5 septembre 2023 à 16h37
Deux juges d’instruction estiment qu’il existe suffisamment de charges contre l’ancien patron des services du renseignement intérieur sous la présidence Sarkozy. Il lui est notamment reproché d’avoir utilisé les moyens de l’État au profit d’intérêts privés, comme ceux de la multinationale LVMH.
Le 28 juin 2021, avant de quitter le cabinet d’instruction où il a été interrogé pendant dix heures par les juges Aude Buresi et Virginie Tilmont, l’ancien homme fort des services secrets intérieurs français, Bernard Squarcini, esquisse un regret, presque un remords : « J’ai pu apparaître désinvolte, mais j’ai exercé ce métier pendant 35 ans. Je vis dans le renseignement depuis toute cette période et dans une espèce de routine. On m’appelle souvent, je dis que je suis informé, même si je ne le suis pas. Il y a des fois où on en rajoute un peu. En tout cas, si j’ai pu enfreindre certains textes, je n’y ai pas vu l’infraction mais une certaine continuité avec mes activités au service de la République. »
Deux ans plus tard, les deux mêmes juges ont finalement décidé, ce 1er septembre, de renvoyer l’ex-maître-espion de Nicolas Sarkozy devant le tribunal correctionnel afin d’y être jugé – à une date encore inconnue – pour onze délits différents, selon des informations de Mediapart, confirmant celles de l’AFP.
L’affaire, tentaculaire, porte sur la manière dont Bernard Squarcini a, quand il était en fonctions entre 2007 et 2012, utilisé les moyens des services secrets qu’il dirigeait au profit du milliardaire Bernard Arnault ou fait espionner illégalement l’un de ses propres agents ; puis, à partir de 2012, une fois reconverti dans le privé, la manière dont il a continué d’utiliser ses réseaux au sein de l’État, essentiellement au bénéfice de la multinationale LVMH, jusqu’à faire surveiller le futur député François Ruffin (La France insoumise), la bête noire de Bernard Arnault.
Au terme de leurs investigations, les juges estiment avoir réuni suffisamment de charges à l’encontre de l’ex-chef de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI, aujourd’hui DGSI) : « atteinte au secret des correspondances », « abus de confiance », « faux en écriture publique », « complicité de violation du secret profession » et « recel », « compromission du secret défense », « recel de collecte frauduleuse de données personnelles », « trafic d’influence passif », « détournement de fonds publics », « complicité de l’exercice illégal de la profession d’agent de recherches privées ».
« Cette décision est malheureusement sans surprise, mais surtout sans considération aucune des nombreux moyens soulevés et des plus élémentaires explications données par M. Squarcini durant ces douze années d'instruction », a réagi auprès de Mediapart Mes Marie-Alix Canu-Bernard et Patrick Maisonneuve, les avocats de celui qui fut surnommé « Le Squale » du temps de sa splendeur. Bernard Squarcini, qui est présumé innocent, a par ailleurs profité d’un non-lieu concernant cinq autres délits pour lesquels il avait été mis en examen.
À ses côtés, dix autres personnes sont renvoyées devant le tribunal correctionnel, selon l’ordonnance de 237 pages signée par les juges. Un drôle d’aréopage, où l’on retrouve des anciens policiers, un préfet, un ancien agent des Renseignements généraux et deux autres de la DCRI, un ex-magistrat ou des barbouzes privées.
« Il s’agit d’un dossier emblématique de la privatisation des renseignements, notamment par celui qui devait être garant du respect de la mission de service public dont il était chargé », commentent les avocats Mes William Bourdon et Vincent Brengarth, qui défendent l’une des parties civiles dans le dossier. Il s’agit en l’occurrence d’un ancien agent de la DCRI, Frank A., par lequel toute l’affaire Squarcini a débuté judiciairement.
Au service secret de Bernard Arnault
Franck A. avait en effet été mobilisé avec d’autres collègues de la DCRI fin 2008 pour une étrange mission, à Paris et à Aix-en-Provence : identifier un homme qui tentait de faire chanter, sur fond de questions purement privées, le milliardaire Bernard Arnault, patron de LVMH, leader mondial du luxe. C’est Bernard Squarcini, alors chef de la DCRI, qui a demandé cette mission après un simple coup de fil du numéro 2 de LVMH de l’époque, Pierre Godé (aujourd’hui décédé). Problème : l’opération n’a rien à voir avec la préservation de la sécurité nationale ou la défense du patrimoine économique – deux prérogatives de la DCRI –, selon l’enquête.
Les services secrets seront pourtant bien mobilisés en dehors de tout cadre judiciaire et administratif afin d’identifier (avec succès) le maître chanteur, d’où l’incrimination de « détournement de fonds publics » aujourd’hui reprochée au Squale.opération n’a étrangement laissé aucune trace écrite. Pas de comptes-rendus ou de rapports, ni même de remboursements de notes de frais… Devant les juges, Bernard Squarcini a expliqué que cela s’expliquait par l’« extrême confidentialité » qui avait été réclamée par l’état-major de LVMH sur le dossier. Un peu comme si le patron de la DCRI était devenu une sorte de détective privé doté des moyens de l’État mis à la disposition d’un milliardaire.
L’enquête judiciaire a depuis permis d’établir que l’agent de la DCRI, qui s’était plaint en interne de la mission au profit de LVMH, avait été placé sur écoute dans la foulée de ses récriminations, entre le 19 décembre 2008 et le 23 février 2009. « Une simple concomitance » de dates, selon Bernard Squarcini. Ce dernier avait justifié cette surveillance par la supposée trop grande proximité de l’agent en question avec des puissances étrangères, Israël et l’Algérie.
Des motifs de placement sur écoute désormais jugés par l’enquête judiciaire comme totalement fallacieux, les « doutes » de compromission de l’agent avec l’étranger ayant été « entièrement écartés », selon l’enquête.
Squarcini façon Trump
Des perquisitions menées en 2016 au domicile et dans les bureaux privés de Bernard Sqsuarcini ont par ailleurs permis de découvrir que l’ancien maître espion avait, façon Donald Trump aux États-Unis, conservé pas moins de 393 documents classifiés « confidentiel défense » ou « secret défense » qu’il a pris avec lui en quittant son bureau de directeur des services secrets intérieurs, en 2012.
Ces documents, qui émanent de plusieurs administrations (ministères de l’intérieur, de la défense, de l’économie, mais aussi de l’Élysée et de Matignon), ont été retrouvés dispersés dans une malle au domicile de Squarcini, dans un coffre de banque à son nom à la BNP ou dans ses bureaux de LVMH, qui l’a recruté après son départ de la DCRI.
De tels documents n’ont théoriquement rien à faire dans de tels endroits et leur potentielle révélation à des tiers non habilités au secret défense explique le délit présumé de « compromission du secret de la défense nationale » qui est aujourd’hui reproché à Bernard Squarcini.
Devant les juges Buresi et Tilmont, l’ancien maître espion de Sarkozy avait eu bien du mal à s’expliquer la raison de cette conservation de documents classifiés, d’autant que si certains concernaient la mouvance islamiste en France, d’autres avaient trait à des personnages au centre d’affaires financières et politiques explosives, comme Karachi ou Clearstream, les intermédiaires Ziad Takieddine et Alexandre Djouhri, l’informaticien et lanceur d’alerte de HSBC Hervé Falciani ou encore l’affairiste Thierry Gaubert…
Bernard Squarcini a assuré qu’après un départ précipité et brutal des services secrets à cause de l’alternance politique, il n’avait pas eu le temps de les remettre à qui de droit au sein de l’État, que pris par la suite par ses nouvelles missions dans le privé, il les avait oubliés, qu’en tout état de cause, il n’en avait fait aucun usage et que, de toutes les façons, il allait les détruire.
« J’ai repoussé à plus tard cet inventaire, je le regrette », a-t-il toutefois convenu lors de son interrogatoire. « Ces documents étaient voués pour la plupart à être détruits et broyés », a-t-il ajouté à l’attention des juges, qui lui ont rétorqué que ce n’était pas à lui d’en décider.
Les magistrates formulent une autre hypothèse : l’ancien maître espion a conservé à dessein ces documents afin de les valoriser dans le cadre de ses nouvelles activités de renseignement privé pour le compte de grands groupes industriels, comme LVMH. « Pas du tout, c’était périmé », a répondu le Squale, qui, sur ce point, est contredit par le service juridique du ministère de la défense, lequel a au contraire estimé que ces documents « conservent à ce jour une réelle sensibilité qui interdirait leur déclassification ».
François Ruffin sous surveillance
Après l’alternance politique en 2012, Bernard Squarcini a trouvé refuge chez LVMH, une maison passée maîtresse dans le pantouflage d’anciens magistrats, policiers ou membres de cabinets ministériels.
Une reconversion très rentable pour le Squale : sur la période visée par l’enquête judiciaire (2013-2016), sa société de renseignement privée, baptisée Kyrnos (qui signifie « la Corse » en grec ancien), a perçu 2,2 millions d’euros de LVMH.
Selon l’enquête de la justice, il apparaît que Bernard Squarcini a surtout vendu à LVMH des facilités à débloquer des situations dans la sphère publique et à obtenir des informations de nature confidentielle.
Deux épisodes illustrent particulièrement ce soupçon dans le dossier judiciaire. Le premier concerne la guerre économique que se sont livrée LVMH et son concurrent le groupe Hermès. LVMH avait été accusé un temps d’avoir mené sur les marchés financiers une tentative de rachat caché de Hermès via des paradis fiscaux, donnant lieu à l’ouverture d’une enquête judiciaire.
L’enquête montre aujourd’hui l’étendue du réseau de Bernard Squarcini au sein de l’État – un magistrat, un chef de la police ou un membre des services de renseignement – pour obtenir des informations couvertes par le secret sur les investigations en cours. En audition, le Squale avait expliqué avoir été passif face au flot d’informations reçues : « Oui. Je reçois un coup de fil, on me raconte des choses mais je n’en fais rien. »
Parmi les sources privilégiées de Squarcini, il y a l’ex-patron de la PJ parisienne, Christian Flaesch, dont le plaider-coupable a été refusé par un tribunal – il fera l’objet d’un procès annexe. Flaesch est soupçonné d’avoir informé illégalement Squarcini sur l’évolution du dossier Hermès.
Des écoutes téléphoniques, qui n’avaient pas été retranscrites par la police jusqu’à leur révélation par Mediapart, ont toutefois permis d’établir que Bernard Squarcini avait indiqué au numéro 2 de LVMH, Pierre Godé, souhaiter remercier « des gens qui [leur] ont rendu service » comme Christian Flaesch.
L’autre épisode qui illustre la méthode Squarcini au profit de LVMH porte sur la surveillance du futur député François Ruffin et de son journal Fakir au moment du tournage et de la sortie en salles du documentaire césarisé Merci Patron !, consacré à Bernard Arnault.
De la même manière, plusieurs services d’État ont été discrètement mis en branle par Bernard Squarcini pour obtenir des informations sur Ruffin et Fakir. L’affaire avait même mobilisé plusieurs membres d’une cellule de renseignement installée à l’Élysée, dont au moins un membre, réputé proche de cadres de LVMH, a reçu par la suite un lot de six bouteilles de Château d’Yquem, un grand cru propriété de la multinationale
Mais la surveillance des joyeux drilles de Fakir a aussi été opérée par l’entremise de sociétés privées de renseignement. Comme l’a déjà raconté Mediapart, un récent rapport de l’Office anticorruption (OCLCIFF) de la police judiciaire a d’ailleurs conclu que « la société LVMH […] a rémunéré une société privée afin d’obtenir des renseignements sur les activités associatives, politiques ou privées des membres de l’association Fakir et particulièrement de François Ruffin, ainsi que pour récupérer illégalement une copie du film Merci Patron ! ».
La société en question, qui avait réussi à infiltrer des sources au sein de Fakir, était dans les faits prestataire de celle de Squarcini, elle-même rémunérée par LVMH.
Devant les juges d’instruction, Bernard Squarcini a juré ne pas avoir été le donneur d’ordre de l’espionnage de Ruffin et de ses activités, mais avoir obtenu, une nouvelle fois de manière passive, des informations qui lui remontaient naturellement.
D’un commun accord, Bernard Squarcini et LVMH ont mis fin à leur collaboration à cause de l’affaire judiciaire qui entache leurs réputations respectives. Et LVMH a signé avec la justice un accord au terme duquel l’entreprise a reconnu les faits qui lui étaient reprochés (sur Hermès et Ruffin), évitant ainsi un procès contre le paiement d’une amende de 10 million d’euros.
Fabrice Arfi
5 septembre 2023 à 16h37
https://www.mediapart.fr/journ
al/france/050923/l-ex-chef-des-services-secrets-bernard-squarcini-est-renvoye-devant-le-tribunal-pour-onze-delits
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