Précieux témoignage de Si Ouali Ait Ahmed, ancien officier de l'ALN
La chaleur était insupportable, au lever du soleil. Les mouches, aussi nombreuses que collantes, ne cessaient de nous taquiner, à travers les sillons tracés par les épines des ronces, sur nos mains et nos visages.
La gorge sèche et le ventre creux, nous ne prîmes, à trois, qu'une boîte de sardines à l'huile et une pomme rouge, que m'avait remise Zahra Boudjida, l'infirmière moudjahida, à notre sortie du refuge des Alileche. Nous ne pouvions même pas étancher la soif, malgré la proximité du ruisselet d'eau, qui coulait à deux pas de nous, au milieu du lit de la rivière, de peur d'être repérés par des postes ennemis, tous proches.
Au coucher du soleil, nous quittâmes notre gîte, pour nous débarbouiller, quelque peu, et poursuivre notre chemin, en passant, par le village Fliki, où nous attendait un groupe de moudjahidine, dont Si El-Habachi, afin de nous accompagner, pour le reste du trajet. Retiré, un petit peu, à l'écart, pour des besoins naturels, par pressentiment, je ne lâchai pas ma mitraillette MAT 49, dans ma position. Tout à coup, je vis un, deux, trois hommes en tenues militaires qui défilaient, le corps courbé. Vite, j'allai en informer mes compagnons et prîmes le cours d'eau, dans le sens contraire de son écoulement. C'était, alors, des crépitements, des sifflements de balles et mitraillage, à partir d'une petite colline surplombant notre refuge de fortune. Nous ne pouvions aller plus loin et nous nous rabattions, sur des buissons plus épais, en bordure de la rive gauche de Boubhir. La nuit tombait, le petit Amirouche, blessé à la jambe, ne pouvait supporter la douleur.
La seule fusée éclairante, dont disposait l'ennemi, nous a permis de voir toute une section de soldats occuper, en une rangée linéaire, le milieu du lit de la rivière. Avec la blessure, le petit Amirouche ne cessait pas de bouger dans le buisson touffu. L'ennemi déversait un déluge de feu, sur nous, en ayant capté le bruissement inévitable, que faisait le blessé. Quant à nous deux, qui étions à 1,5 m l'un de l'autre, encadrant le petit Amirouche, nous ne ripostions guère, pour ne pas signaler, par les flammes de tir de nos armes, la position exacte, que nous occupions.
Le doigt sur la gâchette de la MAT 49
Fusillades et mitraillage continuaient, sans interruption, mais sans aucune précision, du fait que l'ennemi ne disposait plus de fusées éclairantes. Alors, le chef ordonna de procéder, à des fouilles, à l'aide d'une torche électrique. La gorge sèche, mon coeur battait la chamade. Mon doigt, sur la gâchette de ma MAT 49, à culasse déjà manoeuvrée, nous suivions la progression lente du groupe de soldats, venus à notre recherche, la torche balayant les alentours, devant eux. Je suivais leur progression, en me disant, en mon for intérieur, que je ne pouvais vendre ma peau, sans entraîner quelques-uns de nos adversaires, dans la mort. Mon Dieu! Que c'était long et lent! Arrivés à hauteur du maquisard blessé et à peine à 1,5 m de moi, je tirai sur la gâchette et la rafale crépitait, sur la poitrine de celui qui semblait en être le chef. Il s'affala au sol, sans cri ni râle. Pris de panique, le reste du groupe détala, en hurlant: «Il est mort! Il est mort!». La peur avait, subitement, changé de camp!
Je me rapprochai du petit Amirouche, pour lui souffler de me suivre, sur le champ. Je descendis, vite, dans la mare, de la rivière, se trouvant, juste à un pas de mon emplacement. L'eau m'arrivait à la taille. Je pouvais me mouvoir, sans bruit, dans le sens de l'écoulement des eaux, la section ennemie occupant, toujours, le milieu du lit de Boubhir. Je croyais que, pouvant profiter, de la panique de l'ennemi, mes compagnons me suivraient. Il n'en était rien.
Tout le long de la mare, les eaux ne trahissaient point ma progression. Mais, à la limite de celle-ci, ne s'écoulait qu'un mince filet d'eau, qui ne pouvait étouffer le bruit de mes pas, je pris mes jambes, à mon cou et fonçais, dans le noir de la nuit, en direction du village Boubroun, situé à quelques encablures de la ville d'Azazga. Un énième déluge de feu s'abattit, en direction de ma course folle. J'atteignis, rapidement, l'autre rive, sans encombre et sans égratignure.
Essoufflé, je me hâtai, plus fort encore, dans une nuit sombre et protectrice, jusqu'aux haies de figuiers de Barbarie, se trouvant à l'entrée de Boubroun. Je m'immobilisai, pour reprendre mon souffle. J'entendis un bruit de pas, qui venait dans ma direction. Je remontai, pour contourner un figuier de Barbarie et voir ce qu'il en était. Le détachement continua la route, sans se rendre compte de ma présence. Je saurai, le lendemain, que c'était le commando, sous la direction de Si Moh Saïd N'Rougi, qui venait à notre rescousse.
Hors du danger, je réalisai que je ne pouvais me hasarder, sans escorte, dans un site que je connaissais mal. Je progressai, les oreilles aux aguets, jusqu'à hauteur d'une large silhouette, qui me paraissait être une vieille maison. À proximité, je tombai sur un talweg, qui pourrait me servir de gîte pour la nuit et de point d'observation, pour le lendemain, lorsqu'il fera jour. Cette nuit-là, je dormis profondément, insensible aux piqûres des moustiques, ni à la crainte d'éventuelle présence de scorpions, dont la région pouvait être infestée.
Le dur rationnement alimentaire
Au petit matin, je me réveillai, pour scruter les alentours et surveiller le mouvement, au sein du village Boubroun, se trouvant en contrebas. À moins de 100 m, à ma droite, se trouvait une maison traditionnelle. Les yeux et les oreilles étaient en éveil. L'attente se faisait longue et le temps s'écoulait à la vitesse d'un reptile repu ou engourdi, par la fraîcheur du matin. Pas d'eau, pour me désaltérer, ni de miche à me mettre sous la dent. Le soleil inondait, d'une clarté éblouissante, la vallée de Boubhir et me dardait de ses rayons brûlants. Je m'humidifiai, difficilement, de ma salive sécrétée, à petites doses. La faim me tenaillait les entrailles. Et le coucher du soleil tardait à venir!
Vers 17h, j'aperçus une femme, sortir de la maison, précédemment citée. La joie et la peur se mêlaient et s'entremêlaient, en moi: avais-je affaire à quelqu'un de sûr? À une dame, qui pouvait vendre la mèche? Je décidai de l'interpeller, à voix basse et douce. Relevant la tête, elle m'aperçut, surprise. Elle me fit signe de la suivre à la maison, où elle me précéda, rapidement, pour aviser son fils, de mon âge environ. Les deux me firent asseoir, sur une natte, à même le sol, pour me donner des figues fraîches et de l'eau. La brave femme me fit savoir, qu'avec le rationnement alimentaire, imposé par l'ennemi, elle ne pouvait m'offrir qu'une poignée de figues sèches, à tremper dans une petite assiette de terre cuite, à moitié remplie d'huile d'olive, en attendant son retour de chez les voisins.
Je leur racontai l'accrochage de la veille, avec les soldats français et les invitai à me mettre, rapidement, en contact, avec quelque groupe, que ce soit, de l'A.L.N. Un quart d'heure plus tard, arriva une dame, qui cachait sa bouche d'un pan de sa «fouta», en demandant, à la maîtresse de céans, si elle ne possédait pas d'oeufs à vendre. J'avais deviné, qu'elle a été avisée, de ma présence, par cette dernière. Tout en lui souriant, je l'invitai à baisser le pan de sa «fouta» et qu'elle n'avait rien à craindre, du fait qu'elle avait, en face d'elle, un moudjahid et non un soldat ennemi. Ayant compris à qui elle avait affaire, je lui demandai de me mettre, rapidement, en contact, avec un groupe de combattants de l'A.L.N. À la tombée de la nuit, deux moudjahidine, dont Si Saïd Guerdi, de la section de protection du P.C. de Wilaya, se pointaient, chez les Amellal qui m'ont hébergé, jusqu'alors.
La mort du goumier tortionnaire
Ils m'escortaient, jusqu'à Ibelkissen (Fliki), où j'ai retrouvé le sous-lieutenant Si El-Habachi, l'aspirant Si Lounes Arib, dit Lounes Nath Bouhini et un groupe important de moudjahidine. Ma joie était à son comble lorsque j'ai aperçu, parmi ces derniers, le moudjahid Si Mohand Khimeche, du village de Chebel, dont je n'ai pas eu de nouvelles, depuis l'accrochage de la veille, le 6 septembre 1961.
C'était là, qu'il me dira, qu'ils ne pouvaient, lui et le petit Amirouche Arkam, me suivre, après ma folle échappée. L'ennemi ayant occupé, en longueur, le lit de la rivière, il n'a pu s'échapper, à son tour, qu'aux environs de 23h, après avoir été témoin éloigné de l'achèvement, à bout portant, du petit Amirouche, avec des balles assassines.
Après le souper, nous décampâmes pour remonter jusqu'à la crête dominant le village Aït-Bouhini. Deux heures de repos nous ont permis de reprendre la marche, pour atteindre la partie de l'Akfadou, qui surplombe le village Chebel. Replongés dans notre milieu ambiant, nous reprîmes le chemin, jusqu'à la «boîte» de Wilaya, dont le responsable n'était autre que Si Mohamed Ould-Moussa, ancien technicien de la R.T.A. (Radio Télévision d'Alger), qu'il a désertée fin d'année 1956. Le trajet de la «boîte» au P.C. de Wilaya, était, pour nous, du gâteau, tellement, le terrain est plat. Nous y arrivâmes le 12 septembre, au petit matin, sous l'oeil vigilant de la sentinelle, non sans prononcer le mot de passe. J'y étais accueilli en héros, la nouvelle de l'accrochage de Boubhir, m'ayant précédé au P.C., le commandant Si Tayeb Seddiki m'informant que les femmes de ce village, ne cachaient pas leur joie d'apprendre la mort de «Bouchama», le goumier tortionnaire, des balles de Si Ouali, pour lequel, elles ont, déjà composé des hymnes en son honneur.
Le lendemain, un courrier, émanant de la Zone 33, nous informera de la récupération de deux P.M MAT 49, d'un Mauzer allemand et d'un Colt 11,43, par le commando A.L.N. de la Région 332 (Tizi Ouzou), sur un officier, un chef harki et deux soldats de l'armée ennemie, à Ath-Douala. Le combat ne baissait pas d'intensité, malgré les négociations en cours. Cela n'était que la suite de l'enlèvement des postes militaires d'Agoummoune et d'Aït-Mesbah, de la même Région, par l'A.L.N., tous deux relevant de l'autorité du sinistre capitaine Odinot, qui se targue et se vante, dans ses écrits, «d'avoir pacifié les Béni-Douala, à 95%»!...
Je ne terminerai pas, sans m'incliner devant la mémoire de nos chouhada, tout en rendant un vibrant hommage, à tous les combattants, hommes et femmes, du F.L.N/A.L.N., qui ont continué la lutte, jusqu'à la victoire finale. Sans «ceux qui se battent», notamment en procédant à des enlèvements de postes militaires, De Gaulle, président de la République française, n'aurait pas «plié» la gaule, pour envoyer des émissaires, négocier le cessez-le-feu et l'autodétermination, que le régime colonial a toujours refusés, depuis le 1er Novembre 1954.
Par Si Ouali Ait Ahmed
*Ancien officier de l'ALN et secrétaire du PC de la Wilaya III historique
| 25-09-2023
https://www.lexpressiondz.com/nationale/l-accrochage-de-boubhir-a-azazga-373807
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