La frontière tuniso-libyenne a emporté sa compagne, Matyla Dosso, et sa fille Marie, âgée de 6 ans. Aujourd’hui sain et sauf, Crépin Mbengue Nyimbilo, surnommé « Pato », raconte l’enfer vécu dans le désert, où des centaines de migrants subsahariens ont été abandonnés en juillet.
Nejma Brahim
1 août 2023 à 18h33
À Mediapart, il raconte comment le couple a décidé de rejoindre la Tunisie le 13 juillet, pour « garantir un avenir sûr » et une éducation « adéquate » à leur fille, après cinq tentatives ratées de la Méditerranée depuis la Libye. Ils nourrissaient l’espoir de s’y installer, venant renforcer les rangs de l’immigration africaine déjà présente dans le pays (lire notre entretien avec le chercheur Camille Cassarini).
Contraints de se séparer dans le désert
Mais sans le savoir, leur projet s’inscrit dans un contexte extrêmement répressif à l’endroit des Subsahariens, notamment ceux présents à Sfax, où des tensions ont éclaté début juillet, menant au décès d’un Tunisien et à une véritable « chasse aux Noirs ». ONG et chercheurs ont documenté une série de « déportations » organisées par les autorités tunisiennes, qui auraient concerné plus d’un millier de personnes à ce jour.
Après avoir été refoulée une première fois, la famille parvient à traverser la frontière tuniso-libyenne dans la nuit du vendredi 14 au samedi 15 juillet. « On a ensuite marché jusqu’à la ville de Ben Gardane [une ville côtière à l’est de la Tunisie – ndlr]. »
À leur arrivée près d’une mosquée, où ils croisent une habitante à qui ils demandent de l’aide, une patrouille de police déboule et leur ordonne de « monter » à bord du véhicule. Matyla, qui souffre de crampes menstruelles, demande à aller à l’hôpital. « Au lieu de ça, ils nous ont emmenés au poste de police près du désert. Ils ont frappé tous les hommes, pris mon téléphone et notre argent », relate Crépin.
Ils passent la nuit de samedi à dimanche dans la cour, couchés à même le sol sur le sable et entourés de chiens de garde. Dimanche matin, la famille voit un premier groupe d’exilés contraint de monter à bord d’un fourgon. « Notre tour est venu ensuite. C’est là qu’ils nous ont abandonnés dans le désert. »
La famille marche, encore et encore, submergée par la fatigue, la soif et l’excès de chaleur. Crépin s’écroule, trop affaibli pour continuer. « Matyla était si assoiffée qu’elle a demandé à la petite d’uriner dans sa bouche. Mais Marie n’a pas pu, car elle était complètement déshydratée. » Ils n’ont alors pas bu une goutte d’eau depuis 24 heures.
« Je ne pouvais plus avancer et je ne pouvais pas les forcer à rester avec moi. Je leur ai dit : “Si Dieu veut, on se retrouvera en Libye”. » Elles doivent rejoindre un groupe d’exilés, abandonnés eux aussi dans le désert et qu’elles aperçoivent au loin.
Matyla échange par téléphone, sur WhatsApp, avec un ancien voisin jusqu’à 5 h 50, lundi 17 juillet. Puis plus rien. La position dans laquelle elles ont été retrouvées laisse penser à Crépin qu’elles se sont endormies, et que Matyla s’est éteinte avant Marie.
Une image qui le « hantera » toute sa vie
« Elles devaient être épuisées et elles ont dû s’allonger sur le sable, confie-t-il. Marie a dû poser sa main sur sa mère en voyant qu’elle ne réagissait plus. » Tant de scénarios et de suppositions. Tant de questions restées en suspens. Où sont passés leurs corps ? Ont-elles été enterrées et dans quelles conditions ? Pourra-t-il un jour se recueillir sur leur tombe ?
Cette fameuse photo, d’abord publiée par une page Facebook d’actualités sur la Libye, traduit selon lui le désespoir. Elles n’ont finalement pas réussi à rattraper le groupe. Elles n’ont pas croisé la route des gardes-frontières. Elles n’ont pas trouvé d’eau.
« Quand je pense qu’une simple bouteille d’eau aurait pu les sauver… En voyant la photo, j’ai été obligé de reconnaître leur décès. Mais je n’arrive toujours pas à l’admettre. J’attends que Matyla m’appelle au téléphone, qu’elle vienne me retrouver. » Après avoir perdu connaissance dans le désert, Crépin dit s’être réveillé une fois la nuit tombée. Il aurait rêvé – ou halluciné ? – avoir trouvé cinq litres d’eau et les avoir bus d’une traite.
« Je ne sais pas pourquoi ni comment, mais ça m’a donné la force de me relever. » Le trentenaire aperçoit alors deux ombres, marchant elles aussi dans la pénombre. Deux Soudanais déportés également, qui lui offrent une bouteille d’eau. Ils finissent leur route ensemble jusqu’en Libye où ils pénètrent au petit matin, profitant de l’heure de la prière et d’un moment d’attention chez les gardes-frontières ; puis croisent un fermier qui accepte de les déposer à Zouara, où Crépin vivait avec Matyla et leur fille.
« Je suis allé chez nous, persuadé que je les trouverais là-bas. » Sans nouvelles de leur part, il pense d’abord qu’elles ont été arrêtées dans le désert et emprisonnées. Au bout de deux jours, un ami de la famille l’appelle et lui demande de venir en urgence.
« Il avait vu la photo et avait cru reconnaître Marie. Il m’a demandé de m’asseoir et d’être fort pour ce que j’allais voir. J’ai tout de suite reconnu la robe jaune de Matyla et ma petite Marie », s’effondre-t-il au téléphone. Cette image le « hantera » toute sa vie. L’homme avait des tonnes de photos d’elles, perdues lorsque son téléphone lui a été confisqué par les Tunisiens.
Mais en fouillant sur son compte Google, il retrouve une photo de sa femme vêtue de cette même robe jaune. C’est ce qui permet à l’ONG Refugees in Libya d’identifier formellement les deux victimes. Celle-ci lui a depuis trouvé un logement « plus sûr », quelque part en Libye : Crépin dit avoir été menacé par téléphone après avoir livré son récit à la presse une première fois (lire l’article d’AP News).
Des rêves brisés
Il rencontre Matyla pour la première fois à son arrivée en Libye, en 2016, alors que son parcours migratoire le mène jusque-là « un peu par hasard ». « J’ai quitté Buea au Cameroun quand la région était en proie aux sécessionnistes et qu’ils voulaient m’enrôler avec eux. Ils ont tué ma grande sœur parce que j’ai refusé. »
Crépin atterrit au « campo », près de Tripoli, un lieu où sont cachés les migrants dans l’attente de leur traversée de la Méditerranée. Au milieu d’une majorité d’anglophones, il repère Matyla, avec qui il noue des liens pour se serrer les coudes. Elle vient de Côte d’Ivoire, pays qu’elle a fui en même temps qu’une « vie compliquée ». « On y a passé quelques semaines et on y a conçu Marie. »
Après leur tentative ratée de traversée, ils sont tous deux emprisonnés, l’un à Beni Walid, l’autre à Sabratah. Crépin la retrouve via Facebook et découvre qu’elle est enceinte. Ils gardent le bébé, « heureux » de fonder une famille ; et Matyla accouche en mars 2017. Pour être mieux acceptée en Libye, elle emprunte un prénom à consonance arabe, « Fatima », ou « Fati ».
Elle rêve d’ouvrir un restaurant qu’elle nommerait L’Abidjanaise, mais gagne sa vie en attendant en faisant le ménage chez des Libyens. Crépin est peintre, quand l’occasion se présente, dans le BTP. Marie grandit sans pouvoir être scolarisée. « On n’a jamais réussi à traverser. On a choisi d’aller en Tunisie en pensant que ce serait mieux qu’ici. »
Mais, au Maghreb, résume-t-il, « la vie des Noirs ne compte pas ». Si seulement leur histoire pouvait « mettre en lumière cette réalité-là ». Matyla, 30 ans, et Marie, 6 ans, sont mortes « pour rien », estime-t-il. « Gratuitement. » Lui affirme être mort de l’intérieur : « Mon corps est là mais mon esprit s’est éteint. »
Avant-hier, une femme l’a appelé pour lui annoncer que Matyla et Marie auraient été enterrées par les forces de sécurité libyennes à Aljmail, en périphérie de Zouara. « Un commandant m’a recontacté ensuite pour me demander si je voulais leur rendre visite. Il devait me proposer une date mais je n’ai plus de nouvelles. » Il n’attend plus que ça, pour être sûr qu’elles reposent en paix « quelque part ».
Nejma Brahim
1 août 2023 à 18h33
https://www.mediapart.fr/journal/international/010823/entre-la-tunisie-et-la-libye-matyla-et-marie-sont-mortes-pour-rien
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