisonnés après avoir bu de l’eau polluée, selon l’organisme.
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Chaque jour, des dizaines de corps sont sortis de sous les décombres de quartiers dévastés par les flots ou retrouvés en pleine mer. Selon les témoignages d’habitants, la plupart des victimes ont été ensevelies sous la boue ou emportées vers la Méditerranée.
Des sauveteurs maltais, qui épaulent les Libyens dans les recherches en mer, ont rapporté avoir découvert des centaines de cadavres dans une baie, sans préciser l’endroit exact, selon le Times of Malta. « Il y en avait probablement quatre cents, mais c’est difficile à dire », a déclaré le chef de l’équipe maltaise, Natalino Bezzina, affirmant que l’accès à la baie était difficile en raison de vents forts. Il a ajouté que son équipe avait cependant pu aider à récupérer des dizaines de corps.
Une équipe de secours libyenne sur un zodiac affirme de son côté avoir vu « peut-être six cents corps » en mer au large de la région d’Om-al-Briket, à une vingtaine de kilomètres à l’est de Derna, selon une vidéo sur les réseaux sociaux, sans préciser s’il s’agissait des corps trouvés par les Maltais.
D’autres équipes de secours libyennes et étrangères annoncent retrouver des corps chaque jour, mais les recherches sont rendues difficiles par les tonnes de boue qui ont recouvert une partie de la ville. Des secouristes sont obligés la plupart du temps de dégager la terre à l’aide de pelles pour rechercher des corps dans les bâtiments dévastés.
Difficile identification des corps
Le travail des secours et des équipes de recherche est par ailleurs entravé par le chaos politique qui prévaut dans le pays depuis la mort du dictateur Mouammar Kadhafi en 2011, avec deux gouvernements rivaux, l’un à Tripoli (Ouest), reconnu par l’ONU, et l’autre dans l’Est.
Les autorités ont annoncé avoir entamé par ailleurs le processus compliqué d’identification et de recensement des corps, dont plusieurs centaines avaient été enterrés à la hâte les premiers jours.
Othman Abdeljalil a en outre démenti des informations sur une possible évacuation de la ville, affirmant que « certaines zones » seulement pourraient être « isolées » afin de faciliter les secours. Il a ajouté que ses services, en coordination avec l’OMS, allaient « intensifier les efforts dans le domaine de l’assistance sociale et psychologique ».
Des échantillons d’eau sont prélevés et analysés chaque jour pour éviter une éventuelle contamination, a-t-il insisté, appelant les habitants de la ville à ne plus utiliser les eaux souterraines.
Face à la catastrophe, la mobilisation internationale reste forte. Le ballet des avions d’aide se poursuit à l’aéroport de Benina qui dessert Benghazi, la grande ville de l’Est, où des équipes de secours et d’assistance d’organisations internationales et de plusieurs pays continuent d’affluer.
Le Monde avec AFP
Le Monde avec AFP
Publié le 17 septembre 2023 à 05h43, modifié le 17 septembre 2023 à 18h32
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