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Un peu plus d'un an après les femmes le 21 avril 1944, les militaires de carrière sont les derniers représentants français — à l'exception faite de plus d'un million femmes musulmanes en Algérie (1958) et des personnes sans domicile fixe (1998) — à obtenir le droit de vote.
L’ordonnance du 17 août 1945 dispose en effet : "Les militaires des trois armées (de terre, de mer, de l'air et de l'espace) sont électeurs dans les mêmes conditions que les autres citoyens", rompant avec une loi de 1872 les excluant du suffrage universel, héritée de l’époque où l'armée était regardée avec suspicion et tenue hors de la vie politique du pays. Explications.
Un droit de vote "en pointillé" pour les militaires
À la suite de la Révolution française de 1848, de l'abdication du roi Louis-Philippe et ainsi, de la chute de la monarchie de Juillet (1830-1848), la IIe République française est instituée cette même année.
Elle met fin au suffrage censitaire, où seuls les citoyens dont le total des impôts directs dépasse le seuil (le cens) peuvent voter. L'élection d'un président de la République se fait désormais au suffrage universel masculin, pour tous les hommes âgés d'au moins 21 ans jouissant de leurs droits civils et politiques (décret du 5 mars 1848). Le droit d’être élu est accordé aux plus de 25 ans. Le vote est secret. Femmes, membres du clergé, détenus et militaires de carrière en sont toutefois exclus.
Pour cause, dans cette période de vives tensions entre la France et la Confédération germanique, il paraît inconcevable que les troupes soient dispersées au moment des élections à travers le territoire national, dans chaque commune ou canton. Elles seront donc des abstentionnistes forcées du premier scrutin d'avril 1848, où le corps électoral — passé de 250 000 à 9 395 000 inscrits avec le nouveau mode de suffrage — est convoqué dans les bureaux pour élire 880 députés.
C'est finalement la loi du 15 mars 1849 qui, si elle réduit d'une part le corps électoral par de nouvelles conditions, accorde le droit de vote aux soldats : "Les militaires en activité de service et les hommes retenus pour le service des ports ou de la flotte, en vertu de leur immatriculation sur les rôles de l'inscription maritime, seront portés sur les listes des communes où ils étaient domiciliés avant leur départ". Les sections de vote sont alors organisées dans les établissements militaires.
Le 2 décembre 1851, le président Louis-Napoléon Bonaparte, premier chef d'État français élu au suffrage universel, renverse la République à travers un coup d'État, aidé par l’armée.
Il maintient le droit de vote des militaires pour les plébiscites (consultations populaires pour approuver ou refuser les grandes orientations, sortes de référendums) qui approuvent son accession au pouvoir entre décembre 1951 et novembre 1852 — ainsi que lors des élections (plus ou moins galvaudées) organisées sous le Second Empire, établi un an pile après le renversement du précédent régime.
Face à la méfiance des Républicains, "la Grande Muette"
Ce droit demeure ouvert aux soldats jusqu’à la défaite de Sedan le 2 septembre 1870, la chute de Napoléon III et l'instauration de la IIIe République. Le 27 juillet 1872, la loi Cissey instaure le service militaire obligatoire par tirage au sort… et prononce, à travers l'article 5, l’interdiction du vote pour les militaires de tous grades en activité : "Les hommes présents au corps ne prennent part à aucun vote".
À une période où la République est encore fragile, les partisans de celle-ci y voient là, entre autres arguments, une volonté de rompre avec un régime antérieur (auquel l'armée était impliquée) et une manière d'instaurer une neutralité et un loyalisme de l'institution envers la Nation.
Pour exemple, Léon Gambetta, alors l'une des personnalités politiques les plus importantes des premières années de la III République, préconisait ainsi cette suspension du droit de vote pour "empêcher, au foyer de la famille militaire, les dissentiments politiques" (discours du 4 juin 1874 - Dominique Colas, L'État de droit, Presses universitaires de France, 1987).
Les soldats se voient donc dotés de ce statut particulier et, privés de droits civiques, ne peuvent contester ; ils sont "muets". L'armée, à la fois grande et silencieuse dans les urnes, se voit attribuer le surnom de "Grande Muette". Il faut attendre la fin de la Seconde Guerre Mondiale, dans une considération des actes accomplis et un rétablissement égalitaire, que ce droit de vote est rétabli.
Le Code de la Défense, droits et libertés actuelles
Mais qu'en est-il aujourd'hui ? Si le statut général militaire est prévu en vertu de l’article 34 de la Constitution française, il est codifié au sein du Code de la Défense, regroupant l'ensemble des dispositifs législatifs et réglementaires relatifs à la défense française et à son exercice, adopté en 2004.
Son article L4121-1 réaffirme que "les militaires jouissent de tous les droits et libertés reconnus aux citoyens". Il précise aussi les droits accordés aux fonctionnaires civils et aux militaires dépendant du Ministère des Armées, avec la possibilité de restreindre l’exercice de certains d'entre eux.
Il leur est ainsi interdit d'adhérer à des groupements ou des associations à caractères politiques. La syndicalisation, par exemple, est à ce titre prohibée. En déniant ce droit, la juridiction du Conseil de l’Europe jugeait en 2014 que les autorités françaises violaient l’article 11 de la Convention européenne des droits de l’Homme, garantissant la liberté de réunion et d’association.
Si un membre des forces armées en exercice choisit de se porter candidat à une élection, l'interdiction précédemment évoquée est suspendue le temps de la campagne, et le temps du mandat en cas de victoire. Il est alors placé en position de détachement durant l'exercice. Il n'est pas rémunéré, mais continue de bénéficier des droits à l'avancement et à la pension de retraite.
Sur le fond (et si elles sont libres), "les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques [...] ne peuvent être exprimées qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire", rappelle également le texte. Ce dernier prévoit en outre que cet "état militaire" exige, entre autres, un esprit de "neutralité", de "loyalisme", de discipline".
Des législateurs ont toutefois favorisé l'expression des militaires en dehors du service, en facilitant à travers la réforme du nouveau statut général militaire de 2005, notamment, leur adhésion et à des groupements, qu'elle qu'en soit la forme — à l’exception de ceux à vocation professionnelle ou politique.
Un statut des militaires français voué à évoluer ?
Dans la forme, un soldat est également soumis, comme l'ensemble des fonctionnaires, au secret professionnel, à la discrétion, mais également à un devoir de réserve : pendant ou en dehors de son service, il est tenu de peser ses propos et de conserver une certaine mesure dans l'expression de ses opinions personnelles, pour ne pas laisser apparaître une irrévérence envers l’État.
Cette distinction est complexe. Elle se veut purement théorique, car en pratique, seuls les abus de droit sont (officiellement) susceptibles de faire l’objet de sanctions disciplinaires. Ce n'est pas pour autant, en revanche, que la "Grande Muette" a acquis le nouveau surnom de "Grande Pipelette". Si toutes formes de critiques ne sont pas proscrites, elles se sont avérées plutôt rares.
L'avènement d'une société où l'information circule librement et instantanément, ainsi que le recrutement d'une jeune génération de militaires, pourrait changer la donne. Certains apportent désormais leur avis sur des questions touchant à la Défense, à travers des livres, blogs ou leurs réseaux sociaux, outrepassant la nécessité de discrétion imposée par le Ministère et s'exposant ainsi à des sanctions.
Avec l'augmentation du budget alloué à la défense et la volonté de renforcer massivement les rangs de la réserve opérationnelle, et face à ces enjeux, le statut des militaires pourrait être voué à évoluer.
Publié le
https://www.geo.fr/histoire/pourquoi-larmee-francaise-est-elle-surnommee-la-grande-muette-216194
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