Le sociologue Hicham Benaissa rappelle, dans une tribune au « Monde », qu’il est vain de croire que le calme revenu après les émeutes en banlieue est durable. Selon lui, la colère se manifestera tant que nos institutions ne regarderont pas notre passé colonial en face.
Un fait devient social et historique, nous enseigne Emile Durkheim, lorsqu’il est régulier, objectif, général. C’est d’ailleurs à ce titre que le sociologue s’est intéressé au crime en tant qu’objet qui répond aux critères d’un phénomène social. Indépendamment de la volonté des uns et des autres, un fait social s’impose à nous de l’extérieur, à tel point que nous pouvons en donner des prévisions.
La sociologue Rachida Brahim a fourni un travail de recherche précieux qui a consisté à recenser le nombre de crimes racistes commis entre 1970 et 1997. Elle a listé, au total, 731 actes, soit une moyenne de 27 cas par an. Dans le cadre d’un débat critique et universitaire, on peut, si on le souhaite, débattre des chiffres et des concepts, mais il sera difficile de contester la constance et la régularité de ce phénomène. Et, au-delà de la statistique froide, il faut rappeler à la conscience publique la nature précise de quelques événements marquants.
Il y a plus de soixante ans, le 17 octobre 1961, la police réprime dans le sang une manifestation d’Algériens à Paris. Des dizaines de morts par balle. Certains sont jetés dans la Seine, meurent noyés. Ils sont des centaines à être blessés, mis en détention, frappés à coups de crosse. En 1973, le racisme s’exprime dans sa banalité la plus extrême. Dans la nuit du 28 au 29 août, près de la cité de La Calade, à Marseille, Ladj Lounes, 16 ans, est abattu de plusieurs balles dans le corps par le brigadier Canto. La ville, cet été-là, est l’épicentre d’un terrorisme raciste aveugle : 17 Algériens y meurent dans une quasi-indifférence de la police et de la justice. On estime à un peu plus de cinquante les crimes à caractère raciste visant les Maghrébins dans toute la France.
Mépris de race
Dans la nuit du 19 au 20 juin 1983, au milieu du quartier des Minguettes, à Vénissieux (Rhône), un policier tire une balle de 357 Magnum dans l’abdomen de Toumi Djaidja. Il est grièvement blessé mais s’en sort. Sur son lit d’hôpital, il a l’idée d’une marche qui irait de Marseille à Paris. Objectifs : dénoncer les crimes racistes dont sont l’objet les immigrés et leurs enfants, et exiger qu’on les traite avec égalité. Sur leur trajet, les marcheurs apprennent la mort de Habib Grimzi, défenestré du train Bordeaux-Vintimille par trois candidats à la Légion étrangère.
Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, des étudiants manifestent contre le projet de réforme universitaire Devaquet. Malik Oussekine sort d’un club de jazz où il avait ses habitudes, dans le 6e arrondissement de Paris. Il est alors pris en chasse par des policiers « voltigeurs » et meurt dans un hall d’immeuble, au 20, rue Monsieur-le-Prince, sous une pluie battante de coups de pied et de matraque de trois CRS. Plus récemment encore : Zyed Benna, 17 ans, et Bouna Traoré, 15 ans, en octobre 2005, Adama Traoré en juillet 2016, et Nahel M. en juin. Pourquoi ce dernier est-il mort ? Parce que c’était prévisible. Il avait plus de risque d’être abattu par un policier qu’un autre jeune homme de son âge issu de milieu et d’origine différents.
En réalité, Nahel M. n’avait pas son âge. Il était vieux du monde qu’il portait dans sa chair, ce monde dans lequel les corps sont hiérarchisés, plus ou moins exposés à l’injure, à la violence physique, à la mort. Ils ne sont pas que biologiques, mais aussi sociaux et symboliques, ce par quoi passent nos jugements, nos désirs, nos dégoûts, structurés par l’histoire d’un monde qui les précède. L’histoire de la mort de Nahel M., c’est l’histoire d’un corps frappé, dès son plus jeune âge, du sceau du mépris de classe et de race.
Sa mort n’est pas un accident, ni un fait divers perdu dans le flux chaotique du présent. Elle s’inscrit dans la continuité historique des crimes racistes perpétrés à l’endroit des Noirs et des Arabes de ce pays. Depuis une date inconnue, la société française entretient avec le corps de Nahel M., et de tous les autres, une relation raciale, seule explication valable permettant de justifier, des dizaines d’années après, leur agglomération continue dans les mêmes lieux délabrés et méprisés, à la périphérie des grandes villes.
Jeunesse abandonnée
Parce que si le racisme trouve sa forme la plus violente dans le crime, il est avant toute chose un rapport banalisé à la société entière. Il vient se loger jusque dans l’intimité, dans le rapport à soi, puis dans le rapport aux autres, aux institutions, à l’école, au logement, au travail, à la justice. En 2020, le Défenseur des droits écrit, dans la synthèse d’un rapport intitulé « Discriminations et origines : l’urgence d’agir » : « Il ressort de toutes les études et données à la disposition du Défenseur des droits que les discriminations fondées sur l’origine restent massives en France et affectent la vie quotidienne et les parcours de millions d’individus, mettant en cause leurs trajectoires de vie et leurs droits les plus fondamentaux. » Contre les tentatives de déresponsabilisation de l’Etat, il faut répondre. C’était là, sous vos yeux.
Si on reprend le fil historique des révoltes contre les crimes racistes, on remarquera qu’elles sont plus amples, plus violentes, plus spontanées. La dynamique est au nombre. Mais elles sont aussi plus désorganisées car davantage portées par des individus d’une extrême jeunesse qui se révoltent sans grande orientation intellectuelle. Cette même orientation qui pourrait leur donner les outils pour comprendre, et donc maîtriser, les raisons de leur colère en les formulant au travers d’objectifs politiques clairs. Une jeunesse en grande partie abandonnée à l’idéologie d’un capitalisme sauvage et sans horizon, à qui on fait miroiter avoir et paraître, succès et fortune, auxquels, sur le plan statistique, ils ont peu de chance d’avoir accès.
Mais on se trompe dangereusement si l’on croit que le feu est éteint et qu’on peut tranquillement retourner à nos affaires. Cela reviendra, parce qu’il y a ici la nature d’un fait social régulier, objectif et général. Avec une particularité supplémentaire : le conflit ne se situe plus uniquement sur le terrain du social mais aussi sur le plan des idées. L’explication traditionnelle de ces révoltes est aujourd’hui concurrencée par des théories et des argumentaires d’une classe moyenne supérieure culturelle et économique partageant avec cette jeunesse une histoire commune.
Cette lutte sociale et intellectuelle nous conduira inévitablement (mais à quel prix ?) vers un travail collectif de redéfinition des principes de la nation française, à partir de la diversité de ses composantes. Comme souvent dans l’histoire de France, cela passera sans doute par une réorganisation institutionnelle de son régime. La Ve République s’est ouverte en pensant tourner définitivement la page avec son passé colonial. La VIe devra le regarder en face.
Hicham Benaissa est docteur en sociologie, rattaché au laboratoire du Groupe sociétés, religions, laïcités de l’Ecole pratique des hautes études et du CNRS. Il est notamment l’auteur du livre « Le Travail et l’Islam. Généalogie(s) d’une problématique » (Editions du Croquant, 2020).
Que s’est-il passé le 17 octobre 1961 à Paris ?
Empêtrées dans une relation diplomatique fragile et conflictuelle, France et Algérie commémorent, samedi 16 et dimanche 17 octobre, un triste anniversaire. Il y a soixante ans, le 17 octobre 1961, au moins 120 Algériens ont été tués par la police lors d’une manifestation à Paris. A l’appel de la Fédération de France du Front de libération nationale (FLN), au moins 20 000 Algériens avaient défilé pour défendre pacifiquement une « Algérie algérienne » et dénoncer un couvre-feu imposé à ces seuls « Français musulmans d’Algérie ».
Emmanuel Macron s’apprête à reconnaître samedi « une vérité incontestable » lors de la cérémonie officielle pour les 60 ans du massacre, allant plus loin que la « sanglante répression » admise par François Hollande en 2012, a fait savoir l’Elysée vendredi.
En plein cœur de sa politique de réconciliation mémorielle autour de la guerre d’Algérie, le président français, Emmanuel Macron, s’est engagé à célébrer les trois grandes commémorations autour du conflit : l’hommage aux harkis (auxiliaires algériens ayant combattu pour l’armée française) ; le soixantième anniversaire du massacre du 17 octobre 1961 ; et les accords d’Evian, qui ont scellé, le 18 mars, l’indépendance du pays.
Pour tenter de mieux comprendre les enjeux de cette commémoration, Le Monde vous explique ce qu’il s’est passé le 17 octobre 1961 et ce que cela a entraîné.
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Que s’est-il passé ?
Alors que la guerre d’Algérie (1954-1962) touche à sa fin, la tension entre la police parisienne, alors dirigée par Maurice Papon – également impliqué dans la rafle de 1 600 juifs à Bordeaux entre 1942 et 1944 – et le FLN s’accroît, jusqu’à la mise en place d’un couvre-feu, pour les « Français musulmans d’Algérie » uniquement. Pour boycotter cette règle discriminatoire, la Fédération de France du FLN organise, le 17 octobre 1961, une large manifestation appelant hommes, femmes et enfants à défiler dans la capitale. La mobilisation est voulue pacifique, toute arme étant strictement interdite.
En fin d’après-midi, au moins 20 000 Algériens – et jusqu’à 40 000 selon des estimations internes au FLN – gagnent ainsi la rue. Mais la manifestation est rapidement et durement réprimée par la police parisienne, échaudée par la diffusion de fausses informations faisant état de plusieurs morts et blessés parmi les forces de police. De nombreux manifestants sont tués : passés à tabac, dans la rue ou dans les centres d’internement vers lesquels ils étaient emmenés, jetés dans la Seine ou bien abattus par balle.
Lors de cette nuit sanglante, au moins 12 000 Algériens ont été arrêtés, et au moins 120 ont été tués – les estimations de certains historiens portant même le bilan à plus de 200 morts.
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Dans quel contexte ce massacre a-t-il eu lieu ?
Tandis que la guerre fait rage en Algérie, les tensions sont aussi vives en France en octobre 1961, où police parisienne et membres du FLN se livrent une bataille violente. Des sévices sont régulièrement perpétrés par les forces de l’ordre sur des Algériens détenus.
Dans une escalade de la violence, les actions du FLN se font de plus en plus sanglantes à mesure que la répression française contre les Algériens se durcit. En septembre 1961, cinq policiers français avaient notamment été tués lors d’attaques du FLN.
« Si la mort d’un agent en service fait normalement l’objet d’une prise en charge institutionnelle, à l’époque le préfet Maurice Papon choisit de suspendre les obsèques solennelles, car il ne peut y en avoir toutes les semaines et il craint les réactions de ses agents. On peut imaginer l’esprit de vengeance que génère ce contexte », souligne ainsi l’historien Emmanuel Blanchard dans nos colonnes.
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Quelle suite ces événements ont eue ?
La préfecture de Paris – couverte par les autorités gaulliennes – s’est rapidement employée à dissimuler ce qui s’est révélé être « la répression d’Etat la plus violente qu’ait jamais provoquée une manifestation de rue en Europe occidentale dans l’histoire contemporaine », selon les historiens britanniques Jim House et Neil MacMaster. Dès le lendemain, le 18 octobre 1961, la préfecture établit, dans un communiqué, un bilan de trois morts lors – selon elle – d’affrontements entre manifestants algériens. A cette période, la presse est alors largement censurée par le pouvoir, et le discours officiel est relayé par les titres de presse populaires.
Parallèlement, police et justice mènent une enquête peu rigoureuse, s’attardant, selon Emmanuel Blanchard, sur certains pans de l’histoire, comme les règlements de comptes qui avaient opposé deux groupes indépendantistes algériens à la fin des années 1950, et occultant de nombreux autres, comme la violence policière. Aussi, la reprise des négociations entre Paris et le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) en vue de son indépendance a largement contribué à installer une omerta autour des évènements du 17 octobre 1961, les deux parties estimant que ce silence poursuivait un intérêt commun.
Les langues ont bien commencé à se délier dans les années 1980 sous l’impulsion des descendants des Algériens restés en France et témoins du massacre. Mais la véritable avancée vers la connaissance et la mémoire de cet évènement ne vient qu’en 1991, lorsque l’historien Jean-Luc Einaudi publie La Bataille de Paris, 17 octobre 1961 aux éditions du Seuil. Son ouvrage lève alors le voile sur l’un des épisodes les plus sombres de l’histoire franco-algérienne, remettant en cause la version officielle de l’Etat et le bilan humain de cette manifestation – annoncé à trois morts. M. Einaudi le relève à plus de 200.
Dix ans après cette publication, le maire socialiste de Paris Bertrand Delanoë inaugure, en 2001, une plaque « à la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Aucun ministre ni membre de l’Etat ne s’associe à la commémoration. Il faudra attendre 2012 pour qu’un gouvernement prenne position, en la personne du président socialiste François Hollande. Ce dernier « reconn[aît] avec lucidité », et au nom de la République, la « sanglante répression » qui a pris la vie « d’Algériens qui manifestaient pour le droit à l’indépendance ». En revanche, la forme du geste présidentiel – un communiqué plutôt qu’un discours lors d’une cérémonie – a limité la puissance symbolique de cette reconnaissance par l’Etat français.
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Quel est l’enjeu de cet anniversaire sur fond de tensions entre Paris et Alger ?
Emmanuel Macron est donc particulièrement attendu cette année. D’autant que ce soixantième anniversaire intervient dans un contexte très tendu entre la France et l’Algérie après que M. Macron a évoqué, le 30 septembre lors d’une réunion retranscrite par Le Monde, un « système politico-militaire » algérien « fatigué », fondé sur la « haine de la France » et qui entretient une « rente mémorielle » qui « ne s’appuie pas sur des vérités ». Ces propos ont fortement déplu de l’autre côté de la Méditerranée, provoquant un véritable incident diplomatique.
Les tensions étaient toutefois déjà vives entre les deux pays, s’étendant sur plusieurs fronts, parmi lesquels : la question migratoire ; les déconvenues concernant des contrats économiques et commerciaux ; la sécurité régionale ; ou encore cette réconciliation mémorielle que le président français a voulu initier, a rappelé Frédéric Bobin, journaliste spécialiste de l’Afrique du Nord au Monde.
M. Macron a reconnu « au nom de la France » et de la « République française » l’assassinat, à Alger en 1957, des militants indépendantistes Maurice Audin et Ali Boumendjel. Il a aussi admis, le 20 septembre, la « tragédie » concernant les harkis, pour laquelle il a demandé « pardon ».
Samedi, le chef de l’Etat déposera en milieu d’après-midi une gerbe sur les berges de la Seine, à la hauteur du pont de Bezons, en banlieue parisienne, emprunté il y a soixante ans par les manifestants algériens qui arrivaient du bidonville voisin de Nanterre à l’appel de la branche du FLN installée en France. M. Macron, premier président français né après la guerre d’Algérie, achevée en 1962, sera selon l’Elysée « le premier de la Ve République à se rendre sur un lieu de mémoire où se tiendra cettecommémoration ».
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