De Gaulle traversant le village d'Isles-sur-Suippe (Marne), en 1963. © © GNOTYPE/WIKIMEDIA COMMON
Pour les militants de l’Algérie française, Charles de Gaulle est un traître. Ils ne lui pardonnent pas les accords d’Evian de mars 1962. En France, des activistes s’organisent : le 22 août, ils abattront le Général.
Mai 1958. Face au désengagement de plus en plus évident du gouvernement français, les partisans de l’Algérie française en appellent à l’insurrection. Dans un discours prononcé à Alger le 4 juin 1958, Charles de Gaulle – promu président du Conseil des ministres quelques jours plus tôt – tonne son célèbre "Je vous ai compris" et apaise pour un temps la colère. Mais en septembre 1959, dans une allocution télévisée, il se prononce en faveur de l’autodétermination. Les Français d’Algérie se sentent trahis. Les insurrections de la "semaine des barricades", fin janvier 1960, et la tentative de putsch fomentée en avril 1961 par le "quarteron" de généraux Salan, Jouhaud, Zeller et Challe n’y changeront rien, ils ont perdu la bataille : le 18 mars 1962, à la suite des accords d’Evian, l’Algérie obtient son indépendance. Dans les semaines qui suivent, les supplétifs musulmans de l’armée française, les harkis, sont massacrés par le FLN et la population.
Pour l’ingénieur de l’armement Jean Bastien-Thiry, ces tueries ont un seul responsable, Charles de Gaulle. Il en est convaincu : l’éliminer est le seul moyen de les venger. "Mon père n’a jamais fait partie de l’OAS ni fait de politique, plaide sa fille ainée Hélène Bastien-Thiry. Il était révolté face à ce qu’il considérait comme un abandon envers ceux qui nous avaient fait confiance, c’était une question d’honneur pour lui". L’attentat du Petit-Clamart, que son chef a baptisé "opération Charlotte Corday", constitue la 17e tentative pour tuer le chef de l’Etat.
Mars 1962 : un plan sans accroc
Surtout ne pas reproduire les erreurs de l’attentat de Pont-sur-Seine dans l’Aube. Dans son bureau du ministère de l’Air à Paris, l’ingénieur en chef de deuxième classe (équivalent au grade de lieutenant-colonel) Jean Bastien-Thiry échafaude un nouveau plan d’assassinat du chef de l’Etat. La dernière fois, le 8 septembre 1961, la DS Citroën présidentielle qui, depuis l’Élysée, rejoignait la résidence secondaire du général de Gaulle à Colombey-les-Deux-Eglises en Haute Marne, était passée au travers de l’explosion. A peine déportée de l’autre côté de la chaussée par la déflagration, elle avait réussi à poursuivre son chemin. La charge de 40 kilos de plastic, dissimulée sous un tas de sable par l’équipe de Germain, le pseudonyme de Bastien-Thiry, avait été en partie neutralisée par l’humidité du sol. L’organisation du prochain attentat devra être millimétrée. Il lui faut une nouvelle équipe, plus nombreuse, compétente et bien armée. Le mode opératoire va changer lui aussi, décide le polytechnicien. Plus question de bombe cette fois-ci, il s’agira d’arrêter la voiture du général et de le descendre. Propre et sans bavures.
Juillet 1962 : une équipe de pros, des moyens limités
La seule donnée tangible entre les mains des complotistes est l'invariable départ de De Gaulle en week-end à Colombey-les-Deux-Eglises. Depuis l’Elysée, le convoi présidentiel, composé de deux DS noires encadrées par deux motards, emprunte alternativement deux itinéraires. Pour rejoindre l’aéroport de Villacoublay d’où le général s’envole vers Saint-Dizier, le premier passe par le pont de Sèvres, Meudon et la RN 18. Le second trajet part de la porte de Châtillon et rejoint Clamart par la RN 306. Pour le reste, c’est aléatoire. Il faudra se débrouiller avec des guetteurs et les communications téléphoniques incertaines depuis des cabines et des cafés.
Des cinq membres de l’équipe de Pont-sur-Seine, le seul assez habile pour rejoindre le nouveau commando est Armand Belvisi. Depuis ce ratage, il a eu le temps de participer à deux autres "tentatives d’approches" du général, en avril puis en mai 1962. Des échecs à chaque fois. Mais le garagiste pied-noir, qui dans un premier temps avait réussi à échapper à la police, a finalement été arrêté dans sa planque de la rue de Sontay à Paris le 30 mai. Jean Bastien-Thiry réussit malgré tout à constituer un commando expérimenté, et plus nombreux que la fois précédente, seize membres au total. Il recrute comme adjoint un membre de l’OAS, Alain Bougrenet de la Tocnaye, lieutenant d’artillerie en Algérie. Il s’entoure également de proches de Belvisi : l’ingénieur Georges Watin, l’ex-sous-officier Serge Bernier, le sous-lieutenant de réserve Louis de Condé, ainsi que de trois Hongrois, le pilote Lajos Marton, Lazlo Varga et le légionnaire Gyula Sari. En revanche, le commando pèche côté matériel. Mis à part deux pistolets mitrailleurs modernes volés dans un dépôt de l’armée française, le reste de l’armement date de la Deuxième Guerre mondiale. Pas de véhicules rapides non plus. Ils se contenteront d’une Citroën DS 19, d’une Peugeot 403 et d’une fourgonnette Renault.
22 aout 1962 : opération Charlotte Corday
Il est 19h45 quand, depuis un café proche de l’Elysée, un guetteur prévient Bastien-Thiry. Le général vient de quitter le palais. Il empruntera le deuxième parcours, assure la sentinelle. Le chef du commando alerte aussitôt l’équipe logée à Meudon dans l’appartement de Monique Bertin, la sœur de l’un des factieux. L’ "opération Charlotte Corday" démarre. Le groupe se scinde en trois et fonce en direction du rond-point du Petit-Clamart, à environ 5 kilomètres de là : le convoi n’a que quelques minutes pour se mettre en position. "L’ambiance était guerrière et électrique dans l’estafette, chacun à sa place, armes prêtes à faire feu, se souvient Lajos Marton, un des derniers survivants du commando avec Louis de Condé. Nous sentions que l’attente de six mois touchait à sa fin". Sur la RN 306 où sont postées les voitures, les minutes s’égrènent et le jour commence à tomber. A 20h10, pensant que le convoi ne viendra plus, Lazlo Varga, le chauffeur de la camionnette, sort uriner… lorsqu’il aperçoit DS et motos arriver à vive allure. Le Hongrois hurle "Itt vannak, Itt vannak" (Ils sont là). Bastien-Thiry, posté sur le trottoir à l’avant du dispositif, fait le signal convenu, il lève son journal, mais dans la pénombre son geste est perçu trop tard. Le convoi déboule si vite que le tireur Jacques Bertin est pris de court dans la première voiture, la 403. A bord de l’estafette, qui n’a pas eu le temps de bloquer le convoi comme prévu, le PM Thompson de Marton s’enraye. A ses côtés, Varga réussit à vider le chargeur de son pistolet PPK, mais sans atteindre ses cibles. Les tirs de Jacques Prevost et de Georges Watin depuis le dernier véhicule, la DS 19, manquent aussi leur but. L’attentat du Petit-Clamart a duré moins d’une minute. Sur les 187 balles tirées par le commando, seuls quatorze impacts seront retrouvés sur les voitures présidentielles. Le général est sain et sauf et les poulets en gelée de chez Fauchon, qui se trouvaient dans le coffre, n’ont pas été touchés non plus à la grande satisfaction d’Yvonne de Gaulle.
7 mois plus tard : Bastien-Thiry, le dernier fusillé
Quand Bastien-Thiry revient d’un salon aéronautique en Angleterre, en septembre, l’un des complotistes, Pierre Magade, arrêté lors d’un contrôle routier dans l’Isère, est passé aux aveux. "Ma grand-mère Geneviève a eu juste le temps de faire disparaître des documents dans les toilettes avant que les gendarmes ne viennent arrêter mon grand-père à son domicile de Bourg-la-Reine, explique Benoit Gauthier, le petit-fils de Bastien-Thiry. Il n’a opposé aucune résistance comme s’il avait à cœur d’expliquer son geste devant un tribunal aux yeux de la France entière". Tous les membres du commando sont condamnés mais seul Bastien-Thiry est exécuté. Le 11 mars 1963, il est fusillé au fort d’Ivry. Il fut le dernier mort de l’Algérie française.
Qui sont ces criminels ?
Jean Bastien-Thiry : le cerveau (1927-1963)
Brillant ingénieur de l’armement, ce catholique pratiquant est issu d’une longue lignée de militaires lorrains. Lors de son procès en février 1963, pour justifier son acte, Bastien-Thiry a comparé cet attentat à celui mené contre Adolph Hitler le 20 juillet 1944 par les conjurés de l’opération Walkyrie. Il est exécuté le 11 mars 1963.
Alain Bougrenet de la Tocnaye : le chef opérationnel (1926-2009)
Lieutenant d’artillerie en Algérie, il s’oppose à la politique d’auto-détermination souhaitée par le général de Gaulle. Maurassien et membre de l’OAS, pour lui, le chef de l’état est un crypto-communiste ! Adjoint de Bastien-Thiry dans l’attentat, La Tocnaye sera comme lui condamné à mort, avant de voir sa peine commuée en détention à perpétuité et d’être libéré en 1968.
Georges Watin : la boiteuse (1923-1994)
L’ingénieur agricole de la plaine de la Mitidja, en Algérie, qui doit son surnom à sa claudication, est un militant de la première heure. Également condamné à mort par coutumace pour sa participation à l’attentat, il s’enfuit en Suisse puis au Paraguay où il terminera sa vie.
Lajos Marton : le tireur (1931- )
Officier de l’armée de l’air, ce Hongrois participe à l’insurrection du printemps de Prague en 1956 contre les chars soviétiques venus rétablir l’ordre communiste. Lajos Marton, aujourd’hui âgé de 91 ans et vivant en région parisienne, était le tireur de l’estafette Renault qui devait barrer la route au convoi présidentiel. Condamné à 20 ans d’emprisonnement, il sera lui aussi libéré en 1968.
Reconnaissance posthume pour les Harkis
Il faudra attendre septembre 2020 pour qu’un président de la République, en l’occurrence Emmanuel Macron, demande pardon aux Harkis au nom de la France pour son attitude à leur égard il y a 60 ans. Après l’indépendance de l’Algérie en juin 1962, environ 60 000 supplétifs musulmans furent assassinés par les vainqueurs. Les officiers français encore sur place avaient reçu l’ordre de ne pas intervenir, attentisme que plusieurs d’entre eux refusèrent de respecter.
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