En ce temps-là, l'armée française sortait de plusieurs décennies de vaches maigres. La fin du service militaire (pardon, sa suspension) faisait des armées, depuis une bonne décennie, un corps professionnel, ce qui avait de bons côtés (fin des corvées de patates et de l'amateurisme) et d'autres moins bons (séparation de fait entre le peuple et ses soldats). En 2001, après une longue période de torpeur que ni les attentats de 1996 ni l'irruption d'un islam de plus en plus conquérant n'avaient réussi à secouer, la France s'était enfin résolue à considérer le terrorisme islamiste mondialisé comme son ennemi. Aux côtés des États-Unis (sous le faux nez de l'article 5 prévu par l'OTAN), un contingent français avait pour mission de sécuriser une petite portion du territoire afghan, considéré comme la base arrière d'Al-Qaida. En cet été 2008, c'était le prestigieux 8eme RPIMa qui était chargé de cette tâche de contre-insurrection, dont le maillage serré et le territoire accidenté rappelaient étrangement une autre guerre, celle d'Algérie.
Le 18 août 2008, une colonne de VAB de la section "Carmin 2", arrêtée dans un défilé étroit, envoya une reconnaissance à pied pour poursuivre sa progression. Ce fut le signal qu'attendaient 140 talibans du HIG (Hezb-e-islami Gulbuddin), un groupe terroriste afghan, pour déclencher une attaque parfaitement coordonnée. Le reste relève à la fois de l'absurde brouillard de la guerre (problèmes de coordination, forte imbrication entre Français et terroristes, fuite immédiate de l'armée régulière afghane) et de la chanson de geste (un duel de snipers, les paras se sacrifiant les uns pour les autres, le chef de section criant à la radio "c'est Bazeilles ici mon Capitaine !"). On ne peut qu'imaginer les comptes-rendus glaçants résonnant dans le Centre Opérations, à des kilomètres de là. Dix soldats français moururent sous les balles afghanes et, même si la France vengea ses morts, comme à chaque fois, en neutralisant, au fur et à mesure, les membres de ce commando, la fulgurance et l'ingéniosité de ce massacre traumatisèrent les armées. Un cap avait été franchi, et, du fait de la professionnalisation justement, il ouvrait sur deux directions radicalement opposées : les militaires se préparaient à réapprendre la contre-guérilla tandis que les familles des héros déposaient, pour certaines, des plaintes contre les chefs tactiques.
Quatre ans plus tard, la France quittait l'Afghanistan. Les Américains, eux, aveuglés par leur messianisme infantile, ne le feraient qu'en 2022, dans des conditions de débandade en tout point comparables au Vietnam. Que reste-t-il dans la mémoire commune des dix parachutistes héroïques qui offrirent leur vie, comme on le leur avait appris, après un combat acharné ? Pas grand-chose peut-être : peu importe aux héros d'être célébrés, se dira-t-on. Ça tombe bien : la toute dernière médaille française, créée sous François Hollande, est celle des "victimes du terrorisme". L'époque est ainsi : on pleure sur la passivité des victimes et on oublie l'agressivité des héros, gardiens de la cité.
Nicolas Sarkozy n'aimait pas l'armée : il avait fait son service en passant la cireuse dans les couloirs de Balard et préférait la police, plus en prise avec l'actualité, plus politique, moins "old régime" comme disent les Inconnus. François Hollande, en Mitterrand de grande surface, se vanta de son usage intensif du service action de la DGSE pour les éliminations ciblées (les célèbres "opérations Homo"). Emmanuel Macron n'aime son armée qu'en faire-valoir, décorative et soumise, comme une femme potiche au bras d'un riche goujat. Ne comptons pas sur les politiques pour rendre hommage aux héros d'Uzbin : tout ça leur passe bien au-dessus de la tête. Sébastien Lecornu lui-même, pourtant ministre des armées, a avancé, avec une remarquable inculture, il y a quelques jours sur Twitter, le chiffre stupide de 240.000 commandos d'Afrique lors du débarquement de Provence. Ça ne les intéresse pas.
Mais nous, amis lecteurs, ayons une pensée pour les morts de cette embuscade, aussi tragique que décisive, car elle devait signer le retour de la France dans le rang des nations militaires de tout premier ordre. Honneur à ceux d'Afghanistan.
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