De nombreuses autrices algériennes portent aux nues Assia Djebar pour ce qu’elle a révolutionné et apporté dans le paysage littéraire, ainsi qu’au cinéma. Toutes regrettent qu’elle n’ait pas été davantage célébrée et reconnue dans son pays natal.
Assia Djebar a toujours ressenti un manque. L’autrice se sentait dépourvue de généalogie littéraire, souffrait de l’absence d’une lignée nourrie de femmes écrivaines et algériennes, « des guides, des ancêtres, des repères culturels », dans laquelle s’inscrire. Elle s’en est souvent ouverte à son amie et professeure de littérature Mireille Calle-Gruber. À elle de défricher et d’éclairer le chemin. À elle de transmettre par ses écrits. « Elle avait l’impression qu’elle posait par ses œuvres les premières pierres de quelque chose », raconte la spécialiste.
En effet, dans le paysage littéraire algérien, difficile de trouver une figure de cette ampleur. Pour Sofiane Hadjadj, éditeur et cofondateur des éditions Barzakh à Alger, Assia Djebar est « la seule » ou presque à occuper cette place de premier ordre. « Il y a peut-être Taos Amrouche qui peut se prévaloir d’être une grande figure mais elle est différente, évidemment. Socialement, religieusement et sur le plan littéraire. Mais son chef-d’œuvre, La Solitude, ma mère, c’est immense. » Assia Djebar, elle-même, apprécie Taos Amrouche. Elle lui rend hommage dans Le Blanc de l’Algérie.
Aujourd’hui, le vœu d’Assia Djebar, décédée en février 2015, semble avoir été exaucé. Des femmes algériennes ont pris la plume à sa suite pour raconter leur monde. Ces autrices contemporaines, de Kaouther Adimi à Maïssa Bey, en passant par Hajar Bali, se sentent toutes redevables à Assia Djebar d’avoir ouvert la voie, mais elles lui sont aussi reconnaissantes d’avoir construit une œuvre magistrale innervée par l’histoire sanglante de l’Algérie presque toujours incarnée par des femmes.
L’écrivaine algérienne Maïssa Bey ne se considère pas comme une héritière d’Assia Djebar. Nuance. Elle se considère « de sa lignée ». Fin novembre, elle publiera un livre sur le lien sans équivalent qui la lie à cette « artiste dans le sens le plus complet du terme » et à laquelle elle voue une admiration depuis sa tendre enfance : « Je la connais presque par cœur. » L’essai à paraître chez Chèvre-feuille étoilée, une maison d’édition de femmes des deux rives de la Méditerranée, fait suite à sa participation en 2020 au podcast « Les Parleuses », qui a consacré un épisode à Assia Djebar.
L’écrivaine algérienne Kaouther Adimi, elle aussi, ressent un lien à part avec sa compatriote romancière. Elle marque une hésitation avant de raconter cette anecdote, par peur de passer pour prétentieuse. En 2005, lorsqu’Assia Djebar est élue à l’Académie française, Kaouther Adimi est encore étudiante en Algérie. La nouvelle y est accueillie avec une fierté patriotique soutenue, malgré le lourd passif entre les deux pays. « On aurait pu imaginer que ce soit perçu de manière négative en Algérie, se remémore Kaouther Adimi, parce qu’on aurait pu avoir l'impression d’une récupération. Mais non, collectivement, les gens étaient extrêmement fiers. »
Son père, enseignant, arrive à la maison avec cinq ou six journaux avec en « une » la photo d’Assia Djabar, première femme algérienne, maghrébine de surcroît, à intégrer l’institution. Il tend un journal à sa fille et lâche : « Essaye d’en faire autant. Il n’y a pas de raison que tu ne puisses pas en faire autant. » Cette injonction paternelle aurait pu être stérilisante. Elle fut au contraire un encouragement bienvenu à embrasser cette voie littéraire déjà désirée.
Kaouther Adimi raconte partager avec Assia Djebar cet attachement très fort au père qui l’a encouragée, surtout sur le plan des études. Un père « très strict, qui ressemble beaucoup à celui d’Assia Djebar mais qui [la] laissait tout faire dès que ça concernait l’école ».
Pour l’autrice Hajar Bali, l’apport de l’écrivaine algérienne est aussi fondamental. « Assia Djebar m’a réconciliée avec le fait d’écrire en français. Elle m’a appris à déconstruire le regard orientaliste sur les femmes algériennes », assure celle dont le prénom de plume, Hajar, est un hommage à la figure d’Agar (qui se lit Hajar en arabe) mobilisée par Assia Djebar dans Loin de Médine.
L’autrice d’Écorces (Barzakh/Belfond), une saga transgénérationnelle qui mêle étouffement familial et asservissement national au sud de la Méditerranée, était adolescente lorsque sa mère, grande lectrice, lisait Loin de Médine et lui a fait découvrir Assia Djebar. « J’étais fascinée par son écriture. »
urer cette pionnière dans son programme scolaire, mais elle n’a étudié alors « que Mouloud Feraoun, Mouloud Mammeri, Kateb Yacine, Mohamed Dib ». D’autres ont aussi exploré les romans de Malek Haddad. Car le panthéon de la littérature algérienne se conjugue au masculin.
Kaouther Adimi a elle aussi découvert Assia Djebar, « une révélation », en dehors du cadre scolaire stricto sensu. Le premier roman qu’elle lit est L’Amour, la fantasia. « Une enseignante à l’université d’Alger nous avait donné une conférence et nous l’avait conseillé. C’était en dehors du programme… »
Lors de ses études de littérature de langue française en Algérie, l’écrivaine, aujourd’hui trentenaire, se souvient d’avoir étudié Honoré de Balzac, Émile Zola ou encore Gustave Flaubert. « Tous parlaient d’une réalité d’un autre siècle et d’un pays qui n’était pas le nôtre avec une idée que c’était universel. » Puis il y eut Jean-Paul Sartre et évidemment Albert Camus. Avant, elle a pu découvrir la même trinité littéraire masculine algérienne qu’Hajar Bali.
Le constat se vérifie de génération en génération et suscite une incompréhension, voire de la colère : « On parle des pères fondateurs de la littérature algérienne mais jamais des mères fondatrices. Assia Djebar n’y figure pas. Parce que c’est une femme ! »
Les romans d’Assia Djebar sont présents dans toutes les librairies algériennes, elle n’est pas censurée ni interdite mais « rien n’est fait pour la valoriser », regrette encore Kaouther Adimi. « On ne va pas questionner cette œuvre-là parce qu’elle traite de sujets qu’on ne souhaite pas aborder, dans une forme d’hypocrisie générale. Elle a un regard beaucoup trop libéré, elle est libératrice par ses livres. »
Un « grand prix Assia Djebar du roman » a bien été créé en Algérie en 2015, après sa mort, pour promouvoir la littérature algérienne, mais cet honneur posthume ne saurait réparer l’indifférence à laquelle l’académicienne a fait face dans sa terre natale, alors qu’elle était reconnue et célébrée à travers le monde, qu’elle a frôlé plusieurs fois le prix Nobel de littérature. En 2014, Le Monde demande à Mireille Calle-Gruber de se tenir prête à écrire un article, au cas où. C’est manqué, l’Académie Nobel choisit Patrick Modiano. Assia Djebar décède l’année suivante.
Sa sœur, Sakina Imalhayène, déplore encore que le président algérien de l’époque, Abdelaziz Bouteflika, avec lequel Assia Djebar avait noué une amitié tumultueuse de plusieurs décennies, n’ait pas daigné se rendre à son enterrement. « Ses premières reconnaissances sont venues des Allemands », poursuit sa cadette, qui rappelle qu’elle y a reçu l’équivalent du Goncourt et combien elle a brillé à l’international.
Elle a été élue à l’Académie royale de Belgique en 1999. Elle a aussi mené une carrière académique aux États-Unis. De 1997 à 2001, elle y dirige le Centre d’études francophones et françaises, à la suite d’Édouard Glissant, à l’université d’État de Louisiane. Vivant entre la France et les États-Unis, elle enseigne à compter de 2001 au département d’études françaises de l’université de New York. Elle est docteur honoris causa de l’université de Vienne (Autriche), de l’université Concordia de Montréal (Canada) et de l’université d’Osnabrück (Allemagne).
Mais avec son pays natal, les liens demeurent compliqués. Alors que l’écrivaine a pourtant toujours conservé les droits de ses livres afin qu’ils y soient publiés et à un prix modeste.
Selma Hellal, cofondatrice des éditions Barzakh, a épousé cette même logique, comme elle l’expliquait à Mediapart. La maison d’édition a permis au public algérien de redécouvrir les deux premiers romans d’Assia Djebar, à l’époque introuvables. « Nous, nous avons voulu republier ces livres en Algérie et d’abord pour une raison pragmatique : afin de proposer ces textes, désormais considérés comme des classiques, à des prix raisonnables. »
« L’Algérie n’a pas été à la hauteur de cette immense artiste », soupire Maïssa Bey, qui, elle non plus, n’a pas découvert Assia Djebar à l’école mais dans une bibliothèque de quartier à Alger.
« Je devais avoir 12-13 ans, juste après l’indépendance de l’Algérie, j’étais boulimique de lecture, je lisais tout. J’ai trouvé au milieu des livres de Mammeri, Feraoun, un livre d’Assia : Les Enfants du nouveau monde. J’ai appris par la suite que le livre était paru en 1962 à la charnière de l’indépendance. Ce livre a été un coup de tonnerre dans ma vie. » Maïssa Bey découvre une autrice « qui parle de notre société, des femmes comme [elle-même] les voi[t] dans notre société ». L’adolescente prend conscience du pouvoir de l’écriture : « Cette femme dans l’intimité de nos maisons raconte des choses que je pourrais raconter : les rêveries, les révoltes, les interdits. »
Hajar Bali décrit une même fascination devant « la faculté d’Assia Djebar à parler d’intime à une époque où il n’est pas possible d’avoir un discours intime sur soi ».
Au point d’adopter « une façon d’écrire qui ressemble à celle d’Assia Djebar » : « J’ai interprété le mouvement de la pensée. Je n’ai pas voulu être linéaire, je n’ai pas voulu être chronologique, être trop dans la narration. Pas idéologique non plus, être dans une fiction qui puise dans l’histoire, mais m’accrocher au côté fictionnel, intime, très personnel du récit, et ça, je le lui dois à elle. »
Assia Djebar a marqué l’histoire de son empreinte en littérature comme au cinéma, avec deux films, devenant la première écrivaine-cinéaste maghrébine (lire le troisième volet de notre série). « Dans les années 2000, j’ai fait partie d’un ciné-club, Chrysalide, qui a projeté une copie de très mauvaise qualité de La Nouba des femmes du mont Chenoua, raconte Hajar Bali. Ce film m’a paralysée : voir nos aïeules, entendre leur voix, leur façon de penser, de prier, c’était tellement précurseur. J’ai été éblouie par la scène dans la grotte. Je me demandais si c’était réel ou de la fiction, toutes ces femmes âgées qui apportent un regard et un récit sur l’histoire, et qui sont complètement négligées. »
« Elle a mis dans son film La Nouba des femmes du mont Chenoua toute la bienveillance envers les aînées, ce que j’appelle la connivence entre femmes, abonde Maïssa Bey. Elle est un modèle de ce que l’on appellerait aujourd’hui la sororité. »
Ce premier film, réalisé dans l’Algérie de 1977, à une époque où être femme était un obstacle majeur pour faire du cinéma, marque un tournant dans la carrière d’Assia Djebar comme dans le cinéma algérien. « Elle a montré le chemin. Elle a été d’une précocité extraordinaire, témoigne, admirative, l’écrivaine et militante féministe algérienne Wassyla Tamzali. Elle a été plus loin que nous tous. »
Multidisciplinaire, avant-gardiste, Assia Djebar a fait du cinéma, du théâtre, de l’opéra, écrit des livres sulfureux pour l’époque, sorti La Soif, en 1957, l’année où l’héroïne de l’indépendance Djamila Bouhired a été condamnée à mort, « un livre sur les tracas amoureux d’une jeune musulmane de la bourgeoisie d’Alger, qui ouvre des portes sur la sexualité des jeunes filles, mais peut-être aussi sur l’homosexualité en mettant en scène l’héroïne dans une relation ambiguë avec son amie ».
L’essayiste féministe Wassyla Tamzali se revoit encore saisie par la lecture de l’ultime roman de l’autrice, paru en 2007, Nulle part dans la maison de mon père, et découvrir cette scène fondatrice où Assia Djebar a sept ans quand son père refuse qu’elle fasse du vélo car il ne veut pas qu’elle montre ses jambes.
Les deux femmes se rencontrent en 1974 à la cinémathèque d’Alger, laboratoire culturel mythique des lendemains d’indépendance. Elles sont dans la trentaine, se vouvoient et continueront à se vouvoyer tout au long de leur amitié. Assia Djebar a cinq ans de plus.
« On parlait de liberté entre socialistes, révolutionnaires, se remémore Wassyla Tamzali, mais elle était au-dessus de nous, elle était fascinante dans la recherche concrète de la liberté. Prendre la plume, la caméra, c’était prendre le pouvoir pour elle. Son premier film a marqué un tournant dans ma vie : c’est à partir de son film que je me suis intéressée au cinéma algérien. »
« Assia Djebar, c’est une espèce de surprise permanente. Tu peux lire la quatrième de couverture, ça ne pourra jamais raconter ce que tu as trouvé, remarque l’écrivaine Kaouther Adimi. Et en cela, je trouve que c’est un peu la patte d’un grand auteur parce qu’elle arrive à te surprendre. Elle est précurseure dans le style, dans la modernité de ses textes et dans le fait qu’elle s’affranchit des genres. »
D’Assia Djebar, cette « écrivaine du dedans et du dehors », Maïssa Bey dit qu’elle lui a « ouvert les chemins de l’écriture ». Son ancienne assistante aux États-Unis, Jennifer Dumont, conserve une seule tristesse aujourd’hui : qu’Assia Djebar soit décédée sans avoir su que tant de femmes ont eu accès à son œuvre, qu’elles en sont sorties bouleversées et qu’elles ont eu à leur tour envie d’écrire. « Elle ne rêvait que d’une chose : que les femmes écrivent. »
Rachida El Azzouzi et Faïza Zerouala
28 août 2023 à 12h56
https://www.mediapart.fr/journal/culture-et-idees/280823/assia-djebar-des-descendantes
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