En 1901, des centaines de musulmans attaquent un village du nord de l’Algérie. L’insurrection, vite réprimée, est un signe annonciateur de la guerre d’indépendance, un demi-siècle plus tard. En partenariat avec RetroNews, le site de presse de la BNF.
Gravure sur la révolte de Margueritte publiée dans « le Petit Parisien », le 12 mai 1901. (LE PETIT PARISIEN / BNF-PARTENARIATS VIA AFP)
C’était un petit village « français », perché sur le massif du Dahra, à une centaine de kilomètres d’Alger. Avec sa mairie, son église, sa poste et ses vignes. Les habitants s’appelaient Bastien, Gauthier, Girardo, Motto, Ziegler… les noms aux consonances espagnoles, italiennes, alsaciennes, de tous ceux venus peupler l’Algérie conquise à partir de 1830. L’endroit, longtemps appelé « Aïn-Turki » (« la Fontaine des Turcs »), avait été rebaptisé « Margueritte » par l’administration française, en hommage au général de division Jean-Auguste Margueritte, qui avait commandé le 3e régiment de Chasseurs d’Afrique et était tombé en 1870 pendant la guerre contre la Prusse.
En cette année 1901, l’Algérie est « pacifiée », voulait-on croire. Les grandes insurrections des années 1871-1881 en Kabylie ont été écrasées par l’armée française. A Margueritte, on cultive tranquillement son vin, comme si c’était pour l’éternité. Une brève révolte va éclater dans cette région montagneuse du nord de l’Algérie et stupéfier la métropole.
Le 26 avril, le village est assailli par des paysans musulmans, emmenés par un marabout du nom de Yacoub. Les hommes du village sont faits prisonniers, certains forcés de se déshabiller, d’endosser le burnous et de prononcer la profession de foi musulmane (chahada). Cinq Européens sont tués, un garde forestier, une receveuse des postes… Plusieurs autres sont blessés. L’insurrection dure huit heures. Une compagnie de tirailleurs est aussitôt envoyée de Miliana, la ville voisine. Un demi-siècle avant que n’éclate la guerre d’indépendance, la répression va s’organiser, exemplaire. Arrestations, exécutions sommaires…
Le soulèvement fait dès le lendemain les gros titres de la presse française. « Grave révolte d’Arabes en Algérie », annonce à la une le quotidien « la France ». Dans les journaux métropolitains, on ne s’embarrasse guère de détails quand il s’agit de l’Algérie : l’insurrection est forcément « arabe », quand bien même la population du Dahra est en majorité berbère.
« Une révolte indigène a éclaté dans le douar d’Adelia, près de Miliana, peut-on lire dans “le Parisien” dès le 27 avril. Les révoltés appartiendraient à la tribu des Beni-Ben-Asser, voisine du village de Margueritte. L’administrateur adjoint et des cavaliers indigènes auraient été faits prisonniers, un Espagnol a été tué. Le village de Margueritte est saccagé […]. Toutes les autorités de Blida se sont rendues sur les lieux. Demain, à quatre heures, un escadron de chasseurs d’Afrique partira par un train spécial. Les hommes ont reçu des munitions de guerre. »
Dans la même édition, « le Parisien » précise que « l’administration a été prévenue à midi, par dépêche », que la tribu des Beni-Ben-Asser a « fait prisonnier l’administrateur adjoint indigène » et a désarmé « les gendarmes en leur prenant leurs chevaux », mais que « la bande des indigènes a été refoulée, dans la soirée, vers la montagne ».
Les détails sur les morts et les blessés sont assez variables. On parle d’abord d’une trentaine ou d’une cinquantaine de victimes parmi les Européens, puis de dix. « Un garde champêtre français, un tirailleur, deux colons, deux Espagnols et un Italien sont tués. Un capitaine de tirailleurs, un lieutenant de tirailleurs et des gendarmes sont légèrement blessés. Trois indigènes ont été tués par les troupes », annonce le 29 avril le journal « le XIXe Siècle », qui livre les premiers noms identifiés de victimes « Labersèdes, garde-champêtre à Margueritte ; Garriet, colon ; Gay, colon ; Etienne (présumé mort) ; un tirailleur ; Véco, Italien ; Vicente Joseph, Espagnol ; un Espagnol non identifié ».
Le journal publie également le premier récit d’un « témoin oculaire ». Ce « notable négociant d’Alger », qui « habite une grande ferme à Margueritte depuis 15 ans » et « s’est sauvé avec les siens », rapporte que « l’attaque commença à midi : une bande de 300 Arabes, armés de fusils, de matraques et de couteaux, assaillirent une ferme ». Selon lui, « il ne s’agit pas d’un soulèvement dû à des causes politiques mais d’un pillage ».
D’autres témoignages de « colons » sont publiés. « La Liberté » publie le 28 avril celui d’un certain Monsieur Ricome, « grand courtier en vins et propriétaire à Margueritte » :
« J’étais parti ce matin avec ma femme et mes deux enfants pour passer la journée à la ferme que nous possédons à Margueritte et m’occuper des travaux de saison, raconte-t-il au journal. Aucun fait anormal ne s’était produit pouvant nous faire pressentir le drame auquel nous allions assister. Nous nous mettions à table à midi lorsque mon gérant, que vous voyez là à mon côté - car il s’est sauvé avec nous - sortit pour donner quelques ordres aux travailleurs indigènes que nous occupons en ce moment. A peine était-il sorti d’un côté que ma femme entre par l’autre en coup de vent et s’écrie : “Genoudet est assassiné ! Les Arabes viennent de le tuer avec le boulanger du village !” »
« Ma femme parlait encore, lorsque nous entendons des cris de sauvages, poursuit Monsieur Ricome dans les colonnes de “la Liberté”. Je me mets à la fenêtre et vois deux cents à trois cents Arabes à quinze mètres de la maison, armés de fusils, de matraques et de coutelas énormes. Au même moment, des coups de feu retentissent. Je vois tomber un Européen, probablement un Espagnol. […] Les coups de fusil pleuvent dru contre les volets de notre ferme. Instinctivement, je pousse ma femme et mes deux enfants vers la fenêtre et nous sautons du premier étage sur le toit, d’une autre partie du bâtiment en retrait ; nous devons peut-être à cette circonstance particulière de construction notre salut. Nous courons à la gare d’Adelia, où nous arrivons les vêtements en lambeaux. Je préviens le chef de gare, qui télégraphie aussitôt à Affreville, et nous prenons le train pour Alger. Je ne sais pas autre chose ; je crois qu’à l’heure présente ma ferme est saccagée. »« La Liberté », 28 avril 1901
Même si l’ordre a vite été rétabli, la France est abasourdie. Elle décide de renforcer ses troupes militaires sur place. Un bataillon du 1er Zouave est envoyé d’Alger, un escadron de Chasseurs d’Afrique de Blida et deux compagnies de tirailleurs d’Orléansville dès le lendemain, comme l’indique « la Liberté ». Des ordres sont donnés pour armer tous les colons et les villages de la région. Les autorités françaises n’ont pas voulu voir les signes annonciateurs de l’insurrection. Une première explication est vite avancée par la presse métropolitaine : les mauvaises conditions subies par les « indigènes ». Mais la France préfère se raccrocher aux hypothèses – moins susceptibles de remettre en cause l’ordre colonial – d’actes de banditisme ou de fanatisme religieux.
« Au gouvernement général, peut-on lire dans différents journaux, on ne croit pas à un mouvement insurrectionnel, mais on ne pense pas cependant que l’attaque d’hier ait été spontanée. On avait déjà, au mois de décembre, découvert un commencement de complot chez les Beni-Men-Asser. Plusieurs arrestations avaient été opérées. Le but de ce complot était d’organiser une révolte pour protester contre l’accaparement des forêts, des charbons et des bois de chauffage par quelques industriels ; cet accaparement ayant privé les indigènes de la région de leur travail et les ayant réduits à une extrême misère. […] Le conseiller général de Margueritte, rapportait, il y a quelques jours, […] qu’il n’y avait plus de sécurité pour les colons, lesquels étaient journellement bafoués et injuriés. Une première révolte avait eu lieu hier contre le caïd de la tribu, qui, pour échapper à la mort, dut se laisser dépouiller de tout ce qu’il possédait en armes et en montures. A la tête des pillards se trouvait un marabout fort connu dans la région. […] Des mesures très énergiques ont été prises en vue d’empêcher le retour de ces événements et assurer une répression sévère. »
Dans « l’Aube d’une révolution » (Privat, 2012), consacré à « l’affaire de Margueritte », Christian Phéline, évoque une « brève éruption » qui illustre le « cheminement souterrain des forces de refus » face à l’ampleur des dépossessions foncières, ainsi que la sévérité du code forestier et du régime de l’indigénat.
Les commentaires récents