Première fille à aller à l’école dans sa famille en Algérie colonisée, première femme maghrébine à intégrer l’École normale supérieure puis l’Académie française, la romancière algérienne Assia Djebar (1936-2015) s’impose comme une figure majeure de la littérature française. Itinéraire en quatre volets d’une pionnière.
Le 3 mars 1999, Fatma Zohra Imalhayène soutient une thèse à l’université Paul-Valéry-Montpellier 3. Son titre est le suivant : Le roman maghrébin francophone entre les langues, entre les cultures : quarante ans d’un parcours : Assia Djebar 1957-1997.
L’intitulé n’a rien d’étonnant, ni même le thème. À cette époque, Assia Djebar est une autrice installée et une (la ?) figure majeure de la littérature contemporaine algérienne.
Le destin de l’écrivaine s’entrelace avec celui du pays. De la colonisation à la guerre d’indépendance, en passant par les années noires du terrorisme des années 1990, Assia Djebar a tout vécu, tout subi, tout raconté, tout sublimé et transcendé.
L’autrice a produit une œuvre foisonnante, complexe, avec plusieurs facettes à décomposer roman après roman. Quant à Fatma Zohra Imalhayène, elle est la personne la mieux placée pour réaliser cette exégèse puisqu’elle et Assia Djebar forment une seule et même personne.
Le dernier est le nom de plume de la première, emprunté pour ne pas embarrasser sa famille lorsque est paru, en 1957 aux éditions Julliard, son premier roman, La Soif. Mais nous y reviendrons. Assia signifie « consolation » et djebar, « intransigeance ».
En 1980, Assia Djebar a refusé d’assister à la soutenance de la thèse d’une étudiante consacrée à son œuvre pour ne pas assister, « vivante », à sa « propre autopsie ». Elle a préféré tenir le scalpel et explorer elle-même son chemin littéraire. Dans le compte-rendu de sa thèse, il est souligné que ce travail, « en sa démarche, n’obéit ni à une structure ni à un discours canoniques ».
Plus loin, il est présenté « comme visant à éclairer pas à pas l’aventure de l’écriture djébarienne à la lumière des expériences et des conflits idéologiques ou existentiels que la femme, la citoyenne, l’écrivaine a eu à résoudre au cours des quarante années de son parcours ».
Cette entreprise universitaire n’est pas mue par un ego hypertrophié de l’autrice. Loin de là. Tout part d’une nécessité administrative. Pour enseigner aux États-Unis, il était préférable pour Assia Djebar de posséder un doctorat. L’autrice saisit cette occasion pour raconter comment une petite fille, née indigène, selon la terminologie de l’époque en Algérie colonisée, a embrassé l’écriture et pourquoi.
Même si cette question confine parfois à l’interrogatoire de justice, regrette-t-elle dans Ces voix qui m’assiègent (Albin Michel, 1999), ouvrage réflexif nourri par ce travail universitaire introspectif.
« Le petit miracle »
Fatma Zohra Imalhayène, d’ascendance berbère, comme la sonorité de son nom le laisse deviner, est née à Mihoub, dans la wilaya de Médéa, le 30 juin 1936, selon l’année communément évoquée – à moins que ce ne soit un an plus tôt, comme l’indique son acte de naissance. Les ancêtres maternels, les Berkani, se sont rebellés contre l’armée française lors de la conquête de l’Algérie dans les années 1830.
En 1871, la résistance s’organise contre l’armée française coloniale sous la férule du caïd des Beni Menacer, qui meurt au combat. Assia Djebar rendra hommage à cette frange révoltée de sa famille dans un documentaire-fiction, La Nouba des femmes du mont Chenoua.
Son père, Tahar, instituteur à Mouzaïa, une petite ville de la Mitidja, jouera un rôle important dans la vie de sa fille. À tel point que la figure paternelle traversera l’œuvre djébarienne. En 1939, Assia intègre l’école élémentaire, où son père « audacieux » enseigne, noyée par la majorité de garçons arabes de la classe. L’incipit de son chef-d’œuvre, L’Amour, la fantasia, paru en 1985, démarre sur cet événement fondateur, acte transgressif dans l’Algérie coloniale, à la politique de scolarisation erratique. Le roman commence par une image. « Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d'automne, main dans la main du père. Celui-ci, un fez sur la tête, la silhouette haute et droite dans son costume européen, porte un cartable, il est instituteur à l'école française. »
Dans un discours prononcé à Francfort en 2000, Assia Djebar évoque, reconnaissante, l’attachement de son père à ce qu’elle poursuive des études. « Il est clair, en effet, que je n’aurais jamais été écrivain si, à 10 ou 11 ans, je n’avais pu continuer mes études secondaires ; or ce petit miracle fut rendu possible grâce à mon père, instituteur, homme de rupture et de modernité face au conformisme musulman qui, presque immanquablement, allait me destiner à l’enfermement des fillettes nubiles. »
Tahar Imalhayène, né en 1911, est « un enfant de montagnard » scolarisé sur le tard, retrace Sakina Imalhayène, la sœur d’Assia Djebar. Il a 9 ans lorsque l’instituteur de sa ville de Cherchell – jadis Césarée – convainc son père analphabète et pauvre de le laisser fréquenter l’école, quitte à l’aider à rattraper son retard. Ce qu’il fera si bien que Tahar intégrera l’école normale de la Bouzaréah, pépinière des instituteurs « indigènes », selon la terminologie en vigueur à l’époque.
Ces « hommes-frontières », comme le racontait l’anthropologue Fanny Colonna, seront condamnés leur vie durant à un entre-deux inconfortable, instruments d’une stratégie de scolarisation aux objectifs ambigus. Émanciper mais pas trop, pour éviter que les indigènes ne se retournent contre la mécanique coloniale discriminatoire.
Convaincu de l’apport de l’école, Tahar Imalahyène apprendra aussi à lire et à écrire le français, la langue parlée par la famille, à son épouse analphabète, « niveau certificat d’études ». « On a eu un père exceptionnel toutes les deux », juge encore Sakina Imalhayène. Une autre décision capitale prise par l’homme va infléchir la vie d’Assia Djebar, toujours Fatma Zohra Imalhayène.
La sœur cadette de l’autrice raconte à Mediapart la trajectoire de celle qu’elle appelle toujours Assia. Elle se souvient d’une lycéenne déjà studieuse, interne la semaine à Blida. « Le week-end, elle s’enfermait dans une chambre et elle ne faisait que lire et écouter de la musique. » Assia Djebar nourrissait alors une passion pour les auteurs russes. « Je ne sais pas pourquoi, peut-être que cette société pouvait rappeler la nôtre, tiraillée entre le traditionnel et la modernité. Ou alors c’est son côté un peu dramatique qui lui plaisait. » Elle nourrit aussi une grande admiration pour Colette.
Ses études au lycée se déroulent à merveille. « Elle était brillante, et quand elle a passé son bac, les enseignants ont dit qu’elle avait toutes les chances de réussir l’École normale supérieure. Nous sommes allés à Alger, j’étais en CM2, pour qu’elle intègre la prépa littéraire du lycée Bugeaud. En première année, le directeur convoque mon père pour lui dire qu’il n’a jamais eu de réussite à Normale sup à partir de la prépa d’Alger. Il a ajouté : “Si vous avez le courage de l’envoyer à Paris, au lycée Fénelon, son dossier sera accepté.” »
Tahar Imalhayène, « contre l’avis de la famille », envoie sa fille, seule, à Paris. Assia Djebar est admise du premier coup à l’École normale supérieure (ENS) de Sèvres, première femme maghrébine à intégrer le prestigieux établissement. Déjà pionnière. Plusieurs décennies plus tard, en 2005, elle ouvrira encore une voie en faisant son entrée à l’Académie française.
Dans une lettre datée de juin 1955, publiée par la spécialiste et amie de l’autrice Mireille Calle-Gruber dans Le Manuscrit inachevé (Presses Sorbonne Nouvelle, 2021), Assia Djebar s’ouvre à ses parents juste après ce succès scolaire.
Elle formule dans ce courrier une sorte de « serment de fidélité » aux siens, qu’elle remercie de l’avoir portée là. Être reçue à l’École normale supérieure à Paris l’a rendue « heureuse ». Mais elle ajoute : « Dans ma joie il n’y avait aucune satisfaction d’amour-propre ni d’orgueil. Non, je sentais que mon succès vous causerait de la joie ; je savais que mon succès était important, très important. Parce que je suis la première Arabe à entrer à l’ENS et que je représente, que je dois représenter notre peuple. »
Elle promet ensuite de se « perfectionner » et de se « surpasser », pour que les siens soient « fiers » d’elle, « et aussi parce que ce sera [s]a façon à [elle] de mieux être arabe, profondément arabe ».
La jeune étudiante est consciente, un an après le début de la guerre d’Algérie, qu’elle appartient à un « peuple qui souffre, qui crève de misère », et promet de servir son pays.
La lettre, d’une remarquable maturité, laisse entrevoir ce qui guidera Assia Djebar toute sa vie. Elle perçoit très vite les implications de cet événement personnel, la réussite à un concours sélectif, à une échelle plus large, qui la dépasse presque. Elle lie enfin sa vie, sa carrière à l’Algérie et à son histoire, imbriquées comme elles le seront toujours.
Les soubresauts de la guerre d’Algérie (1954-1962) percutent la vie de Fatma Zohra Imalhayène. L’Union générale des étudiants musulmans algériens (Ugema), liée au Front de libération nationale (FLN), appelle le 19 mai 1956 à la grève illimitée des cours et des examens en France. Elle invite les jeunes à rejoindre « le combat libérateur ».
Assia Djebar décide de répondre à l’appel, ne passe pas ses examens de licence. Elle est exclue de l’ENS. Avec son fiancé de l’époque, Ahmed Ould-Rouis, dit « Walid Garne », qu’elle épousera en 1958, « il y a une espèce de jeu », raconte Assia Djebar dans un entretien en 2008 à la BPI : on peut écrire un roman en un mois, « un roman superficiel ».
Ce qu’elle fait. Le roman s’appelle La Soif. Il raconte l’histoire de Nadia, une jeune étudiante de vingt ans, issue de la bourgeoisie algérienne, qui s’ennuie beaucoup un été. Elle a rompu ses fiançailles deux mois plus tôt, à la surprise générale. Un jeune homme, Hassein, est amoureux d’elle mais elle ne sait que faire de ses avances, les repousser ou non.
Françoise Sagan de l’Algérie musulmane
Au même moment, elle retrouve une amie du lycée, Jedla, perdue de vue et qui la fascine. Celle-ci est mariée avec Ali, un journaliste prometteur voulant fonder un journal bilingue à Alger. Déterminée à sortir de sa torpeur, Nadia entreprend de séduire Ali, avec le soutien inespéré de Jedla.
Le roman continue de mettre en scène les péripéties de ce carré amoureux. L’autrice manifeste une volonté patente de tisser une intrigue fine, et dénonce l’inanité de la bourgeoisie sclérosée contre laquelle l’héroïne s’élève. La Soif reste assez classique, comme l’est une œuvre de jeunesse écrite en quelques semaines. Sa forme et son style, malgré quelques indices, ne rendent pas justice au talent qu’Assia Djebar déploiera un peu plus tard.
En 1957, le fiancé d’Assia Djebar soumet le manuscrit aux éditions Julliard, qui acceptent de le publier. Les mêmes qui publient Françoise Sagan, à laquelle Assia Djebar sera forcément comparée, qualifiée par les chroniqueurs littéraires de l’époque de « Françoise Sagan de l’Algérie musulmane ».
Une note précisant le caractère fictif de l’œuvre est ajoutée dans le roman : « Dans une atmosphère à la fois tendre et pure, où la franchise n’est que le revers de la tendresse, ce roman n’a rien d’autobiographique, bien que l’auteur appartienne au monde qu’elle dépeint. »
Cette publication, presque inopinée, met mal à l’aise Assia Djebar, qui confiera avoir eu des difficultés à en faire la promotion. Et ce même si elle écrit depuis toute petite. Une inquiétude la tiraille : la réaction de sa famille face à ce roman d’amour. « Sur le chemin pour aller signer mon contrat, je me disais surtout : pourvu que mon père ne sache pas que c’est moi. »
Sakina Imalhayène raconte le regard paternel qui finalement découvre l’œuvre de sa fille. « Elle pensait qu’il serait choqué qu’elle écrive un roman d’amour. Qu’elle écrive, ça lui paraissait normal. Mais il s’imaginait qu’elle publierait des livres d’histoire. Il était très sensible à la forme, même si elle avait déjà une très belle écriture et qu’on voyait la graine d’écrivain en elle, mais à ses yeux, c’étaient presque des romans de gare. »
Les femmes de la famille soutiennent davantage l’incursion littéraire d’Assia Djebar. « Moi, j’étais en sixième ou cinquième à sa parution et je l’ai lu, ça m’avait plu, se remémore encore Sakina Imalhayène. Ma mère était, elle, plus partagée. Elle vient d’un milieu plus austère. Mais elle était quand même fière qu’on mette sa fille sur le même plan que Françoise Sagan. Pour sa vanité personnelle, c’était quelque chose. »
Rétrospectivement, Assia Djebar, qui dit avoir une « haute idée de la littérature », aurait préféré « sortir quelque chose qui [lui] aurait demandé trois ou quatre ans d’efforts. […] [S]on entrée en littérature s’est faite par la petite porte ».
Sitôt paru, alors que la guerre d’indépendance entre dans sa quatrième année, deux auteurs et intellectuels de renom, Malek Haddad et Mostefa Lacheraf, jugent ce roman décalé, eu égard aux préoccupations d’alors des Algérien·nes. Il parle d’amour alors que le sang coule pour leur liberté. Assia Djebar, dans Ces voix qui m’assiègent, sait qu’on attend d’elle qu’elle écrive « des essais nationalistes », pas des romans « qui semblaient gratuits ».
Or ces parenthèses littéraires lui offrent « un espace de légèreté imaginative » et la changent « de [s]a gravité alors d’étudiante algérienne puis de [s]es silences de femme exilée ». Les critiques la poursuivront longtemps. Dans le même ouvrage, Assia Djebar raconte : « Autre souvenir : en 1976, un poète à la radio algérienne attaquait encore avec hargne le non-engagement politique (et le succès éditorial) de mon premier roman publié... en 1957 ! »
Avec le recul, elle analyse ce « dénigrement hâtif » comme la manifestation d’un sexisme frappant toute « expression féminine novice au Maghreb ».
La chercheuse en littérature Beïda Chikhi raconte, dans son ouvrage Assia Djebar, histoires et fantaisies (Pups), que ces critiques ont blessé l’autrice, la forçant à désavouer quelque peu ce premier roman, le ravalant à un simple « exercice de style ». Elle développe : « Sensible au tribunal de l’opinion, Assia Djebar a dû, pendant de longues années, dissimuler sa grande tendresse pour son premier roman, attendant de nouvelles générations de lecteurs capables de comprendre que “pour le personnage de La Soif, la découverte du corps est aussi une révolution importante”. »
Longtemps introuvable, ce roman a été republié en 2017 par les éditions Barzakh, en Algérie seulement, et suivi d’une postface de Beïda Chikhi retraçant les péripéties du texte.
Sofiane Hadjadj, cofondateur de la maison d’édition algérienne, juge cette polémique injuste et déplacée. « À ce moment-là, que peut faire un écrivain, comment peut-il apporter sa contribution à la guerre sachant que ce qu’il produit va être jugé avec des critères et avec une approche biaisés et faussés d’emblée ? Surtout qu’Assia Djebar s’est engagée pour la cause, elle sort de Normale, ce que tous ne font pas. Elle a 20 ans, elle écrit ce livre qui en apparence semble détaché, presque cool, mais il ne l’est pas ! »
Il confie beaucoup aimer ce texte, plus subtil et subversif qu’il n’y paraît. Parler d’amour ouvertement dans les années 1950 ne va pas de soi. D’où la volonté de rendre de nouveau accessible ce classique, notamment aux jeunes générations. « Il raconte les rapports de classe et met en scène la transgression des interdits. C’est pour moi un texte fondateur. »
L’année suivante, en 1958, Djebar publie Les Impatients, republié également par Barzakh en 2022. Là encore, elle met en scène une étudiante révoltée contre l’ordre établi, en proie à des émois amoureux puissants.
Après son mariage – son père, qui désapprouve le choix de l’époux, n’assiste pas aux noces à Paris –, Assia Djebar s’exile à Tunis. Elle y travaille comme journaliste avec le psychiatre et essayiste Frantz Fanon pour le journal El Moudjahid. Fanon l’encourage à continuer à écrire malgré tout.
Dans les camps de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge, à la frontière algéro-tunisienne, elle enquête auprès des paysans algériens réfugiés après le bombardement de Sakiet Sidi Youssef par l’armée française en février 1958. Après un détour par le Maroc, où elle enseigne l’histoire et la littérature, Assia Djebar retrouve sa terre natale le 1er juillet 1962. Elle y réalise des reportages sur les premiers jours de l’indépendance pour L’Express de Françoise Giroud.
La même année, elle publie Les Enfants du Nouveau Monde. Cette fois-ci, le roman raconte des épisodes de la guerre d’Algérie à Blida, à travers le regard des femmes. Assia Djebar a été inspirée par les récits de sa belle-mère, venue lui rendre visite à Rabat. Elle publie cinq ans plus tard Les Alouettes naïves, un roman d’amour en pleine guerre d’indépendance, qui clôt ce premier cycle de quatre romans.
Puis Assia Djebar disparaît et s’ensuivent treize années de silence littéraire, brisées par la parution en 1980 de Femmes d’Alger dans leur appartement, que l’autrice considère être comme sa véritable entrée en littérature. Par la grande porte.
Faïza Zerouala
21 août 2023 à 18h09
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/210823/assia-djebar-la-soif-d-independance
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