EnquêteEpinglé par le rapport du Sénat sur le fonds Marianne dont il a bénéficié, le journaliste franco-algérien s’est imposé comme une figure de la lutte contre l’islam radical, adoubée par une partie de la gauche. Depuis son exil en France en 1999, son parcours dessine un personnage clivant et intéressé.
Avant de prendre la parole, il a posé ses mains sur les accoudoirs de son fauteuil et il a donné une grande impulsion, balançant son buste en avant. Comme s’il lui fallait se jeter à l’eau. Puis, d’un geste sec et précis, il a tiré sur la veste de son costume trois-pièces bleu nuit, pour en effacer les plis. Au Sénat, ce jeudi 15 juin, le journaliste Mohamed Sifaoui s’apprête à témoigner devant la commission d’enquête constituée à la suite des supposées irrégularités du fonds Marianne. Lancée par Marlène Schiappa, alors ministre de la citoyenneté, cette enveloppe de 2,5 millions d’euros a été créée au printemps 2021 en réaction à l’assassinat du professeur Samuel Paty, le 16 octobre 2020, dans le but de financer une riposte aux discours séparatistes sur les réseaux sociaux.
Principal bénéficiaire du fonds, le Franco-Algérien est soupçonné d’avoir utilisé, par le biais d’une obscure association, l’Union fédérative des sociétés d’éducation physique et de préparation militaire (USEPPM), une large part de cet argent pour se rémunérer, lui et son associé, un curieux homme d’affaires, Cyril Karunagaran, patron d’une petite entreprise de maroquinerie de luxe. Deux jours plus tôt, le 13 juin, les policiers sont venus frapper à la porte du journaliste, vers 6 heures, pour une perquisition dans le cadre d’une information judiciaire ouverte par le Parquet national financier pour « détournement de fonds publics par négligence », « abus de confiance » et « prise illégale d’intérêts ».
Devant les sénateurs, plutôt que de chercher à se défendre, Mohamed Sifaoui a choisi d’attaquer. S’en prenant à un invisible chiffon rouge que personne n’a encore pris la peine d’agiter, il donne des coups de corne, à droite et à gauche. Une première pique adressée au sénateur écologiste Daniel Breuiller, qui, pour résumer l’affaire du fonds Marianne, avait dénoncé « la République des copains ». « Le premier copinage qui devrait être dénoncé est celui qui lie votre courant politique, celui des écologistes, à l’islamisme, et ce dans plusieurs villes de France », décoche Mohamed Sifaoui.
Il dénonce ensuite le rapport « pathétique » de l’inspection générale de l’administration « instruit exclusivement à charge, avec des approximations, des insinuations graves et des mensonges ». Puis, emporté par son élan, il poursuit son réquisitoire contre « des systèmes médiatiques sclérosés globalement médiocres qui alimentent le populisme ». Convaincu de son innocence, il se dit ligoté à un bûcher médiatique. Il se vit comme une victime expiatoire condamnée, à l’avance, pour son combat contre l’islamisme politique.
Alors qu’il le regarde se débattre par écran interposé, Dominique Sopo, le président de SOS Racisme, qui l’a côtoyé longtemps, n’est pas surpris par sa violence verbale. Et encore moins de cette étonnante stratégie de défense. « Mohamed ne peut pas baisser la tête, il est incapable de faire un mea culpa en public. Quand il est attaqué, il attaque. Il aimerait tellement être un héros.
Quatre semaines plus tard, la commission d’enquête sénatoriale rend ses conclusions. Elles sont impitoyables. Les sénateurs estiment que l’association méconnue dont s’est servi Mohamed Sifaoui, l’USEPPM, qui a reçu 266 250 euros de subventions dans le cadre du fonds Marianne, « n’avait pas d’expérience notable dans la lutte contre le séparatisme ». Plus grave, alors que le journaliste a été payé 3 500 euros net par mois pendant un an, de juin 2021 à juin 2022, grâce à ce fonds, ils jugent le travail fourni « très largement en deçà de ce qui aurait pu être attendu » et soulignent « un bilan insignifiant au regard de la subvention » perçue. Contactés par M, ni Mohamed Sifaoui ni son avocat n’ont répondu à nos sollicitations.
Un cortège de polémiques
Si Mohamed Sifaoui est un héros, c’est au minimum un héros controversé. Difficile de trouver un homme qui traîne derrière lui un tel cortège de polémiques et d’oxymores. Il serait tout à la fois courageux et menteur, arrogant et amical, vénal et désintéressé. Un homme aux mille ennemis et aux amis fidèles, lancé à corps perdu dans un combat contre l’islamisme radical, le racisme et l’antisémitisme.
Ami de la journaliste Caroline Fourest, soutien de l’ex-premier ministre socialiste Manuel Valls, proche de Bernard-Henri Lévy, et compagnon de route de Charlie Hebdo, il a été l’un des rares à oser témoigner à l’occasion du procès, en 2007, pour la publication des caricatures danoises de Mahomet par l’hebdomadaire satirique. Un journaliste engagé qui se dit à gauche mais qu’une grande partie de la gauche déteste. Pour les uns, c’est un Salman Rushdie algérien dont la vie est, elle aussi, menacée par les islamistes. Pour les autres, un méprisable mystificateur qui instrumentalise la laïcité. Le jour de son audition, devant les sénateurs, celui qui vit sous protection policière depuis vingt ans, déclare dans son préambule : « Je n’ai pas eu le droit à une vie normale. La mienne a été jonchée de cadavres, elle a été jonchée de sang. La mienne a été alimentée de menaces de mort. » Il est au choix un rempart ou un danger.
C’est loin de toute attention médiatique que Mohamed Sifaoui quitte Alger pour Paris le 28 octobre 1999. Avec son épouse, ils sont deux anonymes dans le flot de passagers fuyant la guerre civile qui fait rage en Algérie depuis près de huit ans. En cet automne 1999, le journaliste de 32 ans doit d’abord demander le statut de réfugié politique. Se créer un réseau, aussi, dans ce pays où il n’a jamais travaillé. Il vient toquer à la porte de Reporters sans frontières (RSF) d’abord, où l’on accueille ce jeune confrère qui se dit harcelé et menacé par le pouvoir algérien. Francophile, cultivé, blagueur, Mohamed Sifaoui se fait vite des amis chez RSF.
Il trouve, avec son épouse et leur fille qui vient de naître, une chambre au modeste Hôtel Rhin et Danube, dans le nord-est de la capitale. Dans ce quartier de la Mouzaïa, la famille Sifaoui habite à deux pas de l’appartement de Vincent Brossel, alors directeur du département Asie à RSF. Assez vite, Mohamed est invité aux fêtes régulières que Vincent Brossel organise chez lui avec son colocataire, Matthieu Chanut, qui devient vite un ami. De quoi s’aérer l’esprit et sortir du huis clos familial à l’hôtel.
Un « mec extrêmement drôle »
Qui est, à l’époque, le jeune Mohamed Sifaoui ? Matthieu Chanut se souvient aujourd’hui d’un « mec extrêmement drôle ». Gros fumeur et amateur de vin, ce fils de la bourgeoisie algéroise, né à Kouba, à l’est de la capitale, le 4 juillet 1967, est un « bon vivant ». Mais il y a aussi une part plus sombre, mystérieuse. Celle du journaliste exilé, ancien correspondant pour Jeune Afrique et passé par L’Authentique et Le Soir d’Algérie, entre autres, qui s’intéresse aux « questions sécuritaires » – autrement dit, la lutte armée contre les islamistes.
Peu après la victoire dans les urnes du Front islamique du salut, en décembre 1991, les généraux algériens ont interrompu le processus électoral. A Vincent Brossel et Matthieu Chanut, Mohamed Sifaoui parle souvent de ce chaos algérien et de ce pouvoir de l’ombre des militaires. En février 1996, Le Soir d’Algérie, pour qui Mohamed Sifaoui travaillait, est visé par une attaque à la voiture piégée. Trois membres du journal meurent. Mohamed Sifaoui, lui, n’était pas dans les locaux.
Il ne quittera son pays que trois ans plus tard. Certains de ses articles auraient déplu au régime, assure-t-il. « Il disait qu’il avait révélé des choses, se remémore Vincent Brossel. Mais je n’ai jamais su ce qui lui avait valu le désamour des autorités. » Une chose saute néanmoins aux yeux des deux colocataires, le journaliste trentenaire a « une énorme envie de revanche ». Un Rubempré algérois animé par une insatiable soif de reconnaissance.
Guéguerre avec un sous-lieutenant
En ce printemps 2000, il vient de faire une rencontre. De celles qui peuvent marquer une vie et lancer une carrière. L’homme qu’il vient de croiser dans les locaux de RSF est un ancien sous-lieutenant algérien. Habib Souaïdia, le visage émacié, a déjà une vie de souffrances derrière lui. Né en 1969 à l’est du pays, il s’est engagé dans l’armée à 20 ans. Il a traqué les « barbus » dans les montagnes, en a même tué. Sans prendre le parti des islamistes, il veut dénoncer les « atrocités », les exactions et les manipulations des militaires qu’il a vues. Mohamed Sifaoui se propose de l’aider à écrire. Le patron des éditions La Découverte, François Gèze, rencontre les deux hommes, il est emballé. L’éditeur, qui s’intéresse à l’Algérie depuis les années 1980, est bien placé pour saisir la valeur d’un tel témoignage.
Avant même la publication du livre, Mohamed Sifaoui introduit Habib Souaïdia auprès de nombreux médias. A l’époque, le journaliste n’a pas de mots assez durs contre l’armée algérienne, comme lors de cet entretien le 22 avril 2000 avec Jean-Baptiste Rivoire, alors à l’agence Capa, et dont M a pu voir les rushs. A propos des généraux algériens « archi-milliardaires », Mohamed Sifaoui glisse à Habib Souaïdia qu’ils sont « les premiers bénéficiaires » de la guerre et du terrorisme dont ils « sont directement ou indirectement responsables ». Et le journaliste algérien de résumer : « Je ne veux pas le justifier, mais le terrorisme en Algérie, il a une cause : c’est le comportement des responsables au sein de l’armée qui ont volé tout le pays. »
Lorsque, le 8 février 2001, sort le livre La Sale Guerre, c’est une déflagration. Le Monde en fait sa « une » le jour même. C’est une victoire pour Habib Souaïdia… et un camouflet pour Mohamed Sifaoui. Car, une semaine avant sa sortie, le journaliste a tenté de s’opposer à sa publication. En vain.
Autrefois alliés, Habib Souaïdia et Mohamed Sifaoui se sont déchirés au cours de l’élaboration du texte. Dans plusieurs ouvrages qu’il écrira ensuite, dont La Sale Guerre. Histoire d’une imposture (Chihab, 2003), publié par une maison d’édition algérienne, Mohamed Sifaoui racontera sa version. Il accuse François Gèze d’avoir fait pression sur Habib Souaïdia pour charger le régime de tous les maux et exonérer les islamistes. Totalement faux, s’indignent Habib Souaïdia et François Gèze. Ils assurent au contraire que Mohamed Sifaoui a cherché à modifier à plusieurs reprises le témoignage original de l’ancien sous-lieutenant, y ajoutant des erreurs factuelles, dans le but, selon eux, de décrédibiliser son témoignage et donc le livre.
Retournement de veste
A cela s’ajoute une mesquine histoire d’argent que le prolixe Sifaoui n’a jamais évoquée dans ses récits. Aux deux Algériens, François Gèze avait versé 50 000 francs d’à-valoir. Charge à Sifaoui, alors le seul à détenir un compte bancaire en France, de reverser la moitié de la somme à Souaïdia. On sera loin du compte, assurent l’ex-sous-lieutenant et l’éditeur. Souaïdia demandera son dû à son compatriote à plusieurs reprises. Sans succès. Un coup tordu qui n’est jamais passé pour Matthieu Chanut et Vincent Brossel : « Habib avait besoin de cet argent pour vivre et Mohamed la lui a faite à l’envers. »
Peu importe à Mohamed Sifaoui, qui intente dans la foulée un procès aux éditions La Découverte : il s’indigne que son nom apparaisse sur la première édition du livre, qu’il considère « comme un tissu de mensonges », et réclame tout de même sa part de droits d’auteur – le livre, vendu à 70 000 exemplaires, est un succès de librairie. Le journaliste obtient 6 000 euros de dommages et intérêts, mais perd sur la question des droits d’auteur.
Mohamed Sifaoui aura sa vengeance un peu plus tard, et de façon magistrale, lorsque le général Khaled Nezzar, ancien homme fort du régime algérien, attaque Habib Souaïdia pour diffamation. Le journaliste, qui quelques mois auparavant n’avait pourtant pas de mots assez violents pour dénoncer ce régime, vole au secours du général. Conscient de l’invraisemblance de la situation, Mohamed Sifaoui s’en expliquera lors du procès en rendant hommage à Nezzar et à ses collègues militaires « pour avoir arrêté le processus électoral et pour avoir empêché des islamistes, des intégristes, de faire de l’Algérie un autre Afghanistan. »
Plus de vingt ans après, le discret Habib Souaïdia, qui tient aujourd’hui un magasin de vêtements chics à Paris, est convaincu que le journaliste a été « retourné » par les services algériens. L’ex-spécialiste de l’Algérie à Libération, José Garçon, a longtemps soupesé cette hypothèse, avant de se faire sa propre idée : « Pour moi, cette histoire est d’abord la démonstration que c’est avant tout un effroyable opportuniste. »
Depuis le procès intenté par Nezzar contre Souaïdia, Mohamed Sifaoui a définitivement choisi son camp. Il devient l’opposant intransigeant et acharné aux islamistes du monde entier, d’autant plus valeureux qu’il est lui-même musulman. A l’époque directeur de la rédaction de Marianne, Jean-François Kahn lui met le pied à l’étrier : « Mohamed nous a beaucoup aidés dans notre combat éditorial contre tous ceux, et notamment Libération, qui avaient tendance à relativiser la responsabilité des islamistes dans les atrocités commises en Algérie. »
Jean-François Kahn lui commande ses premiers papiers. Sa carrière de journaliste est relancée. Et, le 11 septembre 2002, un an après les attentats aux Etats-Unis, il sort son premier livre, La France malade de l’islamisme. Menaces terroristes sur l’Hexagone, avec une préface du patron de Marianne (Le Cherche Midi). Sa thèse tient en une phrase : « Au cours des vingt dernières années, l’idéologie islamiste s’est propagée dans les couches de l’immigration comme se propage une maladie endémique et contagieuse, sans que la société française ait eu le temps de s’en apercevoir. »
Et déjà pointe son obsession sur le port du voile, « un signe d’appartenance à une idéologie extrémiste ». Elle ne le quittera pas. La machine Sifaoui est lancée : une vingtaine de livres, presque autant de documentaires, deux bandes dessinées et même un scenario de film. Tout tourne autour de ses thèmes de prédilection : l’islamisme, la menace terroriste, le communautarisme. Avec souvent un parfum de scandale et de controverses.
Un tuyau percé dans l’affaire Estelle Mouzin
Son premier documentaire, Enquête sur un réseau (islamiste), réalisé avec la journaliste Florence Bouquillat et diffusé le 27 janvier 2003 sur France 2 – qu’il déclinera dans la foulée en livre au titre plus accrocheur, Mes “frères” assassins. Comment j’ai infiltré une cellule d’Al-Qaida (Le Cherche Midi) – fait immédiatement polémique. Le film suit un dénommé Karim Bourti, un salafiste déjà condamné par la justice, qui évoque, en caméra cachée, l’hypothèse d’un attentat contre la tour Eiffel. Même si le documentaire ne parvient pas à démontrer son appartenance à la mouvance Al-Qaida, l’effet de buzz est immédiat.
Mohamed Sifaoui est invité à « Tout le monde en parle », le talk-show de Thierry Ardisson. « Arrêt sur images » y consacre une émission. Sur le plateau de Daniel Schneidermann, Florence Bouquillat semble émettre, à demi-mot, des réserves sur sa collaboration avec son collègue : « J’ai fait attention dans ma manière de travailler avec lui, par exemple à toujours garder les cassettes avec moi. » Publiquement, elle en restera à cette phrase sibylline.
Sauf à de très rares proches, la journaliste n’a jamais raconté que, quelques jours avant la diffusion du documentaire, elle a reçu un coup de fil des policiers du Quai des Orfèvres l’invitant à venir les voir. Intriguée, elle s’y rend. Et découvre qu’ils connaissent les moindres détails des entretiens réalisés. Pour elle, cela ne fait guère de doute que Sifaoui les avait tenus informés de l’état d’avancement de leur enquête.
Contactée, Florence Bouquillat n’a ni infirmé ni confirmé cet épisode. En parallèle de ses activités de journaliste, Sifaoui travaillait-il avec la police française ? Patron de la Crim’ à l’époque, Frédéric Péchenard ne le confirme pas, sans pour autant l’exclure : « A ma connaissance, jamais M. Sifaoui ne nous a donnés d’informations, mais il se disait qu’il en donnait aux RG [Renseignements généraux], mais je ne sais pas si c’était vrai. » Quoi qu’il en soit, Florence Bouquillat et Mohamed Sifaoui ne se parleront plus jamais.
Les polémiques se suivent mais ne se ressemblent pas. Quatre ans plus tard, en marge de son enquête J’ai infiltré le milieu asiatique (Le Cherche Midi), qui a aussi fait l’objet d’un documentaire diffusé sur TF1, Mohamed Sifaoui est d’abord accusé d’avoir tenu des propos racistes en déclarant que « la majorité des Asiatiques que j’ai fréquentée n’a absolument rien à foutre de la communauté nationale. Ils sont là pour gagner de l’argent ».
Mais, surtout, le journaliste a confié à la police avoir recueilli, pendant son enquête, des informations décisives selon lesquelles le corps d’Estelle Mouzin, une fillette disparue depuis 2003, se trouverait sous un restaurant chinois. Après la garde à vue de dix personnes, la démolition du sol du restaurant et la découverte d’ossements… d’animaux, la piste se révèle un tuyau percé. Ce genre de mésaventure aurait dû ruiner la crédibilité de n’importe quel journaliste. Mais pas celle de Mohamed Sifaoui.
Le messie d’une gauche à cheval sur la laïcité
L’homme sait rebondir. Grâce notamment au soutien de l’essayiste Caroline Fourest, il va assez vite se constituer un réseau d’amitiés et de fidélités assez puissant. De gauche, mais d’une gauche très à cheval sur la laïcité, hostile, par principe, au port du voile et très en soutien d’Israël. De Philippe Val, le patron de Charlie Hebdo puis de France Inter à l’ex-premier ministre Manuel Valls, en passant par l’ancien leader de SOS Racisme Malek Boutih. Tous ont refusé de répondre à nos questions. Sauf Bernard-Henri Lévy.
Lui se souvient d’avoir découvert Mohamed Sifaoui à la télévision en 2003. Une sorte d’apparition. « J’ai rêvé toute ma vie de trouver des ponts vivants entre le monde musulman et le monde juif. C’est tellement important un musulman qui de l’intérieur condamne l’islamisme radical et l’antisémitisme et promeut la fraternité avec les juifs. Mohamed fait partie des grandes voix qui expriment cela et il n’y en a pas beaucoup. »
e télévision, il parle fort et de façon péremptoire. Multipliant les formules parfois blessantes, pour ne pas dire insultantes envers la communauté musulmane. « Il fait partie de ces gens qui, par ignorance ou intérêt, ont fait de l’islam un sujet noir ou blanc. Il a pris la place du musulman qui dit du mal de l’islam, car il a bien vu que c’était vendeur », dénonce Hakim El Karoui, essayiste, chercheur associé à l’Institut Montaigne, auteur d’un rapport sur l’islam de France.
Cela ne l’a pas empêché d’intégrer le bureau national de SOS Racisme entre 2009 et 2012, puis celui de la Licra (Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme) en 2016. Dominique Sopo, le président de SOS Racisme, le défend encore aujourd’hui : « Même si ses analyses sont un peu mécaniques, il connaissait très bien le sujet de l’islam politique. Ce n’est pas l’escroc intellectuel que ses détracteurs veulent dénoncer… »
Vrai faux croyant
Le procès contre Charlie Hebdo, en 2007, va être son moment. « C’est lui qui nous propose de nous soutenir, se souvient un ex-Charlie qui souhaite rester anonyme. Il était l’un des rares à dire : “Je m’appelle Mohamed Sifaoui et je n’ai aucun problème à soutenir la démarche de Charlie.” » A la sortie de l’audience, les caméras et les micros se ruent vers lui. « Vous, en tant que musulman croyant et pratiquant, vous ne vous êtes pas sentis offensé par les caricatures ? », lui demande un journaliste. Réponse : « Non, je suis offensé quand des musulmans tirent en mon nom, au nom de l’islam et au nom de ma religion. »
Croyant, Sifaoui ? Quatre ans plus tôt, sur le plateau de Thierry d’Ardisson, il déclarait déjà : « Moi, je suis croyant, il ne pourra m’arriver que ce que Dieu m’aura prescrit. » Pourtant, tous ceux qui l’ont bien connu nous ont tous affirmé la même chose : Mohamed Sifaoui n’est ni croyant ni pratiquant. Ce n’est que dans son livre Une seule voie : l’insoumission (Plon, 2017), qu’il reconnaîtra que s’il a été croyant quand il était enfant, il a ensuite longtemps cru en son « agnosticisme », « avant d’être finalement convaincu de ne croire en aucun Dieu ».
Il faut parfois nuancer ce que dit Mohamed Sifaoui en public. Y compr
is devant les sénateurs. « Tous ceux qui défendent la République et la laïcité sont tous mes copains », a-t-il par exemple déclaré le 15 juin. Ce serait trop simple. Car l’homme a un immense talent pour se faire des ennemis, y compris avec des gens censés défendre les mêmes idées que lui.
Le 18 novembre 2015, il est en plateau sur France 2 pour une émission spéciale sur les attentats du Bataclan, lorsqu’il se lance, de façon aussi soudaine que brutale, dans une diatribe contre Latifa Ibn Ziaten, la mère d’un militaire assassiné par Mohamed Merah en 2012, qui depuis s’est engagée dans un travail de sensibilisation dans les écoles contre les fanatismes de toutes sortes : « Ce n’est pas parce qu’une personne perd son fils (…), qu’on doit la sortir de ses fourneaux pour en faire une égérie de la lutte contre le terrorisme. » Trois ans plus tard, le 12 février 2018, il récidive, encore plus violent : « Le voile qu’elle porte est porté par l’idéologie qui a tué son propre fils. »
Latifa Ibn Ziaten, qui se couvre les cheveux avec un foulard depuis la mort de son fils, en signe de deuil, dépose plainte pour diffamation. Mal lui en a pris. « Je suis sortie du tribunal en pleurant, se rappelle-t-elle aujourd’hui. Il n’a même pas fait l’effort de s’excuser… Franchement, je n’ai rien compris. » Mohamed Sifaoui est finalement relaxé. « Cette affaire de Latifa l’a rendu fou, décrypte un ancien ami. Pour lui, c’était insupportable que cette mère en deuil incarne ce qu’il est censé incarner : la vraie victime de l’islamisme politique. Et, en tant que victime, il considère que tout le monde a une dette envers lui. »
L’éphémère association Onze janvier
Même avec le Printemps républicain, ce mouvement fondé en 2016 sur l’idée d’une laïcité de « combat », avec laquelle il est, a priori, parfaitement aligné, il va réussir à se brouiller de façon incompréhensible. « C’est toujours compliqué de bosser avec Mohamed, répond une vieille amie. Je pense qu’il a un comportement autodestructeur, qui est lié à son syndrome post-traumatique. Le fait d’être tout le temps en bataille depuis l’attentat d’Alger contre son journal. Il ne parle que de salafisme du matin au soir. Quand on a été à ce niveau de menaces, d’emmerdes, de polémiques, ça rend à fleur de peau. »
L’ancien président de la Licra Alain Jakubowicz reconnaît bien volontiers que Mohamed Sifaoui, appelé en 2016 au sein du bureau exécutif de l’association, n’est pas un partenaire facile. « Ce n’est pas toujours un homme de dialogue. Pour lui, sa position est non négociable. » Là encore, le compagnonnage avec la Licra se termine dans les drames, en septembre 2017, avec un communiqué de presse rageur. « Je trouvais que l’histoire de Mohamed était une belle histoire personnelle, poursuit Alain Jakubowicz. On a toujours considéré que ce qu’il avait vécu, ses combats, expliquait – ne justifiait pas forcément, mais expliquait – ses outrances. »
De l’aveu de ses proches, les attentats de 2015 ne lui ont pas fait du bien. Ce qu’il pressentait et redoutait, presque seul, depuis plus de dix ans est advenu. Consacré par le « je vous l’avais bien dit », « il s’est radicalisé dans ses positions », relève Jean-François Kahn, qui nuance aussitôt : « Il a eu jusqu’au bout le mérite de ne pas basculer à droite. »
L’islamisme n’a jamais autant tué en France, Mohamed Sifaoui veut plus que jamais faire feu de tout bois. Il mobilise ses amis, active ses réseaux. Au printemps 2015, il annonce créer l’association Onze janvier, pour lutter contre les fanatismes religieux et l’extrême droite. En mai, une assemblée générale à Paris réunit une cinquantaine de membres fondateurs, dont les essayistes Raphaël Glucksmann et Fiammetta Venner – par ailleurs compagne de Caroline Fourest –, le journaliste et fondateur du site Conspiracy Watch, Rudy Reichstadt, ou encore le directeur général de l’Association française des victimes de terrorisme (AFVT), Guillaume Denoix de Saint Marc.
Les statuts sont déposés en préfecture le 6 juin ; l’adhésion est fixée à 50 euros. « Si des gens qui ont des moyens ne sont pas capables de mettre 50 euros sur la table, explique Mohamed Sifaoui lors d’un séminaire organisé en juin 2015 par La Règle du jeu, la revue de Bernard-Henri Lévy, ils n’ont rien à faire dans un combat qui doit les opposer à des gens qui mettent souvent leur vie sur la table. » Il promet des embauches, mais l’ambitieux projet fait long feu. Guillaume Denoix de Saint Marc résume aujourd’hui : « Il y a eu des prémisses, mais ça a fait pschitt. » Aucun des interlocuteurs sollicités par M n’a été en mesure de dire combien d’argent avait été récolté par l’association Onze janvier. Encore moins à quoi il a pu servir.
Un emploi « peu transparent »
Auprès de l’AFVT, Mohamed Sifaoui va tout de même faire fructifier son combat contre l’islamisme. Avec les attentats de janvier 2015, cette petite association croule sous les demandes et voit ses subventions grimper. Dès avril 2015, le journaliste est embauché. « Guillaume [Denoix de Saint Marc] nous dit qu’il est extraordinaire, qu’il a un carnet d’adresses et va nous aider, nous conseiller », se remémore un administrateur. Après une première prolongation de contrat, Mohamed Sifaoui signe un CDI – trente-deux heures par semaine, 2 250 euros brut, en février 2016.
Pour quelles missions effectuées ? Difficile à dire. Il y a, certes, ces quatre sessions de prévention de la radicalisation auprès d’élus et de cadres municipaux à Sarcelles, en février et mars 2016, facturées 25 000 euros par l’AFVT. Pour le reste, l’apport de Sifaoui dans l’association reste « très mystérieux, et peu transparent », selon le même administrateur. En 2017, le conseil d’administration de l’AFVT s’interroge sur la réalité de son travail, une majorité des membres souhaite son départ. Une rupture conventionnelle est signée en mars 2018.
Mohamed Sifaoui collectionne alors les projets aussi ambitieux que fugaces. Le 11 janvier 2018, il lance la revue Contre-terrorisme, conçue comme un trimestriel. Le juge d’instruction Marc Trévidic ou l’historienne Jacqueline Chabbi font partie des contributeurs bénévoles. Avec une douzaine d’autres personnalités, ils ont même mis quelques centaines d’euros pour aider à la création d’une société éditrice. Las, après deux numéros, le magazine s’arrête, sans aucune explication. Les abonnés – Mohamed Sifaoui en revendiquait 1 500 – en sont pour leurs frais. Tout comme ceux de la chaîne Web Islamoscope TV, lancée par le journaliste à l’été 2020 et qui diffusait, contre un abonnement mensuel de 4,99 euros, du « contenu exclusif » et des « grands entretiens » sur l’islam politique et le terrorisme. Une promesse qui ne dure que quelques mois.
Un passage par la Ligue 1
Puisque aucun de ses projets ne décolle, Sifaoui va cumuler les missions. Entre la fin 2020 et 2022, il signe un premier contrat de consultant (de 39 500 euros) avec le comité interministériel de prévention de la délinquance et de la radicalisation, qui dépend en partie de Beauvau et dont il connaît bien le nouveau secrétaire général, Christian Gravel, un intime de Manuel Valls. Et, quand Marlène Schiappa a l’idée de lancer son fonds Marianne, son cabinet se tourne à nouveau vers Mohamed Sifaoui, que la ministre connaît. Par l’intermédiaire de l’USEPPM, dont il est devenu administrateur le 20 mai 2017, il recevra environ 60 000 euros.
« La grande phrase de Sifaoui, c’était : “Il faut mutualiser les sources de revenus” », se remémore Raphaël Saint-Vincent, un formateur en close-combat qui l’a fait rentrer à l’USEPPM avant de s’en mordre les doigts. Alors Sifaoui « mutualise », y compris sur des terrains improbables. Il est un temps salarié de la société de maroquinerie de luxe de Cyril Karunagaran, un étrange touche-à-tout, par ailleurs président de l’USEPPM.
Comme si cela ne suffisait pas, il rédige une dizaine d’articles pour Le Journal du dimanche, puis, entre novembre 2021 et mai 2022, une dizaine d’autres pour l’hebdomadaire dirigé par Caroline Fourest Franc-Tireur. Quitte à se retrouver parfois en situation de potentiel conflit d’intérêts avec sa principale source de revenus, le ministère de l’intérieur. « Je n’ai jamais cru que des gens de mon profil puissent se suffire des trente-cinq heures », expliquera-t-il aux sénateurs.
Dans cette course aux contrats, l’été 2022 marque une accalmie. Mais, dès octobre, une opportunité inattendue et lucrative se présente. « Je range ma carte de presse », annonce alors Sifaoui – façon de parler, lui qui n’a jamais eu de carte de journaliste professionnel. Il devient, à la surprise générale, directeur de la communication du club de football d’Angers, alors dernier de Ligue 1. Loin, très loin de ses terrains habituels. En quelques semaines et à coups de phrases chocs, il réussit à se mettre à dos supporteurs et joueurs. Les journalistes aussi, à qui il reproche, dans des textos insultants, leur « flatulence médiatique ». « Il n’avait ni les codes de la communication ni ceux du football », résume le correspondant de L’Equipe, cible du courroux du dircom’. L’erreur de casting – environ 7 000 euros par mois – prendra fin en avril.
L’argent, tout autant que les idées, voilà peut-être l’un des fils rouges de Mohamed Sifaoui. Il a donné l’impression de courir après toute sa vie. A RSF, il y a vingt ans, ils sont plusieurs à lui avoir prêté quelques centaines d’euros, sans en revoir la couleur. Depuis, les anecdotes de généreux déçus se sont accumulées. Un jour, au tournant des années 2010, c’est un dirigeant associatif qui envoie plusieurs fois son RIB, dans l’espoir de récupérer les 1 850 euros prêtés, en vain. Une autre fois, c’est une avocate parisienne qui fait un scandale en demandant son dû. « Je ne veux pas accabler Mohamed. Mais je connais plusieurs amis communs et il nous a tous tapé un peu de pognon », résume un autre avocat qui lui a prêté « des milliers » d’euros.
Sans rancune : « Pour les gens à qui il s’est adressé, l’argent n’est pas un sujet majeur. » Devant les sénateurs, le 15 juin, Mohamed Sifaoui ne s’est pas étendu sur les questions pécuniaires. Il a souligné qu’il n’est « pas un rentier ». Avant d’ajouter : « Je suis un père de famille avec des enfants à élever, il me faut gagner ma vie (…) mais pas pour un enrichissement personnel. Cela n’a jamais été ma quête d’existence. » Les sénateurs, dans leur rapport, se sont tout de même « étonnés » de son niveau de rémunération. Et l’inspection générale de l’administration, elle, a demandé le remboursement de près de la moitié de la subvention perçue.
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