« Pour la fête des hommes libres, ils ont massacré mes amis », écrivait le poète pied-noir et indépendantiste Jean Sénac en souvenir d’une manifestation qui, avant même le déclenchement de la guerre d’Algérie, s’acheva sur une tuerie en plein cœur de la capitale française. Soixante-dix ans plus tard, la mémoire s’en est presque effacée.
Paris, le 15 juillet 1953. Des pompiers s'affairent près d'une voiture et d'un car de police incendiés au cours d'affrontements entre manifestants algériens et policiers qui ont éclaté la veille. © AFP Archives
Du 14-Juillet, fête nationale française, on retient avant tout aujourd’hui le défilé militaire sur les Champs-Élysées, les bals populaires et les feux d’artifice. Durant quelques décennies pourtant, cette date, tout comme le 1er-Mai, donna lieu à un grand défilé des forces de gauche, dans un écho sans doute plus fidèle à la prise de la Bastille en 1789. Le premier du genre eut lieu en 1935, dans le sillage de la grande union antifasciste connue sous le nom de Front populaire, apparue après la manifestation d’extrême droite du 6 février 1934.
C’est dans cette tradition politique et pacifique encore récente que s’inscrivait la manifestation du 14 juillet 1953, où les Algériens du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD) venaient fermer la marche. Souvent, pour éviter les heurts, on préférait les placer au cœur du cortège, entre des groupes moins susceptibles de se retrouver en conflit avec les forces de l’ordre.
Quand la violence coloniale s’exprime au grand jour en métropole
Place de la Nation, du côté de l’avenue du Trône, les tirs de la police ce jour-là firent pourtant sept morts et au moins cinquante blessés par balles parmi les manifestants. Avant le 17 octobre 1961 et la manifestation du métro Charonne le 8 février 1962, cette répression sanglante fit entrer la violence coloniale en plein Paris, qui plus est dans une journée symbole d’émancipation, y compris pour les sujets de l’Empire.
L’élément déclencheur de la fusillade suscite encore débat. On évoque, en rappel peut-être du massacre de Sétif le 8 mai 1945, des heurts après la tentative d’un officier de police de s’emparer du drapeau algérien. On s’accorde en revanche sur le fait que, très probablement, aucun ordre ne fut donné d’ouvrir le feu et que les premiers coups de pistolet furent tirés spontanément par les gardiens de la paix. Ils firent deux morts et déchaînèrent la colère de la foule au lieu de la faire reculer.
La suite fut un carnage. Bien que les rapports officiels aient cherché à convaincre du contraire, on sait aussi qu’aucun Algérien ne brandit d’arme à feu et que les tirs furent strictement policiers. Parmi les victimes, une seule était Française, un syndicaliste de la CGT qui tenta de s’interposer et d’implorer un cessez-le-feu.
« Un racisme qui n’ose pas dire son nom »
« Quand on constate que la plupart des journaux (le vôtre est parmi les exceptions) couvrent du nom pudique de “bagarres” ou “d'incidents” une petite opération qui a coûté sept morts et plus d'une centaine de blessés, quand on voit enfin nos parlementaires, pressés de courir à leurs cures, liquider à la sauvette ces morts encombrants, on est fondé, il me semble, à se demander si la presse, le gouvernement, le Parlement, auraient montré tant de désinvolture dans le cas où les manifestants n'auraient pas été Nord-Africains, et si, dans ce même cas, la police aurait tiré avec tant de confiant abandon. Il est bien sûr que non et que les victimes du 14 juillet ont été un peu tuées aussi par un racisme qui n'ose pas dire son nom », écrivit Albert Camus au Monde.
En 2014, Daniel Kupferstein a consacré un documentaire aux Balles du 14 juillet 1953. Trois ans plus tard, après avoir repassé en revue toutes ses archives, il a donné le même titre à un livre publié aux éditions La Découverte, lequel constitue à ce jour la référence ultime sur le sujet. Pour construire son propos, il a passé en revue les archives de police et consulté le dossier de l’instruction aux archives de la Seine. Il a aussi parcouru la presse des semaines qui ont suivi le massacre et recherché les témoignages des victimes ou de leurs proches ainsi que celui de quelques policiers, à partir des noms consignés dans le dossier d’instruction.
Certains d’entre eux disaient ne se souvenir de rien, d’autres ont purement et simplement refusé de témoigner, deux ont finalement répondu – tous deux sont décédés peu de temps après ces entretiens. L’un des policiers apparaissant dans le film reconnaît avoir « tiré à l’horizontale », autrement dit en direction des manifestants, quand l’autre dit n’avoir que tiré en l’air pour faire reculer la foule. De leur récit, il ressort que 210 douilles, et non une dizaine comme précisé dans l’instruction, ont été retrouvées sur les lieux, et que les policiers sont allés acheter des cartouches chez un armurier afin de recharger leurs armes et camoufler ainsi la plupart des tirs effectués.
Des balles à bout portant
Aucun des deux n’a manifesté de remords. « C’était violent pour moi, parce que je revenais d’Algérie où j’avais entendu les familles des défunts », confie le réalisateur. Le plus impliqué dans la fusillade lisait, le jour de sa venue, un livre sur les secrets de la police qu’il a montré au documentariste. Quand, en fin d’entretien, ce dernier lui a demandé s’il avait quelque chose à ajouter, espérant un mot de compassion à l’égard des victimes, il s’est souvenu qu’en plaisantant, un policier s’était écrié en remontant dans le fourgon : « Quand est-ce que vous nous filez les mitraillettes que l’on tire dans le tas. »
Ce massacre fut vite éclipsé par les grèves victorieuses d’août 1953 – contre le recul de l’âge de la retraite – et l’année suivante, les débuts de ce qu’en métropole on nomma les « événements d’Algérie » posa la question de l’indépendance d’une manière autrement plus tragique encore. Il reste que ce jour-là, comme cela se produira en Irlande après le Bloody Sunday de septembre 1972, de nombreux militants algériens renoncèrent à une voie strictement politique et négociée.
Quelque temps plus tard, le MTLD devait se diviser entre les partisans de la lutte armée du Front de libération nationale, le FLN, et les fidèles au vieux leader Messali Hadj autour du Mouvement national algérien, le MNA. Au conflit anticolonial s’ajouta ainsi une sorte de guerre civile entre les deux camps, dont une partie eut lieu en métropole, où le MNA restait solidement implanté. « Ce qui m’a déterminé à faire ce film, conclut Daniel Kupferstein, c’est ce que je dis en substance à la fin de mon livre. En 1953, la guerre d’Algérie n’avait pas commencé, ce qui vide de leur sens les justifications constamment avancées concernant les violences commises en octobre 1961 ou en février 1962. » Lors du débat qui a suivi la projection du film à l’hôtel de ville de Paris, pour les 70 ans du massacre, le président de la Ligue des droits de l’homme, Patrick Baudoin, s’est fait encore plus explicite, en référence à la mort de Nahel Merzouk, 17 ans, le 27 juin 2023 : « Une balle à bout portant, ça rappelle quelque chose. »
Daniel Kupferstein, Les balles du 14 juillet 1953, documentaire sorti en 2014.
https://s.rfi.fr/media/display/478242ce-2092-11ee-ab9f-005056a90284/Daniel-Kupferstein-Paris-juillet-2023-O-Favier.webp
Olivier Favier
Publié le : Modifié le :
https://www.rfi.fr/fr/connaissances/20230713-le-14-juillet-1953-un-massacre-oubli%C3%A9-en-plein-paris
.
Les commentaires récents