Aflou, ... Juin. - Les phares des camions, qui se suivent de 100 mètres en 100 mètres, dessinent une ceinture lumineuse autour de la montagne. Il est 1 heure du matin ; nous roulons depuis trois heures (1).
J'étais à Djelfa, hier après-midi, lorsqu’y est parvenu l'ordre de faire mouvement vers Aflou. Le commandant André Devigny (2) avait immédiatement alerté l'escadron de gendarmerie mobile qui allait participer à l'opération puis, réunissant ses officiers, il leur avait transmis ses instructions : " C'est contre le bataillon Mourad qu'une fois de plus nous marchons. C'est une grosse opération avec la participation d'une division. Toutes les troupes du secteur ont été rameutées. " Et sur une carte le chef du sous-secteur opérationnel avait montré l'objectif, le djebel El-Gada, au sud d'Aflou, à 200 kilomètres de djebel Amour, à 200 kilomètres de Djelfa. À 20 heures le commandant Pouget était arrivé de Bordj-de-l'Agha, au sud de Bou-Saada, avec son bataillon, une unité de marche du train des équipages entièrement composée d'appelés.
Maintenant la voiture de tête s'arrête devant une chicane de barbelés, au pied d'un poste tenu par la légion, où nous ferons halte pendant deux heures.
Une sentinelle en képi kaki, le fusil à la bretelle, se détache sur les créneaux de la tour carrée du bordj. L'un après l'autre les véhicules franchissent le réseau et se rangent dans la cour du fortin. Les hommes s'installent aussitôt sous les voitures ou s'enroulent dans leur couverture pour dormir à la belle étoile.
À 3 heures le convoi reprend la piste. Les pluies des jours précédents ont transformé le chemin en un bourbier où peinent les " six-six " et les G.M.C. À 6 heures, guidés par un rappelé originaire de la région, nous constatons que nous nous sommes égarés. Il nous faudra une heure et l'aide d'un berger embarqué au passage pour retrouver la bonne piste. Engoncés dans leurs capotes, les hommes grommellent dans le froid de l'aube. Des tentes de nomades jalonnent la plaine. Nous avons quitté la montagne.
Aux approches d'Aflou une pluie fine se met à tomber et le bruit d'un hélicoptère réveille le commandant Devigny qui dormait dans sa jeep, le capuchon de sa " kachabia " rabattu sur les yeux. " Tiens, voilà Joseph. " C'est ainsi que ses officiers appellent familièrement entre eux le colonel Joseph Katz, commandant le territoire militaire de Gardhaïa qui borde le territoire d'Aflou à l'ouest et au sud. Le Bell se pose à côté de la piste. Un lieutenant en béret bleu, l'aide de camp du colonel, en sort, s'inquiète des raisons de notre retard et donne au commandant des précisions sur les unités arrivées dans la nuit à Aflou. " C'est la 4e D.I.M. (division d'infanterie motorisée) qui a fait mouvement de Tiaret. Le général d'Esneval commande l'opération. "
Mourad et ses hommes
Le Q.G. du général est installé à l'entrée d'Aflou. Des camions américains ont été transformés en postes de commandement. À la fois salle de travail et chambre à coucher pour les officiers, ils sont rangés en carré. De hautes antennes ploient sous le vent qui souffle en bourrasques. De l'autre côté de la piste, un terrain d'aviation où sont alignés une demi-douzaine de T6 a été aménagé. Deux bombardiers B26 de la base de la Senia tournent dans le ciel, survolant la montagne aux crêtes nues, à 10 kilomètres de la ville. Guidé par les motocyclistes de la " régulatrice routière " en casque blanc cerclé de vert, le convoi traverse Aflou sans s'arrêter et prend la direction du djebel. Au pied de la montagne le commandant Devigny établit son P.C. sous la protection des automitrailleuses de la gendarmerie mobile, tandis que le bataillon Pouget poursuit sa route jusqu'au premier col où les hommes mettront pied à terre. Ils ont pour mission de fouiller le versant sud du El-Gada en liaison avec d'autres unités au nord et à l'est. Il était prévu qu'un bataillon de parachutistes viendrait d'Alger appuyer les troupes en opérations, mais le ciel étant bouché, les appareils n'ont pu décoller. Les " paras " auraient d'ailleurs été inutiles. Ayant aperçu hier soir tourner au-dessus d'eux les premiers avions d'observation, les fellagas ont décroché pendant la nuit
À côté de son poste radio le commandant, déployant une carte sur le capot de la jeep, donne ses dernières instructions a ses officiers. L'objectif est bien le " bataillon " Mourad dont l'effectif est estimé à six cents hommes, équipés d'armes automatiques. Venue de la frontière marocaine, cette unité rebelle est la plus forte rencontrée depuis le début de la guerre d'Algérie. Elle comprend trois compagnies, un groupe de commandement et une section d'instruction à effectifs variables. C'est ici un des points d'arrivée des " compagnies " qui franchisent la frontière dans les montagnes du secteur d'Aïn-Sefra entre Figuig et Ich,
Toute la journée les " tringlots " du commandant Pouget fouilleront sans résultat les failles rocheuses du djebel. La tempête qui fait rage transperce les blousons ouatinés.
À midi le commandant Devigny décide d'avancer son P.C. et notre colonne s'insère dans un convoi d'artillerie qui monte vers un col où les 105 pointent leurs gueules luisantes entre les chênes verts et les térébinthes.
Les hommes déjeunent de conserves prélevées sur leurs rations de combat. La radio, qui grésille sans arrêt, renseigne sur la progression des unités qui avancent le long des parois déchirées et à pic du Lagada. Mais à part les traces de passages récents elles ne trouveront rien. Un piper tourne inlassablement au-dessus de la zone fouillée par nos troupes.
À 18 heures l'ordre de repli est donné, et les soldats fatigués par leur longue marche regagnent les véhicules. Le commandant Devigny décide de rentrer à Aflou pour la nuit. Des artilleurs maussades sous leurs casques d'acier gardent les cols que nous traversons pour redescendre vers la ville. Et, comme il est de tradition au soir d'une opération blanche, les commentaires vont leur train :
" Ce n'est pas étonnant que nous n'ayons rien trouvé avec ce déploiement de forces. Quand nous sommes venus fin février, en douce, sans reconnaissance aérienne préalable, nous les avons bien accrochés. "
Les combats contre ce même bataillon Mourad durèrent alors presque une semaine. Cent cinquante fellagas furent abattus, et les survivants durent se replier vers l'est. Aujourd'hui ils sont revenus, plus nombreux. Des engagements meurtriers de part et d'autre ont d'ailleurs eu lieu les jours précédents, et au nombre des rebelles identifiés figurait un Chaamba, originaire d'El-Goléa.
La rébellion à Aflou
Aflou, quand nous y sommes de retour, est noyé sous des trombes d'eau. L'administrateur, M. Maraudon, m'offre l'hospitalité et me conte comment la rébellion s'est installée sur son territoire, aux confins des hauts plateaux du Sud oranais et de l'Atlas saharien.
C'est le 30 août 1956 que se produisirent les premières escarmouches et les premiers attentats : attaque d'une maison forestière dont le garde réussit à s'enfuir en passant par le toit, incendie de chantiers hydrauliques.
Un centre d'internement avait été installé dans la caserne des tirailleurs. Trois cent cinquante personnes y étaient détenues sous la garde d'un escadron de la gendarmerie mobile. Jusqu'en septembre la situation resta fluide. Des bandes M.N.A. venues de l'est sont signalées dans la région. Mais rien de grave ne se produit. Une opération montée fin septembre dans le sud de Géryville ne donne pas de résultat. Le 2 octobre les premières bandes F.L.N., arrivées de l'ouest, sont dans le djebel El-Gada. Un régiment d'infanterie motorisée venu de Géryville fouille la montagne toute la journée. En fin d'après-midi, alors que les soldats reprennent la route d'Aflou, la queue de la colonne est accrochée. Il y a douze tués et cinq disparus (deux auraient été abattus ; trois seraient détenus au Maroc).
Le colonel qui commande le régiment modifie alors son dispositif. Une compagnie est détachée à El-Richa, au sud d'Aflou. Elle quitte la ville tard dans la journée du lendemain, guidée par un " cavalier " de la commune mixte qui signale à son commandant que des feux s'éteignent à l'arrivée des soldats dans la montagne. La compagnie passe toutefois sans rien signaler. À son arrivée à El-Richa, le guide note un changement d'atmosphère et fait part de son inquiétude au capitaine. Les gens ne parlent pas. Les portes sont fermées. Le lendemain le reste du régiment quitte Aflou par le même chemin. Comme il arrive à l'endroit où le " cavalier " a signalé la veille que des feux s'éteignaient - un ravin bordé de bosquets de génévriers - un tir violent d'armes automatiques accueille les soldats, qui ont tout de suite vingt et un tués, dont trois officiers. Ils ont en face d'eux quatre cents fellagas bien armés. Le combat dure une partie de la journée.
Dans l'après-midi, trompée par les uniformes des rebelles, qui portent des chapeaux de brousse, la compagnie cantonnée à El-Richa en laisse échapper un groupe important. La journée se solde par trente et un soldats français tués et quarante blessés. Une cinquantaine de fellagas ont été abattus. Une opération sans résultat est aussitôt montée par la 4e D.I.M., qui vient d'arriver du Maroc, et à partir de ce moment la panique s'empare des populations.
Les bandes F.L.N., qui avaient poussé jusqu'au El-Gada, se replient vers l'ouest, laissant le champ libre aux M.N.A. venus de la chaine des Ouled-Naïl, à l'est, et qui s'installent dans le djebel Amour. Une cellule terroriste se constitue à Aflou et envoie des lettres de menaces. Le 27 novembre, sous la pression des maquis, tous les caïds démissionnent. C'est un commerçant kabyle arrivé à la fin de l'été qui anime la cellule politique. L'organisation est alors entièrement M.N.A. Mohammed Belounis, le " général " des maquis messalistes, reste deux mois dans la région, où, à la fin de l'année dernière, il avait réussi à unifier les bandes.
En février de cette année les F.L.N. réapparaissent, obéissant à Mourad, ancien hôtelier d'Oran devenu commissaire politique F.L.N.
Au fur et à mesure qu'il reçoit des renforts du Maroc Mourad étend son influence vers l'est, repoussant les messalistes, qu'il veut soit rallier, soit liquider en combat.
Une opération montée sur ces entrefaites par le colonel Katz permet de faire prisonnier un des chefs M.N.A. et oblige les F.L.N. à se replier une seconde fois vers l'ouest.
L'opération à laquelle j'ai assisté avait pour but de contrebattre pour la troisième fois en huit mois la poussée des F.L.N. vers l'est. Elle se solda par un échec. Mais depuis - le 17 mai - une nouvelle action montée dans le même secteur permettait d'accrocher le bataillon Mourad, qui a perdu quelque cent quarante hommes et a dû se replier une fois de plus vers l'ouest.
(À suivre.)
(1) Voir le Monde des 5, 6, 7, 8, 9-10 et 12 juin 1957.
(2) Faut-il rappeler que le commandant André Devigny est le héros du film de Robert Bresson, Un condamné à mort s'est évadé.
Par JEAN-FRANÇOIS CHAUVEL
Publié le 13 juin 1957 à 00h00, modifié le 13 juin 1957
https://www.lemonde.fr/archives/article/1957/06/13/vii-une-operation-dans-le-djebel-amour-contre-le-bataillon-mourad_2316358_1819218.html
.
Les commentaires récents