Coïncidence bienvenue, au lendemain des nuits de révolte, la Commission nationale consultative des droits de l’homme a publié son rapport annuel sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie. S’en dégage un paradoxe : la « tolérance » est devenue largement majoritaire, mais les préjugés racistes se répandent, notamment dans des médias prompts à stigmatiser les étrangers. Cette haine de l’Autre cible prioritairement l’immigration.
Tel Sisyphe, la CNCDH ne cesse, depuis 1990, de monter et remonter son rocher. Seuls ceux qui ignorent ou négligent ses rapports s’étonnent des violences que vient de connaître la France. De 2005 à 2023, les mêmes causes produisent les mêmes effets, cette fois généralisés aux villes moyennes. Ces émeutes ont un même détonateur : le décès de Zied et Bouna il y a 18 ans, l’assassinat de Nahel cette année. Mais ces morts n’auraient pas produit un tel effet sans la poudrière qu’est devenue la société française, et notamment ses banlieues. Au-delà des « casseurs », des millions de jeunes partagent le sentiment d’être des citoyens de seconde zone.
Le terreau principal, c’est la situation économique et sociale précaire d’une majorité de jeunes, les discriminations concrètes dont ils sont victimes dans des quartiers ghettoïsés et les violences policières qu’ils subissent. Autant de facteurs essentiels dont on peut regretter qu’ils soient trop peu présents dans le rapport 2022 de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH). En revanche, ce dernier propose une analyse toujours plus fine de la contradiction que les enquêtes révèlent : l’essor de la tolérance et celui, simultané, des préjugés racistes, qu’alimentent de plus en plus ouvertement la classe politique et médiatique1.
Sur ce point, la dernière partie du rapport est claire :
Le bilan de l’année 2022, ainsi que la teneur des campagnes électorales qui l’ont ponctuée conduisent à s’interroger sur les évolutions de la scène politique et médiatique en matière de racisme, d’antisémitisme, de xénophobie. Au-delà du thème déjà ancien d’une identité nationale mise en péril par les migrations, on a assisté à une cristallisation et à un usage désinhibé de préjugés, mensonges, fake news et amalgames à l’encontre de l’étranger. Cette stigmatisation a opéré à visage découvert en réclamant qu’un principe d’inégalité devienne un élément structurant de notre vie sociale, politique, culturelle. Ainsi, l’idée de mettre en œuvre des politiques de « préférence nationale », longtemps portée par le seul Front/Rassemblement national dans la lignée des décrets discriminatoires du début des années 1930, semble maintenant acceptée et banalisée dans les débats politiques et médiatiques. De même, le fantasme d’un « grand remplacement » aura alimenté petits mots et petites phrases au sein de la classe politique.
DES PROGRÈS SIGNIFICATIFS
Pourtant, plusieurs tableaux du rapport 2022 indiquent un recul des théories racistes. À commencer par l’Indice de tolérance cher au sociologue Vincent Tiberj :
I
l en va de même de ce tableau témoignant de la marginalisation du « racisme biologique » :
L’autodéfinition des personnes sur l’échelle du racisme est également encourageante :
Enfin la perception de l’intégration des différentes communautés — à l’exception des Roms — s’améliore depuis le début du siècle :
Malgré ces signes positifs, écrit, dans son avant-propos, le président de la CNCDH, Jean-Marie Burguburu, « les idées racistes favorisant l’exclusion peuvent revenir rapidement dans le débat public quand elles sont endossées et légitimées par des responsables politiques et médiatiques. » Car, poursuit-il, « dans un contexte de crise politique, sociale, économique et identitaire, un certain nombre de personnalités politiques ont activement participé de la politisation du rejet de l’Autre2 figure mouvante aux visages multiples. ».
DES ÉVOLUTIONS NÉGATIVES
La première évolution négative, c’est le nombre d’atteintes racistes aux biens et aux personnes que le rapport recense. D’autant que, malgré les lois antiracistes d’ailleurs remises en cause par l’extrême droite « une large majorité des victimes ignorent leurs droits ou sont réticentes à porter plainte ».
La principale source de la CNCDH, c’est le Service central du renseignement territorial (SCRT), du ministère de l’intérieur :
L’année 2022 a donc vu refluer les trois grandes catégories de faits racistes. Mais, comparée à 2019, avant le Covid, leur recul global est de 17 %, mais « le fait notable est ici une singularité des faits antimusulmans pour lesquels on enregistre une hausse de 22 % » , contre une baisse de 35 % pour les faits antisémites et de 11 % pour les « autres faits ».
Les faits antisémites ont plutôt tendance à reculer sur le long terme depuis le pic de 2004, ce qui n’empêche pas un fort sentiment d’insécurité chez nombre de juifs du fait de leur caractère meurtrier :
Sur le long terme également, les faits antimusulmans connaissent une baisse depuis le pic de 2015, mais restent à un niveau élevé :
Quant aux « autres faits racistes », leur tendance globale est à la hausse depuis 1992 :
Les autres sources utilisées par la CNCDH (SSMSI, police, gendarmerie, Signal Discri, Stro-Discri, Sivis, ministère de la justice, Teo, Tepp, Credoc Dares, Pharos, Défenseur des droits, etc.) confirment l’ampleur des faits racistes. La police et la gendarmerie ont enregistré en 2021 6 267 crimes ou délits. Et, selon le ministère de la justice, toujours en 2021, 7 812 personnes ont été mises en examen, dont la moitié classé sans suite…
Les auteurs d’infractions, précise le rapport, sont une population très mal connue, car, pour une part non négligeable de faits, ils ne sont tout simplement pas identifiés, ou bien, s’ils sont identifiés, ils ne sont pas forcément interpellés.
LE CHIFFRE NOIR
C’est pourquoi le rapport évoque un « chiffre noir », l’ensemble « des actes délictueux qui échappent totalement au radar de la justice fausse en effet les contours du racisme en France […] L’état de sous-déclaration massive des actes racistes auprès des autorités judiciaires accentue la méconnaissance de ce phénomène ».
Et de préciser : « Au total, 1,2 million de personnes de 14 ans ou plus en France métropolitaine auraient été victimes d’au moins une atteinte à caractère raciste (injures, menaces, violences ou discriminations) », soit une personne sur 45. « Qu’il s’agisse d’injures, de menaces, de violences ou de discriminations “raciste”, les personnes immigrées et descendantes d’immigrés apparaissent largement surexposées. »
DES PRÉJUGÉS QUI PEUVENT TUER
Le second signe négatif est celui des préjugés. Or l’affaire Halimi comme la multiplication des victimes maghrébines de la police3 nous rappellent qu’un préjugé peut tuer…
Le rapport conclut notamment à une montée des préjugés sur l’immigration. « Près d’un Français sur deux estime désormais qu’“aujourd’hui en France, “on ne se sent plus chez soi comme avant” (48 %) », soit + 5 % en un an. Ce sentiment est particulièrement présent « chez les personnes se disant “plutôt racistes” (98%) ou “un peu racistes’’ (79 %) […] ou encore chez les sympathisants LR (69 %) et RN (94 %). » Il « semble donc étroitement lié au rejet d’une France perçue comme étant de plus en plus multiculturelle. » Ainsi observe-t-on « une progression de l’opinion selon laquelle “il y a trop d’immigrés en France” : 53 % des Français l’approuvent, en hausse de 4 points par rapport à l’an dernier. » 55 % soutiennent néanmoins le droit de vote des étrangers non européens résidant en France aux élections municipales : plus généralement, 57 % estiment que « les étrangers devraient avoir les mêmes droits que les Français ».
Autre glissement inquiétant :
Une nette majorité de l’opinion rend les immigrés en partie responsables de la situation économique et sociale actuelle du pays, leur arrivée supposément massive étant jugée difficilement supportable pour le modèle social. Ainsi, 60 % des Français pensent que “de nombreux immigrés viennent en France uniquement pour profiter de la protection sociale” un chiffre en nette hausse (+ 8 points).
Et, pour 42 %, + 7 points4, « l’immigration est la principale cause de l’insécurité ».
L’idée, agitée par la droite macroniste comme lepéniste, d’« un fort communautarisme de certaines minorités présentes en France est aussi globalement en hausse ». Ainsi les Roms sont perçus comme « formant un groupe à part dans la société » : 67 % (+ 6 %). Il en va de même, à un moindre degré, des Chinois » (38 %, + 2 %), des musulmans (32 %, + 3 %), des Asiatiques (30 %, + 2 %) et des Maghrébins (24 %, + 3 %).
UNE VISION NÉGATIVE DE L’ISLAM
Une majorité semble même penser que les problèmes d’intégration sont avant tout le fait de « personnes étrangères qui ne se donnent pas les moyens de s’intégrer » (49 %), seuls 35 % mettant en cause « la société française qui ne donne pas aux personnes d’origine étrangère les moyens de s’intégrer ». La première affirmation est plus fréquente chez les personnes se disant « plutôt racistes » (92 %), les sympathisants RN (90 %), les personnes « très à droite » (87%) et les électeurs LR (65 %). La seconde est majoritaire chez les sympathisants Europe Écologie Les Verts (EELV) (56 %) et La France insumise (LFI° (67 %) ainsi que chez les personnes se disant « pas racistes du tout ». Toutefois, seule une petite minorité croit que « les enfants d’immigrés nés en France ne sont pas vraiment français » (22 %, + 2 %) ». Ce sentiment n’est majoritaire que « chez les personnes se considérant comme “très à droite” (54 %) et “plutôt racistes” (78 %) ».
Autre élément positif, l’ensemble des catégories politiques se réclame de la laïcité, mais elles n’en donnent pas toutes la même définition : 57 % y voient « la liberté de pratiquer la religion que l’on souhaite ou de n’en pratiquer aucune », 55 % le fait de « permettre à des gens de convictions différentes de vivre ensemble », 32 % « la séparation des Églises et de l’État » et 25 % « l’interdiction des signes et des manifestations religieuses dans l’espace public ». Pour 15 %, la laïcité équivaut à « la préservation de l’identité traditionnelle de la France » et pour 7 % au « rejet de toutes les religions et convictions religieuses ».
Pour 94 %, il est « grave » de « refuser l’embauche d’une personne noire qualifiée » et pour 92 % d’une personne « d’origine maghrébine ». Il est grave également, pour 80 % , d’être « contre le mariage d’un de ses enfants avec une personne noire » — 77 % dans le cas d’un mariage avec une personne « d’origine maghrébine ». Si 40 % pensent que les réactions racistes peuvent parfois être « justifiées par certains comportements », 56 % estiment que « rien ne peut les justifier ». Progresse toutefois l’opinion selon laquelle « il y a trop d’immigrés en France » : 53 %, soit + 4 %en un an.
Même contradiction sur l’islam. Seuls 32 % en ont une opinion « positive » contre 30 % « négative ». Ils sont même 42 % à considérer que « l’islam est une menace pour l’identité de la France » (+ 4 % en un an). Et de citer des pratiques considérées comme difficilement compatibles avec notre société : « le port du voile intégral » (75 %), le « port du voile » (49 %) et du « foulard » (42 %), « l’interdiction de montrer l’image du prophète Mahomet » (50 %). Mais ils sont 82 % à affirmer qu’« il faut permettre aux musulmans de France d’exercer leur religion dans de bonnes conditions ». Et 85 % des sondés jugent que « les Français musulmans sont des Français comme les autres ».
JUDAÏSME, ANTISÉMITISME ET ISRAËL
Idem pour les juifs. Si 89 % voient en eux « des Français comme les autres », 18 % pensent qu’ils « ont trop de pouvoir en France », 38 % qu’ils « ont un rapport particulier à l’argent » et 36 % que, pour eux, « Israël compte plus que la France ». Ces préjugés sont surtout présents à l’extrême droite, alors que « les sympathisants des partis de gauche et du centre y sont relativement imperméables ».
L’image des juifs pâtit aussi de celle d’Israël, qui « s’est progressivement détériorée ». Depuis novembre 2022, « les jugements négatifs ont nettement pris le pas sur les jugements positifs (34 % vs 23 %) ». L’image de la Palestine s’est aussi dégradée : « 23 % d’évocations positives vs 34 % négatives ». Mais, poursuit le rapport,
le lien entre l’image de ces deux États et le positionnement politique des sondés est plus complexe que ne le suggère la thèse d’un nouvel antisémitisme à base d’antisionisme qui serait passé en bloc de l’extrême droite à l’extrême gauche du champ politique […] L’image d’Israël est toujours plus négative aux deux extrêmes du champ politique et ce rejet n’est pas le seul privilège de l’extrême gauche même s’il y est plus marqué qu’à l’extrême droite.
Selon le rapport, un point commun explique les préjugés racistes : l’ethnocentrisme, défini comme « la tendance à voir le monde au prisme des valeurs et des normes de sa société ou de son groupe, perçues comme supérieures à celles des autres groupes ». Le rejet des minorités relève « d’une même attitude qui consiste à valoriser son groupe d’appartenance (ingroup) et à dévaloriser les autres (outgroups) ». En outre, l’ethnocentrisme se conjugue avec une demande d’autorité :
Le degré d’antisémitisme, d’islamophobie et d’ethnocentrisme varie avec l’âge et le genre (les soixante-huitards et les femmes sont plus tolérants), mais surtout en fonction des options politiques. « L’intolérance s’élève à mesure qu’on se rapproche du pôle droit de l’échiquier politique, où prédomine une vision hiérarchique et autoritaire de la société, explique le rapport. Chez les personnes se situant à l’extrême droite, la proportion de scores élevés […] atteint des niveaux records (94 %, 71 % et 57 %) ».
N’en déplaise à Manuel Valls, expliquer n’est pas justifier. Si « casser » ne fait pas avancer la cause de la jeunesse issue de l’immigration, il serait absurde de ne pas prendre en compte, avec les discriminations dont elle est victime, le harcèlement politique et médiatique qu’elle subit. La lutte pour une véritable égalité des droits est inséparable du combat contre toutes les formes de racisme et de préjugés.
Journaliste et historien, auteur notamment de Antisionisme = antisémitisme ? (Libertalia, février 2018) et co-directeur, avec… (suite)
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DOMINIQUE VIDAL
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