Les Français qui ont pris la Bastille sans demander l’autorisation des puissants, il y a 234 ans, mériteraient-ils de célébrer la Fête nationale cette année ? La question peut se poser, à l’heure où certains s’arrogent le droit de décider qui fait partie de la République et qui n’en est pas, dans une version dénaturée de cette grande œuvre du peuple de France. La gauche, héritière de Jean Jaurès qui n’a eu de cesse de se battre pour la construire et l’approfondir, est sur le point d’être excommuniée par le nouveau parti de l’ordre, rassemblant les élites « modérées » jusqu’aux droites extrêmes.
Profitant de l’exacerbation des tensions qui a suivi la mort de Nahel à Nanterre, certains poussent leur avantage en prétendant trier les « vrais » et les « faux » Français. De LR au RN, on traite les quartiers populaires comme une 5e colonne, tandis qu’est déniée, dans un langage qui n’a rien à envier au pire répertoire fasciste, l’appartenance à la nation de jeunes Français nés en France révoltés par les exactions de la police. En se servant de la figure de «l’émeutier» comme d’un repoussoir, les nouveaux Tartuffe cherchent à escamoter les clivages de classe pour fédérer le patron comme l’ouvrier des campagnes, le bourgeois des beaux quartiers et le travailleur précaire des cités, chacun étant mis en demeure de choisir son camp : qui n’est pas pour le « retour à l’ordre » est forcément complice du feu et du chaos.
On mesure la dérive idéologique de la droite quand on réécoute les paroles de Jacques Chirac après l’embrasement des cités de 2005 : « Je veux dire aux enfants des quartiers difficiles, quelles que soient leurs origines, qu’ils sont tous les filles et les fils de la République. » Ces mots d’un président qui n’avait pourtant rien de gauche – et qui ne les a nullement traduits en actes par la suite – lui vaudraient sûrement aujourd’hui un procès en trahison de la part de ses héritiers politiques. Emmanuel Macron s’honorerait pourtant à reprendre ces paroles à son compte, ce 14 Juillet, s’il ne veut pas d’une Fête nationale défigurée par les divisions et la haine qu’on attise jusque dans son camp.
SOURCE : Sébastien Crépel | L'Humanité (humanite.fr)
Quartiers populaires : les oubliés du bal du 14 Juillet
La France célébrera, ce vendredi, une fête nationale synonyme de chute de l’Ancien Régime et d’acte de naissance de la République. Mais la promesse républicaine demeure ce grand inachevé, comme en témoigne le soulèvement des quartiers populaires.
À l’approche des festivités, la devise Liberté, égalité, fraternité est loin d’être une réalité pour tout le monde. dmitry kostyukov/NYT-redux-rea
DMITRY KOSTYUKOV/NYT-REDUX-REA
Il plane sur ce 14 juillet 2023 une sale odeur de poudre et les mèches des feux d’artifice n’y sont pour rien. La France s’apprête à célébrer en grande pompe la République et la nation, tandis qu’une partie de sa population, coupable d’avoir laissé sa colère exploser après la mise à mort d’un adolescent, est accusée de toutes les sécessions.
Sur les Champs-Élysées, si près et en même temps si loin de Nanterre où un policier a tiré sur Nahel, ce sera, vendredi, le grand raout des régiments qui marchent au pas, de la République en bon ordre, des insignes et des flonflons. À la tribune officielle, Emmanuel Macron recevra en majesté le premier ministre indien, l’ultranationaliste hindou Narendra Modi, soucieux qu’il reparte à New Delhi avec, dans sa valise, 26 avions Rafale achetés au groupe Dassault. Étrange spectacle que celui de la déconnexion entre la célébration et l’objet célébré…
« Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est
au mieux un folklore national » A-t-on perdu le sens du 14 Juillet ? On y marque le coup de la prise de la Bastille, des « tyrans descendus au cercueil », de l’effervescence politique révolutionnaire et de la démocratie comme horizon pour tous. Vraiment pour tous ?
La promesse sonne désormais comme une trahison, dans les quartiers populaires. « Le 14 Juillet, dans nos banlieues, c’est au mieux un folklore national, soupire Philippe Rio, maire PCF de Grigny (Essonne). La promesse républicaine n’est plus tenue depuis bien longtemps, ça relève davantage de la fable du père Noël. Elle est censée s’incarner dans le triptyque liberté-égalité-fraternité, or les habitants sont, au contraire, très conscients des inégalités, de la discrimination, des injustices. La République, pour eux, c’est ça. »
C’est qu’il ne suffit pas de psalmodier « République » et « arc républicain » tous les quatre matins sur les plateaux télé de Paris pour que l’idée prenne corps. Encore faut-il lui donner une contenance. L’égalité est gravée en lettres d’or sur le fronton des mairies mais, en Seine-Saint-Denis, on vit en moyenne quatre ans de moins que dans le département voisin des Hauts-de-Seine, le plus riche de France.
La désertification des services publics ronge tout le pays, mais les banlieues pauvres sont particulièrement mal servies : il y a cinq fois plus de bureaux de poste à Neuilly-sur-Seine qu’à Saint-Denis, pour une population deux fois plus nombreuse. Dans les immeubles haussmanniens chics du « 92 », des concierges plus ou moins affables veillent à la tranquillité des bourgeois. Dans le « 93 », l’ascenseur en panne depuis plusieurs mois pourrit le quotidien d’une tour de douze étages. 45 % des moins de 25 ans sont au chômage, dans les quartiers dits « politique de la ville ».
Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque
Au pied des cités, la République revêt bien trop souvent l’uniforme et la matraque. Les témoignages sur les petites humiliations policières, le contrôle au faciès, les insultes sont nombreux.
L’idée que les « flics assassins » ne sont jamais condamnés est largement partagée , alors que la justice – pour Zyed et Bouna, pour Adama, pour Nahel – est au cœur de toutes les revendications. « Dans les faits, il y a une impunité judiciaire presque complète pour ces policiers, explique Yassine Bouzrou, avocat de la famille de Nahel, dans le Monde. La justice n’a jamais été aussi radicale dans l’exonération des policiers. »
Elle contraste avec les comparutions immédiates et les sanctions délivrées à rythme industriel pour les jeunes pris lors des pillages. « Le seul dialogue » qui s’instaure entre l’État et les habitants, c’est souvent la répression », résume Lauren Lolo.
La jeune femme, cofondatrice de l’association Cité des chances, milite pour que les banlieues s’intéressent à la politique. Une gageure : « Il y a une grosse méfiance, beaucoup de « tous pourris », mais aussi de la méconnaissance sur qui gère quoi… On leur a tellement répété que ce n’était pas leur affaire, voire pas leur pays quand ils sont racisés, que certains ont fini par y croire. »
La stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques
La devise républicaine a bon dos quand la stigmatisation se déverse par tous les canaux médiatiques. On y crée des « sous-Français », des « pas-comme-nous ». « Les émeutiers, vous allez me dire qu’ils sont français. Oui, mais comment Français ? » s’interroge la sénatrice LR Jacqueline Eustache-Brinio, quand son président de groupe Bruno Retailleau évoque sans sourciller « une régression » des immigrés « vers leurs origines ethniques ».
Valeurs actuelles déclare les banlieues en « sécession », Paris Match noircit ses pages de « casseurs pilleurs qui mettent la France à feu et à sang ». Le RN parle de « Français de papier », de « nationalité faciale », relance le débat sur la déchéance de nationalité pour les binationaux.
Lauren Lolo en mesure les conséquences sur le terrain : « Les banlieues sont tellement stigmatisées, qu’a fini par s’y développer l’idée qu’il faudra se débrouiller sans l’État, sans la République. D’où tous ces discours d’apologie de l’autoentreprise, très start-up nation, qui marchent bien dans les quartiers. »
La combine est connue : plus un service public se dégrade, plus le discours pro-intérêts privés gagne du terrain. Quitte à éroder un peu plus la confiance. « Aujourd’hui, le citoyen français, a fortiori dans les banlieues populaires, se méfie des politiques, de la police et de la justice, évalue Philippe Rio. Plus vous lui parlez de République, moins il vous croit. La maison République est à rénover de fond en comble, pour retrouver le sens de notre devise et du 14 Juillet. »
Certaines banlieues n’auront d’ailleurs même pas le droit au folklore. À Sartrouville (Yvelines), le maire LR Pierre Fond a décidé d’annuler le spectacle traditionnel de la fête nationale. « Je ne suis pas un amuseur public », se défend l’élu, qui préfère voir « les forces de l’ordre prêtes à se projeter sur des violences potentielles » plutôt qu’à sécuriser les festivités. Mêmes décisions dans d’autres villes franciliennes, comme Chelles, Dammarie-les-Lys, Bussy-Saint-Georges, Claye-Souilly, Vaires-sur-Marne ou encore Jouy-le-Moutier. Histoire de rajouter de l’exclusion à l’exclusion. Le gouvernement veille : en tout, 130 000 policiers et gendarmes seront déployés dans le pays.
SOURCE : Quartiers populaires : les oubliés du bal du 14 Juillet | L'Humanité (humanite.fr)
Mort de Nahel : « Cette fois, tout le monde a vu »
Angela Davis, Judith Butler, Ken Loach, Annie Ernaux, Adèle Haenel, Éric Cantona... Cette tribune a été écrite par la Legal Team antiraciste, constituée en réponse aux arrestations massives pendant et après les révoltes qui ont éclaté à la suite du meurtre de Nahel par un policier à Nanterre. Le collectif appelle à la participation à la marche unitaire contre les violences policières, le 15 juillet 2023.
Plusieurs milliers de personnes ont défilé le 29 juin à Nanterre lors d'une marche blanche en hommage à Nahel, 17 ans, tué mardi 27 juin par un policier. © Bertrand GUAY
Cette fois, tout le monde a vu
Une voiture jaune roule dans les rues de Nanterre. C’est un mardi du mois de juin. Il est près de huit heures du matin, trois adolescents sont à bord. Le véhicule de location emprunte la voie de bus. Deux policiers activent leur gyrophare et demandent au conducteur de stationner. Il s’appelle Nahel, il a 17 ans. Nahel poursuit sa route, grille un feu rouge. Les deux policiers le rattrapent et, pied à terre, arme au poing, lui somment de baisser la vitre. Il la baisse. L’un d’eux crie « Je vais te mettre une balle dans la tête ». Puis tire. Nahel meurt, une balle dans la poitrine.
Cette mort s’ajoute à tant d’autres sous les tirs de la police. Des morts qui se ressemblent : des hommes le plus souvent, non-blancs, issus des classes populaires.
Sauf que, cette fois, le pays tout entier a assisté à la mise à mort.
Chacun a vu le policier ouvrir le feu sur un adolescent qui ne présentait aucune menace physique. Le coupable d’un délit routier n’a pas écopé d’un an d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende, la peine maximale pour ce type d’infraction : il a été tué à bout portant par un ancien soldat engagé en Afghanistan et membre de la Brav-M. Ce matin-là, la mère de Nahel lui avait dit de faire attention à lui. Bientôt elle dira : « C’était ma vie, c’était mon meilleur ami, c’était mon fils, c’était tout pour moi. »
Nahel faisait du rugby. L’école, ça n’était pas ça ; il livrait des pizzas. Un gamin des quartiers, raconteront ceux qui l’ont connu.
Et puisque, cette fois, tout le monde a vu, puisque, cette fois, tout le monde a su que la déposition policière était une fabrication, la colère s’est étendue au pays. « Ce qui s’est passé à Nanterre cette semaine, c’était la fois de trop », confie un jeune homme à la presse, avant d’ajouter : « On est tous des Nahel aujourd’hui. » On appelle ça une émeute. On appelle ça une révolte. Qu’importe, au fond. « De quoi se compose l’émeute ? De rien et de tout. D’une électricité dégagée peu à peu, d’une flamme subitement jaillie, d’une force qui erre, d’un souffle qui passe. Ce souffle rencontre des têtes qui parlent, des cerveaux qui rêvent, des âmes qui souffrent, des passions qui brûlent, des misères qui hurlent, et les emporte. » C’est du vieil Hugo. Les Misérables. Alors des feux d’artifice visent les forces de police. Des poubelles brûlent. Des abribus brûlent. Des voitures brûlent. Des locaux de la police sont visés, des mairies, des écoles. Des magasins sont pillés. Le gouvernement déploie le RAID, la BRI et le GIGN ; l’extrême droite, elle, lance une cagnotte au profit du tueur de Nahel. La somme récoltée dépasse en quelques jours le million d’euros. Une prime au meurtre.
À ces « misères qui hurlent », la Justice ne répond pas par la justice mais par la répression. On compte à l’heure qu’il est plus de 3 600 interpellations. Déjà 380 peines de prison ferme. Les tribunaux ne traînent pas face aux citoyens sans éclat. Ils frappent nos jeunes têtes. Matent les « mal élevés ». Nos rues crient ce qu’elles n’ont jamais cessé de crier depuis les premières révoltes des quartiers, dès 1978 : « Nous ne sommes pas du gibier à flic ! » Nos rues crient ce que l’Institut Montaigne a, poliment, fait savoir en 2015 : « Mohammed a quatre fois moins de chances d'être recruté que Michel. » Nos rues crient ce qu’une enquête du Défenseur des droits a, courtoisement, démontré en 2017 : les jeunes hommes « perçus comme noirs ou arabes » ont « une probabilité 20 fois plus élevée que les autres d'être contrôlés » par la police. Nos rues crient ce que l’ONU vient, à bas bruit, de déclarer : il existe en France de « profonds problèmes de racisme et de discrimination parmi les forces de l’ordre ».
Il y a Nahel, bien sûr.
Il y a le policier, bien sûr.
Mais il y a surtout l’ordre du monde.
Un ordre dans lequel Nahel perd la vie pour un délit routier et le policier devient millionnaire pour un crime de sang. Un ordre qui expose ces vies minoritaires à des formes bien spécifiques de violences et de dangers. Cet ordre ne fera jamais qu’engendrer le désordre. La paix n’est possible que par l’égalité et la justice. Sans elles, de nouvelles émeutes éclateront, de nouvelles révoltes. En France comme ailleurs. En France comme aux États-Unis. Qu’elles prennent le nom de George Floyd ou de Nahel. Répondre par la prison ne répond qu’à un désir de vengeance : on n’a jamais pansé une plaie avec des barreaux. Le moment exige une grande délibération nationale. Une remise à plat politique. Des retours éminemment concrets. Un premier pas serait de revenir sur les peines de prison infligées aux révoltés par une Justice aussi brutale qu’expéditive. Le gouvernement a réclamé une réponse pénale « sévère », « rapide » et « systématique ». Il l’a obtenue ; nous la dénonçons. Nous réclamons, nous, l’abandon des charges qui pèsent sur eux.
Et nous faisons nôtres les revendications des collectifs de familles de victimes et des organisations militantes. Lesquelles demandent entre autres choses :
- la création d’un organe entièrement indépendant chargé d’enquêter sur les violences et crimes policiers
- la limitation drastique de l’usage des armes à feux par les forces de l’ordre et l’interdiction de toutes les autres pratiques létales, comme le plaquage ventral et la clé d’étranglement
- la reconnaissance du mobile racial et raciste de ces violences.
Quelques jours après la mise à mort de Nahel, un autre homme est tombé sous les balles de la police. Son nom, c’était Mohamed. Il allait être père pour la deuxième fois. Il a reçu une balle de LBD dans la poitrine, un soir de révolte, à Marseille, alors qu’il filmait une interpellation policière. De quelles images la police pensait-elle nous priver ?
Maintenant, tout le monde a vu.
Maintenant, tout le monde sait.
Il nous reste à agir. »
SOURCE : Tribune. Mort de Nahel : « Cette fois, tout le monde a vu » | L'Humanité (humanite.fr)
http://www.micheldandelot1.com/la-fete-nationale-defiguree-a214498143
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