À Bejaïa, les jeunes Algériens sont tournés vers la mer. La Méditerranée charrie son lot de rêves dorés, qui traverse toutes les strates de la société. Le journaliste du “Times” s’est rendu dans cette ville de Kabylie, dont une partie de la famille du jeune Nahel est originaire, afin de sonder cette jeunesse qui ne rêve que d’ailleurs.
Le plus vieux café de Béjaïa [En Petite Kabylie, dans l’est du pays] est encadré de bâtiments en ruine datant de l’époque coloniale française. La clientèle est masculine : les plus âgés y boivent du café très sucré en fumant des cigarettes, tandis que les jeunes font défiler les vidéos sur TikTok. Parfois, ils lèvent les yeux et regardent vers le port, au nord, et plus loin vers l’Europe.
C’est de cette ville balnéaire de presque 200 000 habitants que sont partis les ancêtres de Nahel Merzouk. [La mort par balle du jeune homme de 17 ans tué par un policier] à Nanterre, en juin dernier, a déclenché dans toute la France des émeutes d’une ampleur inégalée depuis plus de dix ans. Le président Macron a d’abord qualifié le décès du jeune homme d’“inexplicable” et lancé un appel au calme. Puis, lorsque les manifestations contre les violences policières ont dégénéré en incendies et en pillages, il a déployé plus de 45 000 policiers dans les rues et instauré des couvre-feux.
Le sort de Nahel a attristé les clients du café, mais ne les a pas surpris. Le jeune homme était né et avait grandi à Nanterre, une banlieue parisienne. C’est là qu’il a été abattu, après avoir refusé d’obtempérer lors d’un contrôle routier.
“Nous n’avons pas été étonnés par son assassinat, ni par les émeutes qui ont suivi”, commente Idir, 42 ans, entrepreneur, avant de se lancer dans une liste très précise d’exemples de violences commises par l’État français contre des Algériens. C’est “la routine”, ajoute-t-il.
Un dixième de la population française est né à l’étranger. Les Algériens sont les plus nombreux : ils représentent 13 % des immigrés.
Dans les semaines qui ont suivi sa mort, Nahel est devenu un symbole des inégalités raciales en France : plus d’un quart (28 %) des habitants qui sont nés à l’étranger vit dans la pauvreté relative et un cinquième (21 %) des jeunes issus de cette population est au chômage, contre 11 % dans les deux cas pour les personnes nées en France. Ces écarts sont considérablement plus importants qu’au Royaume-Uni et aux États-Unis.
Pourtant, chaque année, des dizaines de milliers d’Algériens partent pour le pays de l’ancien occupant colonial. Pourquoi ?
L’Algérie est un pays jeune : la moitié de ses 45 millions d’habitants a moins de 30 ans. Et bien que riche en ressources, c’est aussi un pays pauvre, avec un revenu par habitant d’un peu plus de 3 000 livres sterling (ou 3 500 euros), soit 8 % des 36 000 livres sterling (42 000 euros) de la France.
Dans toutes les familles algériennes, il y a des harraga (littéralement “ceux qui brûlent” [leurs papiers]), des personnes qui ont détruit leurs documents d’identité avant de prendre le bateau pour l’Europe [pour échapper à l’expulsion]. Le mot est très utilisé dans les chansons, les clips musicaux et sur les vitrines des magasins qui ciblent les jeunes en colère et frustrés. Dans un pays rongé par la corruption et le népotisme, nombreux sont ceux qui pensent qu’il n’y a pas vraiment d’autre façon de réussir.
L’exil sur un air de Soolking
TikTok est inondé de vidéos de harraga qui filment leur traversée. Une vidéo de jeunes garçons en route pour l’Espagne sur un petit bateau à moteur a été vue plus d’un million de fois. Une autre montre des migrants filmer avec leur smartphone des dauphins qui sautent près d’une embarcation en bois.
Certaines vidéos sont accompagnées par la musique du rappeur algérien Soolking. Il a vécu dix ans dans la clandestinité en France avant de régulariser sa situation et de devenir célèbre. “Sans visa, sans papiers, on viendra même à pied. [...] Sans adresse, sans visa, emmenez-moi loin de la misère”, dit-il dans sa chanson, Sans visa.
Abdel, un enant de dix ans qui vit dans la banlieue d’Alger, la capitale, regarde sur Facebook des selfies pris au pied de la tour Eiffel. Tous les exemples de réussite qu’il a vus dans sa courte vie lui ont été donnés par ceux qui gagnent de l’argent à l’étranger et l’envoient au pays.
Ce qu’il ne voit pas, c’est le nombre de personnes disparues pendant le voyage (au cours des cinq dernières années, six migrants par jour en moyenne sont morts en essayant de rejoindre l’Espagne par la mer, depuis l’Algérie), ni la solitude et la paranoïa qui sont le lot des sans-papiers, ni l’exploitation des travailleurs clandestins, ni les logements surpeuplés.
“Je vais aller en Europe, gagner de l’argent et m’acheter ma propre voiture”, dit-il en battant de ses longs cils. L’odeur qui vient d’une plateforme pétrolière toute proche, la fumée des feux de forêt et de la montagne de déchets plastiques brûlant derrière lui le font tousser pendant qu’il rêve des terres qui l’attendent de l’autre côté de la Méditerranée. “C’est vraiment le paradis ?” demande-t-il.
Fuite des cerveaux
Le père d’Abdel, 42 ans, ne veut pas que son fils parte et se bat pour lui offrir une vie meilleure que la sienne. Mais, comme 38 % des Algériens en âge de travailler, il ne trouve que des emplois non déclarés et cherche jour et nuit à se faire embaucher comme plombier ou plâtrier.
L’envie de partir a gagné presque toutes les couches de la société et vide le pays de ses meilleurs talents, comme les médecins et les ingénieurs. Plus de 15 000 médecins algériens exercent en France, dont 1 200 arrivés l’année dernière.
Khouria a 17 ans. C’est une jeune fille de la classe moyenne originaire de Bejaïa. Elle constate :
“Tous les élèves de ma classe veulent s’enfuir d’ici.”
Elle parle plusieurs langues et rêve de devenir architecte. “Même lorsque vous venez d’une bonne famille et que vous sortez d’une bonne école, votre candidature est rejetée au profit des fils ou des neveux issus des élites. Alors, à quoi bon ?”
Beaucoup de jeunes femmes de son âge, poursuit-elle, attendent que leur amoureux parti en Europe revienne avec suffisamment d’argent pour leurs noces, comme promis, puis elles apprennent qu’il s’est marié à l’étranger pour régulariser sa situation.
Un pays riche, une population pauvre
L’Algérie est une république présidentielle, mais sous la férule de l’armée et du parti au pouvoir. L’ONG américaine Freedom House l’a classée parmi les pays “non libres”. Les sondages politiques réalisés en Algérie même ne sont pas fiables mais selon le Baromètre arabe, un réseau de chercheurs indépendants, 95 % des Algériens pensent que le système politique a besoin d’être réformé.
La corruption est le problème le plus urgent à leurs yeux, suivie par le déclin de l’économie.
Bien que l’Algérie soit le plus grand pays d’Afrique et le neuvième exportateur mondial de gaz naturel liquéfié, elle n’a pas réussi à diversifier son économie : le pétrole et le gaz représentent 93 % de ses exportations.
Le salaire moyen est d’environ 230 livres sterling par mois. Les Algériens les mieux payés, avec 620 livres sterling par mois en moyenne, sont ceux qui travaillent dans l’extraction du pétrole et du gaz. Seules 16 % des femmes ont un emploi bien que 67 % d’entre elles suivent des études supérieures, contre seulement 41 % des hommes.
L’approvisionnement alimentaire dépend en partie des importations, notamment le blé, le sucre et l’huile de tournesol. Le principal pays fournisseur étant l’Ukraine, les consommateurs ont vu les prix augmenter jusqu’à 17 % à la suite de l’invasion russe. L’Algérie s’est pourtant abstenue de voter la résolution de l’ONU condamnant la guerre.
Les autorités du pays coopèrent rarement avec les gouvernements européens qui cherchent à expulser les Algériens en situation irrégulière, ce qui a poussé le président français Emmanuel Macron à réduire [en septembre 2021] le quota de visas accordés aux ressortissants de l’Algérie.
Depuis 2009, il est illégal de quitter le pays sans visa, mais l’argent envoyé par les migrants à leur famille est bien accueilli par un État qui peine à offrir des opportunités économiques à ses citoyens.
Le nombre de traversées illégales recensées a triplé depuis 2019, dépassant les 13 000 en 2021. Selon l’agence européenne de protection des frontières (Frontex), deux tiers des migrants détectés sur les côtes espagnoles sont algériens. Le chiffre réel, en incluant les entrées non détectées, est probablement beaucoup plus élevé.
Les Algériens ont présenté l’année dernière trois fois plus de demandes de visa Schengen que les années précédentes, avec presque 400 000 dossiers déposés, et déboursé pour cela 31 millions d’euros en frais. L’Algérie est le cinquième plus gros demandeur de visas pour l’Europe, derrière la Russie, la Turquie, l’Inde et le Maroc. Elle a aussi le taux de refus le plus élevé parmi ces pays, avec 80 %. L’année dernière, la France a accordé 111 000 visas à des ressortissants algériens.
Le commerce lucratif des passeurs
La détermination des jeunes Algériens à partir travailler à l’étranger et la faible chance d’y parvenir par la voie légale ont fait prospérer le trafic d’êtres humains.
Said Bahari, un jeune homme de 20 ans au visage poupin qui se fait appeler “Monsieur Sea” [Monsieur Mer], n’est qu’un petit poisson dans ce domaine. Il a commencé à l’âge de 15 ans, lorsqu’il a été payé 500 livres sterling pour garder un bateau en attendant que les passeurs trouvent le bon moment pour partir. Il voulait gagner de l’argent pour faire lui-même la traversée un jour et rejoindre la France, où il a des cousins.
Mais il a vite compris que conduire des bateaux chargés de migrants lui rapporterait bien plus que de travailler dans la cuisine d’un restaurant français pour moins que le salaire minimum.
La première fois, il a amené dix personnes en Espagne depuis Oran et gagné 6 000 livres sterling, soit l’équivalent de plus de deux années de travail pour un Algérien moyen.
Après quelques traversées à peine, il avait de quoi construire une maison de quatre étages pour sa famille. Les passeurs comme lui peuvent gagner de l’argent aussi bien à l’aller en transportant des migrants vers l’Espagne, qu’au retour en ramenant en Algérie des produits illicites comme le cannabis.
Passeur cherche clients sur TikTok
Après avoir déposé un baiser sur le front de sa mère rayonnante de fierté, le jeune homme montre sa nouvelle terrasse avec vue sur Oran. Il n’a pas grand-chose à faire pour trouver des clients et dort jusqu’au milieu de l’après-midi, lorsque la chaleur commence à décliner.
Sa clientèle a bondi depuis qu’il propose ses services sur TikTok. “C’est beaucoup plus facile à organiser maintenant, explique-t-il. Et on peut toucher tout le pays. Nos clients sont majoritairement des Algériens, mais beaucoup de Marocains prennent d’abord un billet d’avion pour venir ici parce que les traversées sont beaucoup plus surveillées chez eux. Il y a aussi beaucoup de Syriens.”
Les prix sont les mêmes pour les Algériens comme pour les étrangers et vont de 2 000 à 5 000 livres sterling pour un “service rapide” sur un bateau avec un meilleur moteur. Les clients corpulents et lourds sont facturés plus cher que les légers :
“Si on veut un billet bon marché, il faut se mettre au régime.”
“Monsieur Sea” veut casser l’image du passeur de clandestins qui recherche uniquement le profit et ne se soucie pas de la sécurité de ses clients : “Lorsque vous êtes vous-même un passager, vous faites attention à la sécurité”.
Il a récemment fait demi-tour peu de temps après avoir pris la mer parce que le bateau a commencé à se remplir d’eau, une décision qui lui a coûté plusieurs milliers d’euros.
“Cette blessure qui ne guérira jamais”
L’année dernière, le jour de Noël, Mohammed Hawari, 41 ans, a quitté le port de Mostaganem [dans le nord-ouest de l’Algérie] pour l’Espagne. Il voulait rejoindre ses frères en France. Rester chez lui et ne pas pouvoir subvenir aux besoins de sa femme et de ses enfants était pire que tout ce qui l’attendait peut-être en France.
Il a cessé de donner des nouvelles au bout de vingt-quatre heures. Le bateau sur lequel il avait pris place avait disparu. Sa femme a donné naissance à leur quatrième enfant peu de temps après, un garçon qui ne connaîtra peut-être jamais son père. “S’il vous plaît, parlez de lui au présent, demande sa mère. Il est drôle. Il est gentil. C’est mon fils.”
Dans la maison où il vivait, une bâtisse délabrée sans chauffage ni eau courante, on voit encore les dessins de ses enfants griffonnés sur les murs et leurs sandales Hello Kitty oubliées sur le sol. “Chaque jour, je suis assaillie de nouvelles pensées qui ne me lâchent plus”, confie-t-elle.
“Parfois je me dis qu’il a été capturé par la police, puis je me demande pourquoi il n’a pas appelé. Et parfois, je le vois au fond de la mer”.
“Aucune sanction contre les passeurs ou les assassins prise par la France n’empêchera les gens de partir, poursuit la mère de Mohammed. Nous avons besoin d’opportunités et de liberté en Algérie, c’est le seul moyen d’empêcher que d’autres familles connaissent elles aussi cette souffrance, cette blessure qui ne guérira jamais.”
https://www.courrierinternational.com/article/vie-d-exil-en-depit-de-tout-les-jeunes-algeriens-revent-toujours-de-la-france
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